Contenu du sommaire
Revue | Critique internationale |
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Numéro | no 88, juillet-septembre 2020 |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Éditorial - p. 5-6
Varia
- Cette paix qui divise : une analyse de la médiation au Mali par ses effets - Denia Chebli p. 9-30 Pourquoi le processus de médiation au Mali s'est-il accompagné d'une fragmentation des mouvements armés, en principe engagés sur la voie de la réconciliation ? À rebours des théories économiques sur les guerres civiles, je propose de renverser la proposition centrale qui veut que la médiation soit instrumentalisée par les acteurs : ce ne sont pas les belligérants qui font échouer les négociations par leur rationalité égoïste, ce sont les dispositifs mis en place par la médiation qui, de façon endogène, créent les conditions de la perpétuation du conflit armé. La conviction des médiateurs selon laquelle les ressources économiques permettent de réussir la paix aboutit à la mise en place d'un dispositif qui instaure un système de récompenses pour ceux qui ont fait ou font encore usage de la violence. La médiation constitue alors un site de conversion du capital militaire en capital politique ou économique. Ces gratifications individuelles incitent les groupes armés à ne plus agir collectivement, et créent un système d'appel d'offres où la violence devient un moyen d'accéder à l'État et aux prébendes de l'international. En définitive, ces dispositifs renforcent, voire institutionnalisent les rapports de domination, contribuant ainsi à aggraver la crise à l'origine du conflit.Why was the mediation process in Mali accompanied by the fragmentation of armed movements, which had in principle embarked on the path of reconciliation? In this article, I turn the central proposition of economic theories of civil war – that mediation is exploited by its actors – on its head. It is not the egoistic rationality of belligerents that causes negotiations to collapse. Rather, the measures established by mediation endogenously create the conditions for the perpetuation of armed conflict. The mediators' belief that economic resources are crucial to bringing about peace resulted in the establishment of a mechanism that imposed a system for remunerating those who had engaged in violence, past or present. Mediation thus constitutes a site for converting military capital into political and/or economic capital. This individual compensation encouraged armed groups to no longer act collectively and created a system that invited actors to use violence as a way of accessing the state and international sector remuneration. These mechanisms ultimately reinforced and even institutionalized relations of domination, thereby contributing to worsening the crisis at the origin of the conflict.
- La fabrique du secteur de l'environnement en Équateur : l'international par le bas et le quotidien des bonnes pratiques - Louise Rebeyrolle p. 31-49 Cette enquête ethnographique porte sur la co-construction des politiques environnementales équatoriennes par les agents de l'État et les employé·es de la coopération internationale. Afin de comprendre la formation de ce secteur récent et internationalisé et les implications qu'elle induit en termes d'action publique, j'analyse les trajectoires et les pratiques quotidiennes de ses professionnel.les. Dans un premier temps, je décris leurs formations et leurs parcours, tant à Quito qu'au niveau provincial, et mets en évidence une socialisation professionnelle commune et des carrières croisées, que l'employeur soit une institution équatorienne ou un organisme international. Dans un second temps, je retrace le processus d'invisibilisation de l'international qui caractérise ce secteur, et ses conséquences sur les pratiques des acteurs, marquées par une internalisation de l'international, révélant ainsi la généralisation du fonctionnement par projet et de pratiques participatives normatives pourtant présentées comme neutres.This ethnographic survey concerns the co-construction of Ecuadorian environmental policy by agents of the state and international cooperation employees. In order to understand the emergence of this recent and internationalized sector as well as its implications for public action, I examine the trajectories and everyday practices of its professionals. First, I describe their education and career paths, in Quito and the provinces, underscoring the existence of shared professional socialization and overlapping careers, whether their employers are Ecuadorian institutions or an international body. Then, this shared professional socialization allows me to highlight the process, characteristic of this sector, by which its international dimension is rendered invisible as well as the consequences that this has for the actors' practices. Indeed, as the latter internalize the international dimension of their activity, they increasingly come to adopt a project-based mode of operation as well as a set of normative (if putatively neutral) participative practices.
- Esquiver les critiques : les institutions financières internationales face aux politiques de lutte contre la pauvreté au Brésil et au Mexique - Carla Tomazini p. 51-70 De quelle façon et dans quelle mesure les institutions financières internationales (IFI) sont-elles le moteur des politiques publiques ? Plus précisément, quel est le rôle de la Banque interaméricaine de développement et de la Banque mondiale dans la formulation des programmes de lutte contre la pauvreté au Brésil et au Mexique, connus sous le nom de Conditional Cash Transfert Programs (CCTP) ? L'objectif est ici d'analyser le « rôle cognitif » de ces organisations, mais aussi de nuancer deux thèses courantes : celle de l'imposition des agendas par les IFI et celle de la délimitation marquée entre acteurs nationaux et internationaux. Cette étude révèle, d'une part, que les institutions financières internationales ont intégré une coalition d'acteurs nationaux et internationaux qui défendent la cause du capital humain, d'autre part, qu'en vue d'esquiver les critiques, d'anticiper les controverses susceptibles de naître dans l'opinion publique et d'assurer l'adoption des réformes et leur pérennité cette coalition pro-capital humain a adopté plusieurs stratégies visant à afficher l'autonomie irréductible des acteurs nationaux vis-à-vis des acteurs internationaux. Elle met par ailleurs en évidence la compétition que se sont livrée les institutions financières internationales pour la prééminence et le crédit intellectuel des CCTP.How and to what extent do international financial institutions (IFI) drive public policy? More specifically, what role do the Inter-American Development Bank and World Bank play in formulating the anti-poverty programs known as Conditional Cash Transfer Programs (CCTP) in Brazil and Mexico? The present article seeks to examine the “cognitive role” played by these organizations as well as to qualify two widespread theories according to which agendas are imposed by IFI and there are clear-cut lines of demarcation separating national and international actors. This study reveals that international financial institutions have joined a coalition of national and international actors defending the cause of human capital. Further, it shows that, in order to dodge criticism, anticipate the controversies that might arise in public opinion and ensure that reforms, once adopted, remain in place, this pro-human capital coalition has embraced several strategies seeking to underscore the irreducible autonomy of national actors vis-à-vis their international counterparts. It moreover underscores the competition among international financial institutions for preeminence and to receive intellectual credit for CCTP.
- Mémoire reconnue et mémoires méconnues du conflit armé colombien : le cas du massacre de Trujillo - Julie Lavielle p. 71-90 Si la construction de récits publics sur les passés violents est amplement étudiée, la manière dont ces récits interfèrent avec les représentations des groupes auxquels ils s'adressent et dont ils parlent reste peu explorée. Les rapports entre les mémoires locales du massacre du village colombien de Trujillo et une mémoire historique élaborée par une association de victimes qui a acquis une reconnaissance nationale et internationale sont étudiés ici dans une perspective de sociologie de la mémoire. L'enquête empirique révèle qu'il existe un décalage entre cette mémoire historique et les mémoires locales. La faible légitimité de l'association dans le village et l'étiolement des relations entre ses membres ouvrent en effet la voie à une pluralité de façons de se remémorer le massacre. Dès lors apparaissent les limites du récit commun centré sur la souffrance des victimes que l'État colombien essaie de construire depuis les années 2000 : si la douleur des victimes et la construction de la paix semblent être des impératifs à l'échelle nationale, la violence est localement perçue comme fatale et demeure parfois justifiée par les habitants.While the construction of public accounts of violent pasts has been extensively studied, little attention has been given to the manner in which these accounts interfere with the representations of the groups for which they are intended and about which they speak. The present article draws upon the sociology of memory to study the relations between local memories of the massacre of the Colombian village of Trujillo and the historical memory of the same events developed by a nationally and internationally recognized victims' association. Empirical study reveals that a discrepancy exists between this historical memory and the local memories. For the limited legitimacy enjoyed by the association in the village and the deterioration of relations between its members has opened the way to multiple ways of recollecting the massacre. In so doing, it reveals the limits of the Colombian state's efforts since the 2000s to construct a shared narrative based on the suffering of victims: while recognizing their pain and constructing peace appear to be imperatives at the national level, the violence is seen as inevitable at the local level and is still sometimes justified by the inhabitants.
- L'union fait-elle la force face à l'autoritarisme tunisien ? Dynamiques d'alliances transidéologiques en France dans les années 2000 - Mathilde Zederman p. 91-110 Si l'« exceptionnalisme » supposé du cas tunisien, fer de lance de la transition démocratique dans le monde arabe grâce au « dialogue » et aux politiques de « réconciliation », a été déconstruit à juste titre, force est de constater l'existence d'une longue histoire d'alliances entre acteurs politiques antagonistes, dont une partie significative s'est déployée au-delà des frontières nationales. J'interroge ici les conditions de possibilité des alliances anti-régime Ben Ali en France, et les conditions de dépassement des polarisations idéologiques entre les principales forces de l'opposition tunisienne depuis l'indépendance : les militants islamistes et ceux des gauches. En analysant les modalités concrètes et ce que la « distance » fait à ce type d'alliances improbables, je montre en quoi elles sont révélatrices des caractéristiques de l'espace des mobilisations et des rapports de force qui s'y jouent. L'union ne fait pas nécessairement la force face à l'autoritarisme, mais elle révèle les rapports de force dans l'architecture de ces luttes en France.While the supposed “exceptionalism” of the Tunisian case – seen as the spearhead of the democratic transition in the Arab world thanks to “dialogue” and politics of “reconciliation” – has been quite rightly deconstructed, one must also acknowledge the existence of a long history of alliances between antagonistic actors, a significant portion of which unfolded outside the nation's borders. In this article I explore the conditions of possibility of anti-Ben Ali regime alliances in France and the conditions under which it was possible to move beyond the ideological polarizations that have since independence separated the main Tunisian opposition forces, whether Islamist or left-wing. My examination of the concrete ways in which “distance” affected this type of improbable alliance reveals characteristics of the space of mobilization and the power relations at play there. Faced with authoritarianism, there is not necessarily strength in unity but it unveils the power relations at play in the architecture of these struggles in France.
- Entre contraintes et subjectivation politique : le militantisme féminin au Parti de la justice et du développement en Turquie - Prunelle Aymé p. 111-130 Les possibilités de subjectivation politique dans l'engagement partisan sont ici questionnées à partir d'entretiens et d'observations auprès de militantes de la branche féminine de l'AKP en Turquie. À rebours d'un raisonnement dichotomique en termes d'oppression et d'émancipation, il s'agit d'étudier les incidences de l'engagement sur les trajectoires des militantes, notamment à travers leur réappropriation des normes de genre. La notion de subjectivation politique s'applique ici dans trois domaines : la transformation des rapports quotidiens à l'espace et au temps ; la négociation des rôles familiaux et les rappels à l'ordre qui l'accompagnent ; l'accès à des rétributions symboliques, matérielles et professionnelles. L'étude des dispositifs encadrant le militantisme confirme que la subjectivation a lieu sous contrôle institutionnel, qu'elle est limitée par des cadres moraux et conditionnée à la loyauté au parti. Le processus varie toutefois en fonction de la position sociale des enquêtées, révélant l'hétérogénéité interne à l'AKP et les décalages entre l'élite et les militantes de la base du parti concernant leurs discours, leurs pratiques et leurs carrières.This article draws upon interviews and observation among activists from the women's branch of the AKP in Turkey to examine the possibilities for political subjectivation in partisan engagement. Contrary to a binary approach that would present matters in terms of oppression and emancipation, I study the effect of engagement on activist trajectories, including in their re-appropriation of gender norms. The notion of political subjectivation applies in three areas here: the transformation of everyday relationships to space and time; the negotiation of family roles and the attendant calls to order; and access to forms of symbolic, material and professional rewards. Studying the organisational framework of partisan activism confirms that subjectification takes place under institutional oversight, is limited by moral frameworks and is conditioned by party loyalty. Finally adopting an intersectional perspective reveals that the process varies depending on the social position of the survey subjects, revealing the internal heterogeneity of the AKP and the gap separating the party's elite from its grassroots activists in point of their discourse, practice and careers.
- Sociabilités et ruptures biographiques : retour sur la conversion islamiste de Sayyid Qutb - Giedré Šabasevičiūtė p. 131-150 L'analyse renouvelée de la conversion islamiste de Sayyid Qutb (1906-1966) souligne l'intérêt de la notion de sociabilités dans l'étude des ruptures biographiques. Le cadre analytique adopté ici, celui de la sociologie des intellectuels, et l'approche centrée sur les conversions et les sociabilités permettent de tracer les reformulations de l'habitus. La démonstration est soutenue par une critique des travaux existants sur Qutb, partant sur l'islamisme, qui privilégient l'analyse de l'idéologie pour expliquer ses ruptures biographiques. Pour contourner ce biais, qui tient à la difficulté d'accéder aux sources autres que sa production intellectuelle, je suggère de saisir cet intellectuel égyptien à travers sa mondanité, accessible par le « bruit textuel » entourant ses pratiques de socialisation. La démonstration de la nature incrémentale de sa conversion et du caractère syncrétique de son projet islamiste nuance le rôle de l'idéologie dans les mobilisations islamistes et met en relief les socialisations plurielles de leurs militants.Renewed study of the Islamist conversion of Sayyid Qutb (1906-1966) underscores the interest of the notion of sociability for the study of biographical discontinuities. Adopting the analytical framework of sociology of intellectuals, this article traces the various ways in which the modes of intellectual sociability form habitus. It departs from the criticism of existing studies on Qutb, which tend to explain his biographical breaks as an ideological conversion from variously defined secularisms to Islamism. Arguing that such a bias is due to the difficulty of accessing sources other than Qutb's intellectual production, I suggest to understand this Egyptian intellectual in terms of his worldliness, accessible to us via the “textual noise” produced as result of his practices of socialization. Such an approach highlights the incremental nature of Qutb's conversion and the syncretism of his Islamist project and underscores the importance of multiple experiences of socialization in Islamist mobilization at the expense of ideological factors.
- Cette paix qui divise : une analyse de la médiation au Mali par ses effets - Denia Chebli p. 9-30
Coulisses
- Bureaugraphier le HCR : approche empirique et englobante d'une organisation internationale - Giulia Scalettaris p. 153-172 Je présente ici la démarche théorique et méthodologique qui m'a permis de développer une approche à la fois empirique et englobante de l'Agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR). En m'appuyant sur une ethnographie embarquée et des outils d'analyse issus de l'anthropologie politique j'ai étudié le fonctionnement interne de l'organisation et les relations dans lesquelles sont pris ses agents et ses bureaux, ce qui m'a permis de saisir aussi la portée de l'action planétaire de l'organisation des années 2000. En plus de souligner le renouveau théorique que connaît l'anthropologie lorsqu'elle déploie ses méthodes pour étudier des institutions bureaucratiques, le terme de « bureaugraphie » fait ressortir l'importance que l'infrastructure matérielle de l'organisation a eu au niveau de la construction de l'objet HCR et dans l'analyse de mes données. Après une introduction sur le renouveau des études consacrées aux organisations internationales, j'explique comment j'ai pu « désinstituer » le HCR et envisager son dispositif bureaucratique éclaté comme un terrain. Ensuite, je montre la manière dont j'ai délimité le périmètre de mon enquête et décris les procédés qui m'ont permis de passer d'une observation localisée à une réflexion englobante. Enfin, je relate le parcours de distanciation épistémologique qu'il m'a fallu entreprendre pour identifier, dans la production de savoirs experts, une forme d'autorité majeure de l'organisation.In this article, I present the theoretical and methodological steps by means of which I developed an encompassing and empirical approach to the United Nations High Commissioner for Refugees (UNHCR). By drawing upon an embedded ethnography and the analytical tools of political anthropology, I studied the organization's internal operation and the relations enmeshing its agents and offices, an approach that also allowed me to grasp the organization's global action in the 2000s. In addition to underscoring how using the methods of anthropology to study bureaucratic institutions contributes to the theoretical revival of the discipline, the term “bureaugraphy” highlights the role played by the organization's material infrastructure in constructing the UNHCR as an object and in analyzing my data. Following an introduction regarding the renewal of studies devoted to international organizations, I explain how I was able to “uninstitute” the UNHCR and conceive of its splintered bureaucratic system as a field. I then show the manner in which I circumscribed the perimeter of my study and describe the processes by which I moved from localized observation to an encompassing analysis. Finally, I recount the process of epistemological distanciation necessary to identify the production of expert knowledge as one of the organization's major forms of authority.
- Bureaugraphier le HCR : approche empirique et englobante d'une organisation internationale - Giulia Scalettaris p. 153-172
Lectures
- Ibram X. Kendi. Stamped from the Beginning: The Definitive History of Racist Ideas in America : New York, Nation Books, 2016, VIII-582 pages. - Nicolas Martin-Breteau p. 175-184
- Ioana Cîrstocea. La fin de la femme rouge ? Fabriques transnationales du genre après la chute du Mur : Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019, 306 pages. - Virginie Dutoya p. 185-188
- Valérie Robin Azevedo. Sur les sentiers de la violence. Politiques de la mémoire et conflit armé au Pérou : Paris, Éditions de l'IHEAL, 2019, 268 pages. - Jacobo Grajales p. 189-192
- Artemy M. Kalinovsky. Laboratory of Socialist Development: Cold War Politics and Decolonization in Soviet Tajikistan : Ithaca, Cornell University Press, 2018, XIII-316 pages. - Lucia Direnberger p. 193-196