Contenu du sommaire : Politiques de la faillite
Revue | Actes de la recherche en sciences sociales |
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Numéro | no 221-222, mars 2018 |
Titre du numéro | Politiques de la faillite |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Politiques de la faillite : La loi de survie des services publics - Pierre-André Juven, Benjamin Lemoine p. 4-19 Il est désormais devenu banal de déclarer des structures publiques « en situation de faillite ». Ce dossier décrit les effets politiques de l'extension aux structures et services publics d'un raisonnement et d'un mode de fonctionnement réservé jusqu'à présent à des organisations de droit privé : la survie par le rendement économique et la menace de faillite. Loin de ne constituer qu'une rhétorique, la loi de sélection financière s'incarne dans des dispositifs économiques et juridiques qui mettent en concurrence les services publics et en renforcent certains au détriment d'autres. Pivotant autour de l'ambiguïté sémantique et technique de la faillite, le gouvernement par la faillibilité installe au cœur de la gestion des services publics la crainte de leur extinction, afin d'inciter à la réforme, tout en ménageant, avec la fragilisation de leurs moyens, un espace pour la possibilité réelle de leur disparition. En enquêtant sur la matérialité, les structures et les jeux d'acteurs de ce régime de faillibilité, cet article révèle la transformation profonde du secteur public exposé à la question de sa profitabilité et de sa liquidation.It is now a commonplace to say that public infrastructures are “in a situation of bankruptcy.” This dossier describes the political consequences of extending to public infrastructures and services a type of reasoning and a mode of operation that was until now reserved for organizations of private law: survival through economic performance and the threat of bankruptcy. Far from being a mere rhetoric, the law of financial selection takes the form of legal and economic dispositions that introduce competition within public services and strengthen some of them while weakening others. Premised upon the semantic and technical ambiguity of bankruptcy, government through fallibility introduces within the management of public services the fear of their extinction in order to foster reforms, while the precariousness of their resources contributes to making their disappearance an actual possibility. By focusing on the materiality, structures and sets of actors that comprise this regime of fallibility, this article sheds light on the deep transformation of the public sector as it is exposed to the question of its profitability and its liquidation.
- « Mes enfants l'heure est grave : il va falloir faire des économies » : La faillibilité comme mode de gouvernement des universités - Jérémy Sinigaglia p. 20-37 L'article propose d'analyser les liens qui existent entre les récentes réformes de l'ESR en France, en particulier la loi dite LRU de 2007, et la situation financière des universités. L'hypothèse principale est que la faillibilité, entendue comme la perspective, la menace ou la crainte de la faillite, constitue un mode de gouvernement : par la mise en crise financière des universités, les autorités publiques se contentent de poser le cadre budgétaire de la réforme et délèguent aux acteurs concernés le choix des mesures concrètes à mettre en œuvre. Ainsi, la possible faillite des universités ne doit pas être analysée comme la conséquence malheureuse de l'application de nouvelles règles, elle doit être pensée comme un mode d'action publique à part entière. Cette « politique des caisses vides », construite méthodiquement par tout un enchaînement de réformes, n'a pas pour objectif de fermer les universités mais bien de forcer la conversion de ces établissements publics à un nouveau mode de gestion.This article analyzes the connections between the recent reforms of higher education in France, in particular the so-called LRU law of 2007, and the financial situation of universities. The main hypothesis is that fallibility understood as the perspective, threat or fear of bankruptcy, constitutes a mode of government: by precipitating the financial crisis of universities, public authorities limit their role to setting the budgetary framework of university reform and delegate to the actors concerned the choice of the concrete measures that should be implemented. Thus, the possible bankruptcy of universities should not be analyzed as the unfortunate consequence of the implementation of new rules, but rather as a full-fledged mode of public action. This “politics of empty coffers”, methodically built through a succession of reforms, does not aim at closing the universities but at forcefully converting these public institutions to a new form of management.
- Faillite d'État et fragilité juridique : L'Argentine face à l'ordre financier international - Quentin Deforge, Benjamin Lemoine p. 38-63 En étudiant les controverses relatives aux mécanismes légitimes de régulation des faillites souveraines, cette enquête montre la capacité de résilience des instruments et des acteurs assurant la continuité d'un ordre marchand dans les domaines juridiques et financiers à l'échelle globale. À deux reprises, en 2002 à travers une initiative du Fonds monétaire international, puis en 2015 à l'Assemblée générale des Nations unies, les alternatives à la régulation par les marchés de capitaux, visant à installer un mécanisme juridique supranational, ont été disqualifiées. En s'appuyant sur une enquête auprès des acteurs et des institutions constitutives de la gouvernance économique internationale, l'article donne à voir le travail de consolidation de l'ordre marchand, et ce à quoi tient cet ordre global. Contrairement à une vision spontanée, les États ne sont pas exclusivement des « victimes » des marchés globalisés de la dette et des fonds « vautours » qui refusent les renégociations de dette et entament des procédures pour se faire rembourser intégralement. Au nom de leur attractivité financière et de leur accès aux ressources des marchés de capitaux globalisés, les départements du Trésor de différents États émergents se soumettent aux formats contractuels des places financières étrangères et concèdent une version restreinte de leurs pouvoirs souverains.This article analyzes the controversies about the legitimate mechanisms for the regulation of sovereign bankruptcy and sheds light on the resilience of the instruments and the actors that ensure the continuity of the global economic order at the legal and financial levels. Twice – first in 2002 at the initiative of the International Monetary Fund, and then in 2015 at the UN General Assembly – the alternatives to regulation through the financial markets, which aimed at establishing a supranational legal mechanism, have been disqualified. Based upon the analysis of some of the actors and institutions that are constitutive of international economic governance, this article sheds light on the consolidation of the economic order and on its underpinnings. Contrarily to what one may spontaneously imagine, states are not exclusively “victims” of globalized debt markets and of the vulture funds that refuse the renegotiation of debts and trigger procedures that would allow them to claim full reimbursements. In the name of their financial attractiveness and of their access to globalized capital markets, the treasury departments of various emerging states comply with the contractual formats imposed by foreign financial markets and accept a restriction of their sovereign powers.
- Le procès européen fait au logement social : Le droit européen et la faillibilité du logement social en France, aux Pays-Bas et en Suède - Brice Daniel p. 64-79 Cet article étudie les effets de l'institutionnalisation du droit de la concurrence de l'Union européenne sur les politiques de logement social néerlandaises, suédoises et françaises. Cette comparaison permet de mesurer la réduction de la marge de manœuvre financières des bailleurs sociaux induite par la libéralisation progressive du secteur. En analysant les conséquences de cette libéralisation au sein de trois traditions de logement social, il donne à voir la manière dont la Commission européenne et certains acteurs nationaux ont œuvré concomitamment à une extension du champ d'application du droit de la concurrence de l'Union européenne aux politiques nationales de logement. Si cet article montre comment ce droit prive les bailleurs sociaux d'une partie de leurs recettes financières et par là les fragilise financièrement, il pointe cependant des singularités nationales et des possibilités pour certains États de résister partiellement à ces logiques d'affaiblissement.This article focuses on the effects of the institutionalization of EU competition law on the social housing policies of the Netherlands, Sweden and France. This comparison makes it possible to measure the reduction of the financial leeway of social housing agencies triggered by the gradual liberalization of this sector. By analyzing the consequences of this liberalization within three traditions of social housing, it sheds light on the way in which the European Commission and some national actors have jointly worked toward an extension of the field of application of EU competition law to national housing policies. While this article shows how EU law deprives social housing agencies of part of their financial income and thus fragilizes them, it also points at national specificities and at the possibilities for some states to oppose a partial resistance to these debilitating processes.
- Économicisation et démocratisation de la faillite : inventer une procédure de défaillance pour les hôpitaux britanniques - Liisa Kurunmäki, Andrea Mennicken, Peter Miller, Françoise Wirth p. 80-99 La notion d'économicisation a fait couler beaucoup d'encre. Pourtant, les sociologues ont prêté peu d'attention au moment de la faillite économique, aux moments qui la précèdent, et à l'infrastructure de calcul ainsi qu'aux processus afférents à travers lesquels tant le déroulement de la faillite que son résultat deviennent des objets manipulables. Cet article examine le passage de l'économicisation de l'économie de marché, qui s'est déroulée tout au long du XIXe siècle, à l'économicisation et à la marchandisation de la sphère sociale, qui est encore en cours. Il analyse la centralité d'une « démocratisation » de la faillite – la diffusion d'un modèle de faillite défini comme insolvabilité depuis l'entreprise vers la sphère publique – dans ce processus. Nous considérons un cas spécifique d'économicisation et de démocratisation de la faillite : les tentatives épétées, sur plus d'une décennie, de créer un régime de faillite pour les hôpitaux du National Health Service (NHS). Nous suggérons qu'il est possible d'en tirer des leçons qui vont bien au-delà du domaine de la santé, et que ces tentatives mettent en lumière des questions importantes qui concernent le rôle que peuvent jouer les modèles de « sortie » dans l'économicisation et la régulation des services publics et, plus largement, de la sphère sociale.Much has been made of economising. Yet social scientists have paid little attention to the moment of economic failure, the moments that precede it, and the calculative infrastructure and related processes through which both failing and failure are made operable. This paper examines the shift from the economising of the market economy, which took place across much of the nineteenth century, to the economising and marketising of the social sphere, which is still ongoing. It examines how central the “democratising” of failure – the diffusing of a corporate model of failure defined as insolvency to the public sphere – is to this ongoing process. We consider a specific case of the economising and democratising of failure, namely the repeated attempts over more than a decade to create a failure regime for NHS hospitals. We suggest that these repeated attempts to devise a failure regime for NHS hospitals have lessons that go beyond the domain of healthcare, and that they highlight important issues concerning the role that “exit” models may play in the economising and regulating of public services and the social sphere more broadly.
- La financiarisation des gouvernements locaux : Retour sur la gestion de la crise des emprunts « toxiques » par les collectivités locales, l'État et les banques privées - Edoardo Ferlazzo p. 100-119 La crise des emprunts « toxiques » des collectivités territoriales de 2008 a révélé l'existence de pratiques d'emprunt éminemment risquées, originairement développées par des acteurs issus de la finance de marché. L'analyse des dispositifs mis en œuvre pour résorber cette crise permet de questionner les déplacements normatifs que cette dernière a induits en matière de régulation des risques : quels risques une collectivité peut-elle légitimement encourir lorsqu'il s'agit de mettre en jeu des deniers publics par des contrats d'emprunt ? Loin de remettre en cause les sources structurelles de fragilisation des finances locales, la résolution de la crise aboutit, au contraire, à l'institutionnalisation de certaines d'entre elles, pérennisant le processus de financiarisation de la dette locale engagé avant crise.The crisis of the “toxic” debts of local government agencies in 2008 has revealed the existence of high risk borrowing practices initially developed by actors coming from the financial markets. This article analyzes the solutions implemented in order to resorb this crisis and the normative displacements that the crisis has introduced in terms of risk regulation: which level of risk a territorial entity can legitimately accept when what is at stake are public funds committed through credit contracts? Far from calling into question the structural causes behind the precarious financial positions of local government, the resolution of the crisis led on the contrary to the institutionalization of some of these causes and the entrenchment of the process of financialization of local debt already underway before the crisis.