Contenu du sommaire : États d'émergence en Afrique
Revue | Critique internationale |
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Numéro | no 89, octobre-décembre 2020 |
Titre du numéro | États d'émergence en Afrique |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Éditorial - p. 5-6
Thema
- États d'émergence. Le gouvernement de la croissance et du développement en Afrique - Didier Péclard, Antoine Kernen, Guive Khan-Mohammad p. 9-27
- Gouverner les frontières du développement : le retour de la question foncière et la « gestion » des investissements au Sénégal - Maura Benegiamo p. 29-51 La fin du Consensus de Washington a coïncidé avec le démarrage d'une nouvelle phase de développement impulsée par l'idée de l'émergence africaine. Au Sénégal, cela s'est traduit par la relance des politiques de développement agricole, marquée par une augmentation des investissements fonciers à grande échelle. Cette étude se fonde sur l'analyse de la gestion d'un investissement agro-industriel dans la région du delta du fleuve Sénégal qui a entraîné le transfert de 20 000 hectares de terres pastorales et du conflit qui s'est ensuivi avec les populations locales. Elle accorde une attention particulière aux procédures de gouvernance foncière qui sous-tendent l'investissement, aux formes de régulation formelles et informelles, publiques et privées qui accompagnent sa mise en place, ainsi qu'à la gestion des relations avec les populations affectées par le projet. Elle met en évidence l'articulation stratégique entre action étatique et gouvernance néolibérale dans la réorganisation des relations entre territoires, droits et habitants, qui poursuit l'avancement de la colonisation agricole du delta. Ces dynamiques reflètent la transformation néolibérale de l'« État du développement » et minent la possibilité de participation des populations locales dans les processus de développement portant sur leurs territoires.The end of the Washington Consensus coincided with the start of a new development phase driven by the African rising narrative. In Senegal, this resulted in a relaunch of the agrarian development policies, marked by a rise in large-scale land deals. This paper examines the governance of an agro-industrial investment in the Senegal River Delta region foreseeing the cession of 20 000 hectares of grazing land, and the ensuing conflict with the local population. It focuses on land governance procedures that underpin the investment and on the formal and informal, public and private forms of regulation that accompany its establishment and the management of the relations with the populations affected by the project. It highlights the strategic articulation between state action and neo-liberal governance in the reorganisation of the relations between territories, rights and inhabitants, continuing the process of agricultural colonisation of the delta. These dynamics, it is argued, reflect the neo-liberal transformation of the'development state' while undermining the possibility for local populations of participating in development processes concerning their territories.
- Industrie et développement au Cameroun : les dynamiques d'un État dans l'« émergence » - Guive Khan-Mohammad, Gérard Amougou p. 53-74 L'industrialisation occupe une place centrale dans la nouvelle ingénierie de l'émergence au Cameroun. Le retour des pouvoirs publics dans la planification des politiques de développement est examiné ici à travers les projets de construction des infrastructures matérielles, de réformes institutionnelles et de financement du développement des entreprises. Il apparaît nettement que l'écart entre les objectifs déclarés, soit l'image présentée de lui-même par un régime soucieux de se construire une nouvelle légitimité, et les résultats atteints, soit les pratiques de l'État, informent sur les dynamiques du pouvoir dans le projet politique, économique et social de l'« émergence ». Notre terrain de recherche montre que cette configuration contribue à la réactualisation des logiques autour desquelles s'est historiquement structuré le pouvoir au Cameroun. Toutefois, même si les dynamiques de l'État convergent vers une préservation du statu quo, le projet de l'« émergence » s'accompagne de transformations importantes qui attestent la plasticité d'un régime capable de réinventer les formes de ce statu quo en permanence dans le but de garantir sa stabilité.Industrialization occupies a central place in the new engineering of emergence in Cameroon. This article examines the authorities' return to development planning policy by focusing on projects relating to the construction of material infrastructure, institutional reform and business development financing. The discrepancy between stated objectives (or the image that a regime eager to construct new legitimacy presents of itself) and actual achievements (or the state's practices) tells us much about the power dynamics at play in the political, economic and social project of “emergence”. Our fieldwork shows that this configuration contributes to rebooting the forces that have historically structured government in Cameroon. Yet, even though the state's dynamics have converged in a way that tends to preserve the status quo, the project of “emergence” is accompanied by significant transformations that attest to the malleability of a regime capable of permanently reinventing the forms of this status quo in the aim of guaranteeing its stability.
- Redéployer l'État par le marché : la politique des logements sociaux en Côte d'Ivoire - Alex N'goran, Moussa Fofana, Francis Akindès p. 75-93 La rhétorique de l'émergence est récurrente en Afrique, et la Côte d'Ivoire se veut un laboratoire de son expérimentation. Face aux critiques de sa politique de croissance jugée peu inclusive, le gouvernement Alassane Ouattara a voulu renvoyer les signaux d'une politique distributive à travers des programmes sociaux dont la politique des logements sociaux (PLS) est un maillon essentiel. La fabrique de cette politique est envisagée comme une lucarne à travers laquelle les ambigüités de l'État et les enjeux liés au discours de l'émergence sont ici analysés. Les données collectées de février 2016 à avril 2019 auprès d'acteurs impliqués dans les interactions autour du Programme présidentiel de logements sociaux et économiques permettent de procéder à une sociologie de la régulation de la PLS par l'État. Il en ressort que les asymétries de pouvoir entre les acteurs ont compromis l'atteinte des objectifs du Programme. Or ce qui apparaît comme un échec de la régulation cache en réalité l'opportunité qu'a offerte la PLS d'élargir la sphère du patronage politique au secteur privé. La production du social par le marché se révèle être une utopie car derrière le discours fantasmé de l'émergence, l'État ivoirien développe une ingénierie d'instrumentalisation des réformes néolibérales pour son redéploiement.The rhetoric of emergence is a recurrent phenomenon in Africa and Côte d'Ivoire likes to see itself as a laboratory for its experimentation. Confronted with criticism of what is said to be an insufficiently inclusive growth policy, the Alassane Ouattara's government responded by seeking to signal the advent of a distributive policy based in its social programs, an essential link of which consists of its social housing policy (PLS). This article examines the construction of this policy understood as a vantage point for observing the ambiguities of the state and of issues relating to the discourse of emergence. Data collected between February 2016 and April 2019 among actors involved in interactions relating to the Presidential Social Housing Program provide the basis for a sociology of the state's PLS regulation. We find that power asymmetries among these actors jeopardized the realization of the program's objectives. We further find that what might at first seem a failure of regulation in reality barely conceals the opportunity that the PLS represented for expanding the sphere of political patronage to the private sector and that the market-driven production of social policy proves no more than a pipe dream. Finally, we argue that, behind the piein-the-sky discourse of emergence, the Ivorian state is developing a system for exploiting neoliberal reforms in the interests of its own redeployment.
- La participation chinoise dans le développement des infrastructures de transport au Kenya : une transformation des géométries du pouvoir ? - Elisa Gambino, Miriam Périer p. 95-114 Historiquement, les infrastructures ont été à la fois un outil et un reflet du pouvoir étatique, et les projets destinés à les déployer qui sont mis en œuvre actuellement sur le continent africain contribuent au repositionnement de l'État comme moteur du développement. Au demeurant, les divergences d'agendas des acteurs étatiques et paraétatiques, ainsi que la participation d'acteurs privés ou étrangers produisent une réalité politique complexe et multiniveaux. L'implication croissante des acteurs chinois dans les projets d'infrastructures en Afrique appelle à multiplier les travaux de recherche sur les conséquences de cette participation étrangère sur les relations entre acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux sur le continent. L'étude du projet portuaire de Lamu au nord du Kenya, financé par le gouvernement kenyan mais construit par une entreprise d'État chinoise, permet d'analyser les conflits qui opposent le gouvernement national et le gouvernement du comté de Lamu, et montre en particulier comment la présence d'acteurs chinois reproduit des géographies du pouvoir existantes tout en contribuant à l'émergence de nouvelles géométries du pouvoir.Infrastructure has historically been both a tool and a reflection of state power, and current development agendas across the African continent are contributing to reposition the state as driver of development. Simultaneously, diverging agendas amongst state and parastate actors, as well as the involvement of private or foreign actors produce a complex and layered political reality. Increasing involvement of Chinese actors in infrastructure projects calls for further investigation of the impact Chinese participation has on relations amongst state and non-state actors in African nations. Using the case study of Lamu port project in Northern Kenya, financed by the Kenyan government but constructed by a Chinese State-Owned Enterprise, this article focuses on the controversies involving the national government and Lamu county government. This paper highlights how the presence of Chinese actors has both reproduced pre-existing geographies of power, but also contributed to the emergence of new power-geometries.
- « Le TER nous met à terre. » Le Sénégal sur les rails de l'émergence ? - Charline Kopf, Miriam Périer p. 115-139 Le Train Express Régional (TER) du Sénégal cristallise les débats relatifs à la promesse d'émergence et à ses limites, tant matérielles que discursives. Analyser l'écart qui existe entre la vision de la croissance présentée par les dirigeants et la réalité du chantier toujours inachevé à ce jour permet de souligner les effets des politiques de l'émergence sur la prise de décision et la relation entre l'État et les citoyens. Ces politiques, caractérisées par une centralisation de l'intervention étatique, s'inscrivent dans la continuité de logiques néolibérales. La multitude des acteurs impliqués dans le projet du TER engendre un manque de coordination qui désavantage les plus pauvres, physiquement et métaphoriquement pris entre plusieurs méga-infrastructures censées les projeter dans un avenir radieux. La critique de l'émergence revêt toutefois des formes variées, plus ou moins visibles et nuancées. Certes, le désaccord face au projet d'infrastructures tel qu'il est mené fait partie des dynamiques de constitution de l'État, mais les réactions des différents acteurs interrogent ici plus spécifiquement la notion de bien public et de croissance inclusive du Plan Sénégal Émergent.The Express Regional Train (TER) of Senegal has become a site for the debate about the promise of émergence and its limitations, both materially and discursively. By analysing the gap between the visions of emergence promoted by the leaders and the contrasting reality of the TER construction on the ground, the paper examines the effects of émergence on politics, in terms of decision-making and state-citizen relations. First, I argue that the politics of émergence are characterised by a centralisation of state intervention and a continuation of neo-liberal rationale and policies. The multitude of actors involved in the project leads to a lack of coordination that disadvantages the poorest who find themselves physically and metaphorically caught between mega-infrastructures that are supposed to anticipate a bright future. Second, I engage with the ensuing criticism on émergence, which take both nuanced and visible forms. Even if the disapproval directed towards the infrastructure is part of the dynamic constitution of statehood, the criticisms question more generally the notion of public good and inclusive growth as presented in the Plan Sénégal Emergent (PSE).
Varia
- Souverainistes et libéraux en lutte au sein du champ de l'Eurocratie. Le cas de l'adoption du « paquet défense » - Samuel B. H. Faure p. 143-163 Qui a défendu la constitution d'un marché intérieur de la défense au sein du champ de l'Eurocratie à la suite de l'adoption en 2009 du « paquet défense » ? Cette analyse met en lumière les acteurs de l'armement qui ont travaillé à ce changement d'action publique et ceux qui s'y sont opposés. M'appuyant sur une enquête de terrain, j'établis que cette rivalité au sommet de l'Union européenne ne se réduit ni aux intérêts nationaux qui opposent entre eux les États membres ni au clivage institutionnel attendu entre la Commission européenne et les États de l'UE. Les acteurs de l'armement défendant l'adoption du paquet défense sont des États membres et des institutions de l'UE, des acteurs publics et des acteurs industriels privés. À partir d'une approche « programmatique » se situant à la croisée de la sociologie de l'action publique européenne et de la sociologie des élites, je mets en lumière deux « associations » d'acteurs en lutte, les « souverainistes » et les « libéraux », qui se positionnent respectivement en adversaires et en partisans de l'adoption du paquet défense. Cette approche contribue à l'étude de la structuration du champ de l'Eurocratie au xxie siècle.Who defended the creation of an internal defense market within the Eurocratic field following the adoption of the “defense package” in 2009? This analysis sheds light on the armament actors who worked on behalf of this change in public action and those who opposed them. Drawing upon fieldwork, I show that this rivalry at the summit of the European Union can neither be reduced to the national interests of opposing member states nor to predictable institutional division between the European Commission and EU member states. The armament actors that defended adoption of the defense package consist of member states and EU institutions, public actors and private industrial actors. On the basis of a “programmatic” approach located at the intersection of the sociology of European public action and the sociology of elites, I shed light on two “associations” of competing actors, the “sovereignists” and the “liberals”, who respectively position themselves as adversaries and supporters of the defense packet's adoption. This approach contributes to the study of the structuring of the Eurocratic field in the twenty-first century.
- Le populisme écologique comme stratégie internationale : l'Équateur et la Bolivie face au multilatéralisme environnemental - Pierre-Yves Cadalen p. 165-183 La notion de populisme est utilisée la plupart du temps pour décrire des scènes politiques nationales, et la pluralité de ses usages peut donner une impression d'indéfinition. Le populisme écologique, concept proposé ici, est décrit comme une stratégie dont les éléments peuvent être articulés au niveau national aussi bien qu'international. L'étude des politiques internationales bolivienne et équatorienne sous les gouvernements de Rafael Correa et d'Evo Morales permet de défendre la thèse selon laquelle cette stratégie politique se caractérise par un renouvellement de l'anti-impérialisme des années 1970 et l'usage d'un signifiant vide singulier, la Pachamama, ou Terre nourricière. Cette stratégie permet non seulement de réunir les milieux altermondialistes autour des diplomaties en question, mais aussi de renforcer la cohésion interne des blocs qui soutiennent les gouvernements Correa et Morales. Cependant, même s'il donne une visibilité inédite à ces pays au sein du multilatéralisme environnemental, le populisme écologique ne parvient pas, faute de puissance et d'intégration des propositions formulées, à transformer le cadre multilatéral contesté.The notion of populism is generally used to describe national political scenes and the plurality of its uses may give an impression of vagueness. In this paper, I put forward the concept of ecological populism, which I describe as a strategy consisting of elements that may be articulated at both the national and international levels. Studying the international policies of Bolivia and Ecuador under the governments of Rafael Correa and Evo Morales supports the thesis that this political strategy is characterized by a revival of the anti-imperialism of the 1970s and the use of a curiously empty signifier: the Pachamama, or Mother Earth. In addition to allowing anti-globalization circles to unite around the diplomacies in question, this strategy also reinforces the internal cohesion of the blocs that support the Correa and Morales governments. Yet even though it has given unprecedented visibility to these countries within environmental multilateralism, its lack of power and failure to win acceptance for its proposals has prevented ecological populism from transforming the contested multilateral framework.
- Souverainistes et libéraux en lutte au sein du champ de l'Eurocratie. Le cas de l'adoption du « paquet défense » - Samuel B. H. Faure p. 143-163
Lectures
- Gabriela Polit Dueñas. "Unwanted Witnesses. Journalists and Conflict in Contemporary Latin America". Pittsburg, University of Pittsburg Press, 2019, XIII-161 pages. - Erica Guevara p. 187-193
- Romain Lecler. "Une contre-mondialisation audiovisuelle, ou comment la France exporte la diversité culturelle". Paris, Sorbonne Université Presses, 2019, 308 pages. - Paul-Malo Winsback p. 195-199
- Federico Tarragoni. "L'esprit démocratique du populisme : une nouvelle analyse sociologique". Paris, La Découverte, 2019, 371 pages. - Audric Vitiello p. 201-205
- Arturo Escobar. "Sentir-penser avec la Terre. L'écologie au-delà de l'Occident". Paris, Le Seuil, 2018, 225 pages. - David Dumoulin Kervran p. 207-212
- Kristen Ghodsee. "Second World, Second Sex. Socialist Women's Activism and Global Solidarity during the Cold War". Durham, Duke University Press, 2019, XVIII-306 pages. - Ioana Cîrstocea p. 213-219
- Matthieu Rey. "Histoire de la Syrie (XIXe-XXe siècle)". Paris, Fayard, 2018, 398 pages. - Valentina Napolitano p. 221-225
- Dorothy E. Smith. "L'ethnographie institutionnelle. Une sociologie pour les gens". Paris, Économica, 2018, 300 pages. - Béatrice de Gasquet p. 227-231