Contenu du sommaire : Revenir à la terre ?
Revue | Tracés |
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Numéro | no 33, 2017/2 |
Titre du numéro | Revenir à la terre ? |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Revenir à la terre ? - Pierre Charbonnier, Romain j. Garcier, Camille Rivière p. 7-16
Traductions
- Qu'est-ce que la terre ? Assemblage d'une ressource et investissement mondial - Tania Murray Li p. 19-48 La ruée vers les terres que le monde connaît actuellement a redirigé l'attention sur la terre, ses usages et sa valeur. Mais la terre est un étrange objet. Alors qu'elle est souvent traitée comme une chose et parfois comme une marchandise, la terre n'est pas comme un tapis : on ne peut pas la rouler et l'emporter avec soi où l'on veut. Pour créer des usages productifs de la terre, il est nécessaire de produire des régimes d'exclusion qui distinguent les usages et les usagers légitimes de ceux qui ne le sont pas, et de mettre en place des segmentations par le truchement de dispositifs tels que des barrières, des titres de propriété, des lois, des zones d'utilisation, des règlements, des bornes et des dramaturgies. La terre ne devient pas une ressource en vertu d'une quelconque qualité intrinsèque ou naturelle, mais par l'assemblage d'éléments matériels, de relations, de technologies et de discours qui doivent être combinés et harmonisés. Et la transformer en objet d'investissement requiert encore davantage de travail. Cet article, tiré d'une conférence plénière donnée à l'Institute of British Geographers (Royal Geographical Society), utilise le concept d'assemblage pour analyser les pratiques qui constituent la terre en ressource. Il se concentre, en particulier, sur les « représentations statistiques » et certains autres outils graphiques qui rendent concevables les investissements à grande échelle dans la terre. Il analyse aussi les pratiques qui permettent l'enrôlement dans l'assemblage des différents acteurs (experts, investisseurs, villageois, gouvernements). Enfin, il évoque quelques-uns des risques qui émergent quand ces investissements colossaux « atterrissent » dans des endroits particuliers, puisqu'ils doivent effectivement « atterrir ».The so-called global land rush has drawn new attention to land, its uses and value. But land is a strange object. Although it is often treated as a thing and sometimes as a commodity, it is not like a mat: you cannot roll it up and take it away. To turn it to productive use requires regimes of exclusion that distinguish legitimate from illegitimate uses and users, and the inscribing of boundaries through devices such as fences, title deeds, laws, zones, regulations, landmarks and story-lines. Its very “resourceness” is not an intrinsic or natural quality. It is an assemblage of materialities, relations, technologies and discourses that have to be pulled together and made to align. To render it investible, more work is needed. This Transactions of the Institute of British Geographers Plenary Lecture uses an analytic of assemblage to examine the practices that make up land as a resource. It focuses especially on the “statistical picturing” devices and other graphic forms that make large-scale investments in land thinkable, and the practices through which relevant actors (experts, investors, villagers, governments) are enrolled. It also considers some of the risks that follow when these large-scale investments land in particular places, as land they must.
- Qu'est-ce que la terre ? Assemblage d'une ressource et investissement mondial - Tania Murray Li p. 19-48
Articles
- Des lois agronomiques à l'enquête agroécologique. Esquisse d'une épistémologie de la variation dans les agroécosystèmes - Aurélien Gabriel Cohen p. 51-72 Cet article propose une analyse des différences épistémologiques infrastructurelles entre l'agronomie conventionnelle et les agroécologies, plus particulièrement dans leurs modes d'administration des variations, c'est-à-dire des dynamiques écologiques, évolutives et comportementales du vivant. À travers une synthèse des conditions historiques de l'émergence en France des sciences agronomiques, ce travail tente d'isoler plus précisément les postulats et les protocoles qui ont abouti à l'institutionnalisation d'une forme particulière de science agronomique comme modèle dominant. Nous examinerons également comment cette structuration historique autour d'un paradigme nomologico-prescriptif constitue la condition de possibilité d'une alliance objective entre cette agronomie et l'industrie. En parallèle de ce modèle dominant, cet article fait l'hypothèse que la forme d'enquête écologique historique et située autour de laquelle se structurent les différentes approches agroécologiques, et en particulier la permaculture, semble mieux à même d'informer des pratiques agricoles renouvelées, répondant conjointement à l'érosion politique et scientifique du modèle agronomique dominant et à la crise écologique systémique dont il est en partie responsable.This paper examines the epistemological differences between the theoretical frameworks of conventional agronomy and agroecology. The analysis focuses more specifically on their methods for administrating living's variations, meaning ecological, evolutionary and behavioural dynamics. Through a synthesis of the historical conditions of the emergence in France, of agronomic sciences, we attempt to isolate more precisely the postulates and protocols which have led to the institutionalization of conventional agronomy as the dominant model. We also try to emphasize how this historical structuration of agronomic sciences in a nomological-prescriptive paradigm is a condition of possibility for an objective alliance between agronomy and industry. As an alternative to the dominant model, this paper hypothesizes that a specific form of ecological inquiry, historical and situated, which structures the various agroecologies, and particularly permaculture, could be a better way to inform renewed agricultural practices, answering both political and scientific erosion of the dominant agronomic model, and the systemic ecological crisis it is partly responsible for.
- Nouvelles alliances avec la terre. Une cohabitation diplomatique avec le vivant - Baptiste Morizot p. 73-96 Ce travail entend ébaucher une grammaire environnementale en termes de cohabitation diplomatique avec les vivants, sur une terre entendue comme lieu de vie des communautés biotiques : le sol que l'on habite et qui fonde notre subsistance. Cette grammaire est explorée ici comme un genre de récits locaux et circonstanciels, voués à configurer autrement les situations écologiques problématiques, et à libérer l'imagination pratique et théorique des acteurs, lorsqu'elle est enclose par les grands récits de la modernité concernant les relations entre humains et « nature ».This article intends to formulate an environmental grammar in terms of diplomatic cohabitation with living beings, on a land understood as home to biotic communities: as the ground we inhabit, and which constitutes the basis of our livelihood. This grammar is outlined as a narrative genre of local and circumstantial stories, destined to reconfigure challenging ecological situations and to free the practical and theoretical imagination of social actors, sometimes enclosed by Modernity's grand narratives about man and “nature”.
- Terres et eaux entre coutume, police et droit au xixe siècle. Solidarisme écologique ou solidarités matérielles ? - Alice Ingold p. 97-126 La notion de solidarité écologique a été avancée pour défendre un nouveau rapport entre humains et non-humains, reconsidérant la ligne de partage entre sujets et objets qui a constitué l'armature de l'ordre juridique propriétaire moderne. En formulant une solidarité écologique sous la forme idéale d'un solidarisme, ce débat est redevable d'un système qui place la représentation politique en tiers entre humains et non-humains. Cette enquête historienne propose d'observer des formes alternatives de solidarités écologiques, qui ne s'ancrent pas dans la volonté ni dans la représentation, mais qui s'enracinent dans des formes matérielles, inscrites dans les choses. C'est au travers du gouvernement des eaux après 1789 que s'observent ces solidarités matérielles à l'œuvre dans des d'institutions locales originales : les associations territoriales de propriétaires qui se sont maintenues au-delà de la rupture révolutionnaire. Des droits ont ainsi été reconnus comme attachés non aux personnes mais aux terres. Les commoners de ces institutions collectives n'étaient pas les hommes mais les terres elles-mêmes. Ces associations ont servi d'exemple phare dans la littérature sur les communs, à la suite d'Elinor Ostrom et ont été vues comme des exemples de réussite de gestion d'une ressource : Ostrom les a décrites comme des « alternatives empiriques » à la « tragédie de communs ». Loin du modèle propriétaire qui s'est imposé au xixe siècle, qui place la volonté au cœur du régime de territorialité moderne, cette enquête fait apparaître une image inverse du rapport de l'homme à la nature : à l'opposé d'un homme maître absolu sur ses terres, ces institutions rappellent la position de l'homme comme un obligé, inscrit à la fois dans une chaîne de générations et comme une sorte d'hôte d'un système écologique et social qui lui préexiste.« Ecological solidarity » has been promoted as a conceptual tool for rethinking ecological and social interdependence and for sketching new relations between humans and non-humans. In so doing, the promotors of the notion challenge the division between subjects and objects which structures the juridical architecture of our modern legal and property order. Ecological solidarity is a multidimensional phenomenon: it is based on the recognition of the interdependences between natural organisms and their physical environment, but it also tends to express a political sense of solidarity (solidarisme) that gives humans the responsibility to become representatives or spokespersons for non-humans. This paper sets out to demonstrate that other forms of ecological solidarity have historically existed, that were neither based on the will of individuals nor on political representation, but were rooted in material forms inscribed in things. Such material solidarities are best observed in the management of water in France after 1789: local institutions, namely associations of private owners that outlived the Revolution, granted rights to pieces of land rather than human subjects; the commoners of these water associations were not humans but pieces of land. Such institutions occupy a privileged place in Ostrom's literature, where they are presented as integral to any lasting management success for land and resources by local or regional communities: Ostrom described them as “empirical alternatives” to the “Tragedy of the Commons.” Distancing itself from the property system imposed during the nineteenth century, which put the subject's will at the heart of the relation between man and land, this historical inquiry shows a reverse image of the relation between man and nature. Contrary to man's traditional representation as master and possessor of nature, the inquiry shows that human actors inscribed themselves within a generational chain and can be viewed as heirs and guests of a previous ecological and social system.
- Du bien commun au commun : nouvelles pratiques de gouvernement des terres collectives et circulation des inégalités dans l'Himalaya indien - Mauve Létang p. 127-144 Suite à des luttes paysannes de grande envergure, l'État colonial britannique a rétrocédé la gestion de certaines terres collectives aux villageois-e-s de l'Uttarakhand (Himalaya indien) en 1931. Cet article analyse la reconfiguration de cette politique locale des communs dans le village de Sarmoli. Il montre comment un comité de gestion informel impulsé par des élites anciennement urbaines s'est organisé face à un essoufflement de la gestion officielle. Alors que les communs correspondaient en premier lieu à un système de ressources géré par une communauté d'utilisatrices et d'utilisateurs, ils deviennent une pratique collective d'auto-institution et d'autogouvernement. Pourtant, en ne prenant pas en compte l'ensemble des inégalités au sein de la société villageoise, les actions de ces actrices et acteurs sur le gouvernement des communs ont créé des distinctions sociales et des hiérarchies économiques à Sarmoli.In 1931, in order to defuse fierce peasants' struggles in Uttarakhand (Indian Himalayas), the British colonial state transferred the administration of some common lands from the State to local populations. This paper analyses recent changes in this local policy in the village of Sarmoli. It shows how individuals from the urban elite, recently arrived in the village, set up an informal management committee that sought to deal with the crisis faced by the official management structure. Whereas the commons used to be a system of resources managed by a community of users, they became a collective practice of self-institution and self-government. Yet, by not taking into account all of the inequalities within the village society, the administration of the commons by these new actors have created fresh social distinctions and economic hierarchies in Sarmoli.
- Retourner à la terre en Sardaigne, crises et installations en agriculture - Paula Dolci, Coline Perrin p. 145-167 Cet article propose une typologie des retours à la terre et à l'agriculture aujourd'hui en Sardaigne (Italie). Il repose sur l'hypothèse que la crise des métropoles d'Europe du Sud a accéléré le processus de revalorisation de l'espace rural et de l'activité agricole. À partir d'enquêtes par entretien et observation participante, il distingue différentes trajectoires de retour à la terre qui montrent comment la crise agit plutôt comme un élément déclencheur, un catalyseur de vocation au sein de profils de néo-agriculteurs très divers. Abordés à l'échelle individuelle, ces retours à la terre et à l'agriculture s'inscrivent ainsi dans différents rapports à la terre et à l'urbanité.This article offers a typology of the back-to-the-land migrations today in Sardinia (Italy). It is based on the assumption that the crisis in the cities of Southern Europe has accelerated the process of upgrading rural areas and agricultural activity. Building on a qualitative investigation, mixing interviews and participant observation, the article distinguishes different trajectories of return to land that show how the crisis acts rather as a trigger, as a catalyst of vocations within diverse profiles of new farmers. Addressed on an individual scale, these back-to-the-land migrations show thus different relationships to land and urbanity.
- Des lois agronomiques à l'enquête agroécologique. Esquisse d'une épistémologie de la variation dans les agroécosystèmes - Aurélien Gabriel Cohen p. 51-72
Note
- Libérer les hommes et la nature ! Fantômes et fantasmes de l'écomodernisme - Rémi Beau p. 171-188 Associé à l'idée d'un espace de sécurité défini par les limites planétaires, l'anthropocène porte la menace de l'impossibilité pour l'humanité de revenir à la Terre, tant la consommation humaine et la biocapacité de la planète deviennent incommensurables. Contestant vivement cette idée, un groupe de chercheurs, identifiés sous le nom d'« écomodernistes », invitent dans un manifeste à entendre différemment cet appel de la Terre et à poursuivre ce qui serait un processus de découplage entre les activités humaines et la nature, portant une double promesse de bien-être et de prospérité pour les humains et de libération pour la nature sauvage. Ce grand récit de la modernisation heureuse et écologique s'expose, toutefois, à plusieurs objections sérieuses.Associated with the idea of a safe operating space defined by the planetary boundaries, the anthropocene threatens to prevent humanity from returning to Earth, as human consumption and Earth's biocapacity become incommensurable. Against this idea, a group of researchers, named « ecomodernists », invites us to hear the call of the Earth in a different way and to accelerate the decoupling of humanity from nature, for the sake of human well-being, prosperity, and the freedom of wild nature. This ecomodernist narrative nevertheless raises serious issues.
- Libérer les hommes et la nature ! Fantômes et fantasmes de l'écomodernisme - Rémi Beau p. 171-188
Archive
- La justice agraire opposée a la loi et monopole agraire, ou plan d'amélioration du sort des hommes. - Thomas Paine p. 191-210 Dans ce bref opuscule paru en 1797, Thomas Paine expose à la fois une réflexion philosophique sur la propriété de la terre et ses conséquences, et un plan tout à fait concret pour compenser les inégalités qu'elle provoque dans les sociétés modernes. Dans le contexte de la Révolution française, l'auteur montre que le système de propriété tend à creuser l'écart entre les bénéficiaires de la rente foncière et la masse de la population exclue de ces droits et de ces richesses. L'exigence égalitaire qui anime ce républicain et les principes philosophiques issus de la théorie du droit naturel qu'il se donne imposent donc de corriger ces inégalités pour que la visée de civilisation ne soit pas entravée. Un système d'allocation monétaire, prélevée sur l'héritage des biens fonciers, est ainsi proposé pour contrecarrer les inégalités propres aux sociétés agraires modernes fondées sur la propriété exclusive.Agrarian Justice is a short book first published in 1797 by Thomas Paine. It exposes both a philosophical reflexion on land property and its political consequences, and a practical plan designed to counterbalance the inequalities caused by this system. In the context of the French Revolution, the author shows that private property of land tends to increase the gap between those who benefit from rent, and those who are excluded from it. Paine's inclusive and egalitarian conception of politics, and his philosophical principles grounded on natural law, lead him to consider as a necessity to fix those inequalities, so the process of civilisation is not hindered. He proposes a universal income law, made possible by a tax on inheritance, to compensate for economic inequalities inherent to modern societies based on private property.
- Droit à l'existence et appropriation. Introduction à La justice agraire de Thomas Paine - Yannick Bosc p. 211-223 En 1797 Paine publie La justice agraire, un texte dans lequel il définit les conditions de ce qu'il nomme un « état de civilisation », c'est-à-dire une république : il faut pour cela que le droit naturel à l'existence du plus faible soit garanti. Paine critique le processus d'appropriation de la terre qui a dépossédé une part de l'humanité de ce qui était originellement une propriété commune. Il propose de la dédommager en instituant une allocation universelle et inconditionnelle qui permettra d'éradiquer la pauvreté.In 1797 Paine published Agrarian Justice, a text in which he defined the conditions of what he called a “state of civilization”, that is, a republic: this requires that the natural right to the existence of the weakest is guaranteed. In this text, Paine criticizes the process of land appropriation that has dispossessed a part of human kind from what was originally a common property. As a compensation and a mean to eradicate poverty, he suggests establishing a universal and unconditional allocation.
- La justice agraire opposée a la loi et monopole agraire, ou plan d'amélioration du sort des hommes. - Thomas Paine p. 191-210
Dialogue
- Redécouvir la terre - Pierre Charbonnier, Bruno Latour, Baptiste Morizot p. 227-252 Redécouvrir la terre est une exploration spéculative des enjeux politiques et conceptuels liés au rôle que jouent le sol et le territoire, dans la redéfinition de nos cadres d'appréhension du présent. Ce texte confronte les points de vue de trois philosophes, Pierre Charbonnier, Bruno Latour et Baptiste Morizot. Le dialogue part d'une tension qui traverse l'actualité politique : il nous faut d'une certaine manière réinvestir la terre face à l'abandon que représente la modernisation industrielle et ses dégâts, mais il nous faut aussi résister à l'émergence d'un conservatisme localiste, focalisé sur l'assignation au sol comme source d'identité. À partir de ce constat, les auteurs proposent des pistes pour reconstruire une pensée et une sensibilité politiques adéquates à la conjonction actuelle entre l'explosion des inégalités et l'horizon du changement climatique.Rediscovering land is a speculative exploration of the political and conceptual issues related to the place of soil and land in the redefinition of how we consider the present. This paper confronts three points of view by philosophers Pierre Charbonnier, Bruno Latour and Baptiste Morizot. As a starting point, the dialogue acknowledges a tension that permeates the current political landscape: we share the conviction that land matters again in the face of industrial modernization and the damages it wrought but we also want to resist the conservative, identity-based injunctions of some “back to the land” movements. From this starting point, the three authors sketch the outline of a political thought and sensitivity attuned to the current conjunction of massive global inequalities and climate change.
- Redécouvir la terre - Pierre Charbonnier, Bruno Latour, Baptiste Morizot p. 227-252