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Revue | Actes de la recherche en sciences sociales |
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Numéro | no 238, juin 2021 |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Une carte d'identité littéraire ? : L'invention de l'écrivain « beur » dans la France des années 1980 - Kaoutar Harchi p. 4-21 En France, du début des années 1980 jusqu'au début des années 1990, dans un contexte socio-politique fortement marqué par l'évidence du problème que constituerait la migration postcoloniale, et en particulier algérienne, des récits littéraires apparaissent sur la scène publique et sont qualifiés de « beur » par les élites éditoriales et médiatiques, sans que leurs auteurs ne revendiquent ce terme. Ainsi, le présent article cherche à identifier et analyser les pratiques professionnelles, symboliques et matérielles, à l'origine d'une forme lettrée d'assignation sociale. Pour cela, nous recourons au concept d'identification – entendu comme toute action sociale où l'attribution identitaire est extérieure et s'exerce sur un individu, dans le cadre d'une institution sociale – et mettons en évidence la prégnance, au fondement de ladite classification littéraire, de rapports de classe articulés à des catégories fondées sur l'origine, susceptibles de perpétuer des modes de pensée essentialistes.In France, from the turn of the 1980s until the beginning of the 1990s – in a socio-political context strongly marked by the prominence taken by the perceived problem of postcolonial migration, specifically from Algeria ‒ a literary genre started being promoted as “beur” on the public scene ‒ a colloquial term to designate French-born people whose parents are immigrants from North Africa – despite their authors not claiming this status. This article purports to identify and trace the professional, symbolic and material practices at play in this literary form of social assignation. It uses the concept of identification – understood as any form of social action wherein identity is effectively attributed externally to classify an individual through the operations of a social institution. It underscores the core role played by class determinants, combined with categories of classification, based on origin, which contribute to reinforcing essentialist categories of knowledge.
- La fabrique locale de la « demande de mémoire » sur l'immigration : Une lutte symbolique à distance des catégories populaires - Morane Chavanon p. 22-41 « Retour du passé refoulé », « guerre des mémoires », « concurrence des victimes », depuis la fin des années 1990, les enjeux de mémoire collective sont au cœur du débat public, en particulier concernant la place occupée par les immigré·e·s dans le roman national.L'idée qu'il existerait un « besoin de mémoire » rapporté à l'immigration, c'est-à-dire des immigré·e·s et de leurs descendant·e·s, mais également de la société française dans son ensemble, s'est imposée comme une évidence, faisant l'objet d'une attention accrue des pouvoirs publics ainsi que d'une pluralité d'acteurs sociaux (universitaires, artistes, militant·e·s de la mémoire…).Dans cet article, à partir du cas de Saint-Étienne, nous étudierons les logiques à l'œuvre derrière la construction d'une demande sociale de mémoire rapportée à l'immigration. Loin d'une « guerre des mémoires » entre communautés, la convocation du passé s'est imposée comme ressource privilégiée du tour symbolique pris par les formes de gestion et de politisation de la question immigrée.“Revival of a repressed past”, “memory wars”, “competing victimhoods” : since the end of the 1990s, the public debate has been rife with collective memory struggles, particularly concerning the role played by immigrants in the French mythology of nationhood. The idea that there should be “memory claims” in relation to immigration – that is, for immigrants and their offsprings, but also for French society as a whole – has imposed itself as an evidence, with increased attention within public debates and the involvement of multiple social actors (be they academics, artists, memory militants…). Based on a case-study of Saint-Etienne, this article traces the dynamics which have contributed to the construction of a social demand for memory in relation to immigration. Far from being a “memory war” between different communities, the invocation of the past has emerged on the contrary as a core resource in the symbolic ruse at play in the management and politicisation of immigration as a “problem” in France.
- Passer à Shanghai : Mobilité géographique et déplacement social d'une jeunesse française qualifiée - Aurélia M. Ishitsuka p. 42-55 À partir d'une enquête ethnographique, l'article rend compte de l'expérience de déplacement social vécue par une jeunesse française qualifiée à Shanghai. Il montre que la mobilité géographique procure aux étudiant·e·s, stagiaires et jeunes diplômé·e·s un sentiment partagé d'élévation sociale car elle les rapproche des adultes installé·e·s des classes supérieures mondialisées. L'analyse donne à voir comment les jeunes Français·e·s adoptent un mode de vie luxueux qui leur restait inaccessible en France et se livrent à un jeu social d'anticipation des positions aspirées en passant pour expatrié·e·s dans les espaces de loisirs sélectifs de la ville globale chinoise. À travers le concept de passing, l'article révèle que si la migration temporaire offre aux jeunes gens des opportunités d'ascension sociale, le coût à payer est l'anxiété du faussaire qui sait son statut acquis difficilement rapatriable.Based on an ethnographic study, this article traces patterns of social mobility experienced by qualified French youth in Shanghai. It underscores that these individuals ‒ be they students, interns or young graduates ‒ share a common feeling of status elevation fostered by their very geographic mobility, as it brings them closer to that of settled expatriates belonging to the global upper classes. It shows how these young French cohorts adopt a luxurious lifestyle that would be out of their reach in France and, in anticipation of their aspired positions, pass for expatriates in the Chinese global city's high-end leisure spaces. Through the concept of passing, the article reveals that while temporary migration offers these young people opportunities for upward mobility, it is at the cost of the anxiety felt by the imposter who knows that the status achieved will be difficult to repatriate.
- Le charme discret de la mixité : Comment attirer des ménages bourgeois dans les écoquartiers - Marie Piganiol p. 56-81 Les écoquartiers, en vogue dans les villes françaises depuis la fin des années 2000, présentent la spécificité d'être à la fois socialement mixtes et habités par une part substantielle de ménages bourgeois. Ceux-ci y occupent des logements onéreux entourés d'habitat social, alors que d'ordinaire, ils redoutent leur proximité et préfèrent l'entre-soi des quartiers cossus. Comment expliquer ce paradoxe ? Enquêtant sur la fabrique concrète d'un écoquartier parisien, cet article analyse les ressorts politiques et économiques d'une mixité inhabituelle. L'argument proposé est qu'en focalisant la politique de mixité sur le logement social, les élus abandonnent le peuplement des logements privés aux promoteurs. Privilégiant des logements haut de gamme, jugés plus lucratifs, les promoteurs ont ciblé les ménages les plus solvables, conduisant les urbanistes et les architectes à ajuster le quartier à ces habitants peu familiers de la mixité. Ces derniers ont rendu la mixité discrète à l'intérieur du quartier et travaillé au caractère distinctif des espaces publics et privés, conformément aux aspirations des classes supérieures.Eco-districts, trendy in French cities since the end of the 2000s, are characterized both by social mixity and a substantial proportion of middle-class households. The latter occupy costly accomodations, surrounded by social housing – while they generally avoid such proximity in favour of the homogeneity of wealthy neighbourhouds. How can we account for this paradox ? Tracing the dynamics of construction of an eco-district in Paris, this article unpacks the political and economic drivers of this exceptional social mixity. It argues that by channeling exclusively their policies of social mixity towards social housing, politicians tend to leave the management of private housing to promoters. As the latter prioritise high-end accommodations, considered more lucrative, and target the most creditworthy houselholds, this pushes urbanists and architects to accommodate these districts to newcomers otherwise less used to social mixity. In so doing, they have made social mixity unobstrusive while drawing clear boundaries between public and private spaces, in accordance with upper classes' aspirations.
- Les variantes du goût universitaire : Hétérogénéité des styles de vie et enjeux de transmission culturelle à l'université - Louis Gabrysiak p. 82-105 Cet article s'intéresse, à partir d'une double enquête quantitative et qualitative, aux styles de vie des universitaires et aux luttes culturelles internes à l'université. L'université a connu, ces dernières décennies, des transformations morphologiques importantes : l'augmentation du nombre d'étudiant·e·s comme d'enseignant·e·s-chercheur·e·s est allée de pair avec une modification des équilibres disciplinaires, les disciplines les plus classiques, lieux de la culture la plus patrimoniale, connaissent un déclin au profit de disciplines plus récentes, davantage ajustées aux exigences de « professionnalisation », au monde économique. Ce qui nous conduit à interroger l'homogénéité du groupe des universitaires sous l'angle de leurs origines sociales comme de leur rapport à la culture, et permet par là même d'éclairer quelques-unes des tensions qui traversent aujourd'hui l'institution, quant au type de culture qu'elle doit légitimer et transmettre. L'aristocratisme ascétique et la consommation d'œuvres culturelles classiques et patrimoniales continuent d'apparaître dominants dans l'espace universitaire. Mais de nouveaux styles de vie, davantage proches d'une forme d'hédonisme, faits d'un rapport plus distant aux humanités classiques et portés par des disciplines nouvelles viennent concurrencer les disciplines classiques et leur culture, œuvrant alors à la redéfinition du périmètre de la culture légitime.Based on a two-pronged empirical study – quantitative and qualitative – this article traces the lifestyles of academics and cultural struggles within academia. In the past decades, academia has been marked by substantial morphological changes : the increasing number of students and lecturers has been paired with a transformation of power relations between academic disciplines, with a decline of the most classical disciplines, as sites of the most patrimonial culture, for the benefit of more recent disciplines, more attuded to the demands of “professionalisation” – and the economic sphere. This prompts an interrogation as to the homogeneity of academia as a social group, as regards the social origins as much as academics' relationship with culture. Such an inquiry is an entry-point to make sense of some of the struggles at play within the academic institution about the type of culture it must legitimise and impart. Ascetic aristrocatism and the consumption of classic and patrimonial cultural goods continue to dominate the academic field. Yet, new lifestyles, closer to a form of hedonism, shaped by a more distant relationship with classical humanities and fostered by new disciplines, are now competing with classical disciplines and the culture they convey, which in turn is now contributing to redefining the perimeters of legitimate culture.