Contenu du sommaire : Les dissonances du doux commerce
Revue | Astérion |
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Numéro | no 20, 2019 |
Titre du numéro | Les dissonances du doux commerce |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Dossier
- Après et avec Hirschman : topographie d'un lieu commun - Arnault Skornicki, Eva Debray
- Doux commerce et droit naturel : la fable de la lex mercatoria - Éric Marquer Pour justifier leur activité, les premiers mercantilistes anglais présentent le commerce comme une activité naturelle, qui favorise la paix entre les nations et contribue au progrès de la civilisation. Ils ont en particulier recours à la lex mercatoria, notion héritée du Moyen Âge. L'idée d'un commerce mutuel de l'humanité, mise en avant dans les écrits de marchands, mais également chez un auteur comme Grotius, contraste ainsi avec les théories de la souveraineté liée à un territoire national chez des penseurs politiques comme Francis Bacon, Thomas Hobbes et William Petty, ou à certains égards chez un juriste comme John Selden. Paradoxalement, alors que la constitution des empires coloniaux coïncide avec l'essor du grand négoce international, la liberté du commerce (free trade) est présentée par ses défenseurs comme une alternative à l'antagonisme entre les États et à la logique de domination induite par les théories modernes de l'imperium. Cette apparente contradiction entre la logique étatique et l'humanisme marchand – ou ce qui se présente comme tel – semble subsister dans les résurgences modernes de la lex mercatoria au XXe siècle. Pourtant, l'idée d'une source du droit indépendante de l'État et s'enracinant dans l'ancienneté des coutumes, l'uniformité des pratiques marchandes ou encore le jus gentium, relève en grande partie de la fable, et d'une construction idéologique visant à dissimuler la réalité des pratiques commerciales. De ce point de vue, la fable de la lex mercatoria joue très certainement un rôle important dans la constitution du topos du doux commerce et la promotion de la liberté des échanges par ceux qui en sont, directement ou indirectement, les principaux bénéficiaires.To justify their activity, the first English mercantilists present commerce as a natural activity, which promotes peace between nations and contributes to the progress of civilization. In particular, they use the lex mercatoria, a notion inherited from the Middle Ages. The idea of a mutual trade of humanity, put forward in the writings of merchants, but also in an author like Grotius, contrasts with the theories of sovereignty linked to a national territory by political thinkers like Francis Bacon, Thomas Hobbes and William Petty, or in some ways with a lawyer like John Selden. Paradoxically, while the constitution of colonial empires coincides with the rise of the great international trade, freedom of trade is presented by its defenders as an alternative to the antagonism between the states and the logic of domination induced by modern theories of imperium. This apparent contradiction between state logic and commercial humanism –or what appears to be such– seems to subsist in the modern resurgences of the lex mercatoria in the twentieth century. Yet, the idea of a source of the law independent of the state and rooted in the antiquity of customs, the uniformity of market practices or the jus gentium, is largely a fable, and an ideological construct aimed at concealing the reality of commercial practices. From this point of view, the fable of the lex mercatoria certainly plays an important role in the constitution of the commonplace of the doux commerce and the promotion of the freedom of trade by those who are, directly or indirectly, the main beneficiaries.
- Hirschman, Montesquieu et les philosophes écossais - Alexandra Hyard L'objet de l'article est de reconsidérer le découpage opéré par Albert O. Hirschman au sein des philosophes des Lumières écossaises en fonction de leur rapport au mécanisme du « doux commerce » décrit par Montesquieu. Pourquoi classer James Steuart et John Millar parmi les partisans « optimistes » des bienfaits politiques du commerce ? Et pourquoi classer Adam Smith et Adam Ferguson parmi les partisans « pessimistes » ?The purpose of this article is to reconsider Albert O. Hirschman's classification of the philosophers of the Scottish Enlightenment in response to Montesquieu's “doux commerce” mechanism. Why did he rank James Steuart and John Millar among the “optimistic” supporters of the political benefits of trade? And why did he rank Adam Smith and Adam Ferguson among the “pessimistic” supporters?
- Moins de biens pour plus de liens : Jean-Jacques Rousseau, décroissanciste avant l'heure ? - Pierre Crétois Si Rousseau a écrit bien avant les développements actuels de l'économie capitaliste, reste qu'il en pressent nombre de conséquences. Le rapprochement entre sa philosophie et l'approche décroissanciste éclaire tant son approche que la généalogie d'un mouvement. Rousseau, en promouvant la petite propriété autarcique, cherche à échapper à la logique marchande. La diminution du commerce semble avoir pour ambition première de libérer les rapports humains des contraintes de l'échange intéressé afin de promouvoir des relations non aliénées. Aussi nous nous efforçons de rapprocher Rousseau de la pensée décroissanciste contemporaine pour reprendre au compte du Genevois l'expression d'Émeline De Bouver : « moins de biens, plus de liens ». Le principe de la « simplicité volontaire contre le mythe de l'abondance » anime le mouvement décroissanciste. L'objectif des décroissancistes est de faire primer la gratuité, les relations non marchandes, sur la logique de la consommation et la marchandisation de tous les aspects de la vie et des rapports humains. Jean-Jacques Rousseau cherche d'une manière proche à réduire les échanges marchands et à favoriser une certaine forme d'autarcie économique non parce qu'il souhaite supprimer les échanges, mais parce qu'il veut maintenir intactes les relations de confiance, d'amitié et d'intimité qui sont autant de sphères que l'échange marchand risque toujours de pervertir dès qu'il s'y introduit.Rousseau's writings are far from the current developments of the capitalist economy, but they do foreshadow many of its consequences. The link between his philosophy and degrowth thinking illuminates both his approach and the genealogy of this economical tradition. Rousseau, by promoting a lifestyle of small and self-sufficient property owners, tries to avoid the logic of a commerce. His desire to tendentially suppress trade seems to have the primary aim of freeing human relationships from the constraints of selfish exchange so as to promote non-alienated relationships. We intend to show the link between Rousseau and contemporary degrowth theory by considering Émeline De Bouver's expression “fewer goods, more relationships” as Rousseauan. The principle of “voluntary simplicity against the myth of abundance” animates the degrowth movement. The aim of the degrowth thinkers is to promote gratuity, non-commercial relationships against the logic of consumption and the commodification of all aspects of life and human relationships. Jean-Jacques Rousseau similarly seeks to reduce commercial exchange and promote a certain form of economic autarky. He does so not because he wants to suppress these exchanges, but in order to maintain intact the relations of confidence, friendship and intimacy, which he argues will be perverted if they are invaded by a logic of commercial exchange.
- La deuxième vie du doux commerce. Métamorphoses et crise d'un lieu commun à l'aube de l'ère industrielle - Arnault Skornicki Cet article explore un point aveugle de la thèse d'Albert O. Hirschman dans Les passions et les intérêts : le topos du doux commerce aurait disparu des consciences au XIXe siècle en raison des conséquences sociales de la révolution industrielle. Pourtant, dans les débats qui animèrent les penseurs « industrialistes » sous la Restauration (1814-1830), l'association entre paix civile et développement économique prit de nouvelles formes topiques et argumentatives avec le passage conceptuel de la « nation commerçante » à la « société industrielle ». Ce passage n'est pas neutre : il reconfigura la topographie du doux commerce. D'une part, le thème de l'industrie pacifique superposa au modèle de l'échange marchand (délibératif et plutôt égalitaire) celui de l'atelier productif (coopératif et plus hiérarchique). D'autre part, il ouvrit la perspective non plus d'un simple adoucissement, mais d'une substitution radicale de l'intérêt aux passions et d'une élimination totale du conflit par la paisible exploitation de la nature. Toutefois, l'émergence de la question sociale sema la discorde au sein des industrialistes : sans rejeter entièrement le lieu commun, les saint-simoniens se séparèrent des libéraux en détachant le thème de l'industrie pacifique du dogme de la libre concurrence.This article deals with a blind spot in Hirschman's analysis in The Passions an the Interests: according to him, the topos of the doux commerce would have been erased from the collective consciousness during the 19th century, due to the social consequences of the industrial revolution. However, in the debates that animate the industrialist thinkers under the French Restoration (1814-1830), the association between civil peace and economic development takes on new topical and argumentative forms with the conceptual shift from the “trading nation” to the “industrial society”. This shift is not indifferent: it has reconfigured the topography of the doux commerce. On the one hand, the theme of peaceful industry superimposed the workshop model (regarded as cooperative, productive and hierarchical) on that of commercial exchange (regarded as more egalitarian). On the other hand, it opened the prospect not only of a simple softening, but of a radical substitution of interest for passions and of a total elimination of conflict thanks to the peaceful exploitation of nature. However, the emergence of the social question sowed discord among industrialists: without rejecting the commonplace entirely, the Saint-Simonians separated from the liberals by detaching the theme of peaceful industry from the dogma of free competition.
- Hayek, penseur du « doux commerce » : la société moderne est-elle principalement soudée par des « réseaux d'argent » ? - Eva Debray On insiste le plus souvent, que ce soit pour critiquer ou féliciter l'entreprise de l'économiste Friedrich August von Hayek, sur sa reprise de l'expression de « main invisible » d'Adam Smith. Hayek voit dans cette métaphore une manière particulièrement heureuse de traiter de ces ordres spontanés, de ces ordres produits de manière non intentionnelle, dont lui-même cherche à rendre compte, et, plus précisément, l'ordre de marché. Cependant, plusieurs questions restent alors ouvertes lorsque l'on emprunte uniquement cette voie : de quoi Hayek cherche-t-il à rendre compte précisément lorsqu'il traite de ces ordres spontanés, c'est-à-dire que signifie le terme d'ordre ici ? Pourquoi se penche-t-il principalement sur l'ordre économique ? Pour répondre à ces questions, il est utile de mettre au jour une autre réappropriation conceptuelle à laquelle procède Hayek : celle qui prend pour objet le thème du doux commerce. Son analyse nous place au cœur de son projet de défense du libéralisme. Une étude adéquate de ce réinvestissement suppose cependant de mettre au jour le déplacement conceptuel qu'Hayek fait subir à ce thème. Il s'agit en effet pour ce dernier de défendre l'idée que les « “réseaux d'argent” […] soudent la Grande Société », c'est-à-dire sont au principe de l'ordre pacifique de la société moderne.Much attention has hitherto been paid to Hayek's reference to Adam Smith's “invisible hand”. In his view, this metaphor helped shed light on spontaneous social orders, that is orders that are unintentionally produced and which Hayek aims to account for, more precisely market order. However, an exclusive focus on this reference leaves questions unanswered: first, what does Hayek aim to account for, when examining these spontaneous social orders? In other words, what does he mean by “order” in this context? Second, why does his investigation mainly focus on economic order? In order to address these questions, it is useful to bring to light another one of Hayek's conceptual appropriations, namely that of “doux commerce”. An analysis of this conceptual borrowing by Hayek takes us deep into his defence and justification of liberalism. Nevertheless, to adequately grasp the significance of this appropriation, it is necessary to highlight the conceptual shifts Hayek applies to this theme, when he argues that “cash-nexus […] holds the Great Society together”, that is, constitutes the ultimate basis of peaceful order in modern society.
- La dure réalité du doux commerce : domination, concurrence et échange inégal en Europe - Frédéric Lebaron L'article montre que la thématique du doux commerce a accompagné depuis les origines la construction européenne, et qu'elle a par là même contribué à masquer la dimension politique du processus d'unification et de convergence, au profit de la prédominance d'une vision pacifiée et irénique de l'économie marchande et du commerce international. Dans le contexte actuel de crise de la zone euro, la dimension conflictuelle des processus concurrentiels, leur lien avec les dynamiques de tensions internationales entre États, sont fortement réévalués.The article shows that the theme of the doux commerce went along with the construction of Europe since its inception, and that it has thus contributed to masking the political dimension of the unification and convergence process, in support of the predominance of a pacified and irenic vision of the commercial economy and international trade. In the current context of the Eurozone crisis, the conflictual dimension of competitive processes, their link with the dynamics of international tensions between States, are strongly reassessed.
Varia
- Les origines d'un projet critique et la question du néolibéralisme : Foucault, une philosophie aux frontières - Carolina Verlengia Le cours de 1979 au Collège de France révèle-t-il un Michel Foucault « grand adversaire » du néolibéralisme ou un philosophe séduit par ce courant de pensée ? Cette question illustre l'effort de classification dont cet auteur a toujours été la cible. Le présent article propose, néanmoins, d'envisager son travail à partir d'une tout autre perspective : plutôt que de s'insérer dans des cases fixes, c'est aux frontières – entre différentes disciplines, courants ou stratégies – qu'une telle pensée se place. En interrogeant, tout d'abord, une partie du débat actuel sur la lecture foucaldienne du néolibéralisme, nous nous intéresserons, ensuite, aux différents contextes dans lesquels le philosophe insère sa réflexion sur ce thème. Ce faisant, nous serons plus en mesure de comprendre la manière dont il construit son travail, à cette époque, sur les bases d'un véritable projet critique, ce qui nous permet de mieux saisir, in fine, les particularités de l'horizon théorique à l'intérieur duquel Foucault développe ses analyses sur le néolibéralisme.Does the 1979 lecture at the Collège de France reveal Michel Foucault as a “great opponent” of neoliberalism or as a philosopher attracted to this type of thought? This question illustrates the classification effort this author has always been the target of. This article proposes, however, to consider his work from a completely different point of view: rather than trying to insert it into fixed frames, it is on the borders –of different disciplines, currents or strategies– that such a thought takes place. By questioning, at first, a part of the current debate on the Foucauldian reading of neoliberalism, we will then focus on the different contexts in which the philosopher inserts his reflection on this theme. This will enable us to understand better the way his reflection was, at that time, built on the basis of a real critical project, and therefore to apprehend, in fine, the particularities of the theoretical horizon that frames Foucault's analyses of neoliberalism.
- Les origines d'un projet critique et la question du néolibéralisme : Foucault, une philosophie aux frontières - Carolina Verlengia