Contenu du sommaire : Mise en (in)visibilité des groupes professionnels

Cette introduction propose une approche communicationnelle de la mise en (in)visibilité des groupes professionnels dans les espaces publics médiatiques. En complément des analyses consacrées à la mise en image du travail, qui se concentrent sur l'invisibilisation du « travail réel » et des rapports de production, elle entend frayer de nouvelles questions de recherche. Nous esquissons pour cela un cadrage théorique et conceptuel, consistant à rompre avec les définitions substantialistes des professions, pour leur substituer une définition processuelle et relationnelle insistant sur les processus de professionnalisation. Il s'agit de penser le travail de représentation et d'argumentation à l'œuvre dans les espaces publics médiatiques, en tant qu'il participe – selon ses modalités propres – à la constitution des collectifs de travail et à l'affirmation de leur professionnalité.

Certaines images associent au signifiant visuel un signifié lié à l'idée d'un métier. Il peut s'agir de représentations d'outils qui renvoient au professionnel qui les utilise, et, au-delà de lui, à l'ensemble de ceux qui exercent le même métier, mais aussi de formes plus abstraites ou symboliques comme le caducée des médecins ou la croix verte des pharmaciens. Dans la mesure où on peut reconnaître ces images et comprendre l'association qu'elles nous invitent à faire entre signifiant et signifié, on peut considérer qu'elles forment un langage visuel spécifique, caractérisé par la présence dans tous les signifiés d'un référent lié à un groupe professionnel, et nous appellerons ce langage « idiome figuratif des groupes professionnels ». Cet article se propose d'explorer quelques-unes des pratiques langagières auxquelles il donne lieu, aussi bien lorsque ce sont les professionnels qui se mettent eux-mêmes en images que lorsqu'ils sont représentés par autrui.

La presse professionnelle est une presse qui a longtemps été délaissée dans les analyses. Pourtant, elle constitue un lieu central de définition et de reproduction des groupes professionnels. Cet article vise à investiguer les mécanismes de mise en (in)visibilisation dans cette presse professionnelle agricole qui a joué un rôle majeur dans l'accompagnement du déclin très important d'une profession. L'actualité est principalement d'ordre technique, en ce sens qu'elle se focalise sur les pratiques professionnelles. Elle découle d'un dispositif de fabrication dans lequel le journaliste se voit intégré à des organisations professionnelles agricoles. Ce dernier dépend d'intermédiaires pour recueillir la parole des agriculteurs. Or, cette survalorisation de la technique s'appuie sur une exemplification de la réussite (et donc en creux de l'échec) des figures de gagnants du monde agricole, sous la forme de portraits. Ainsi cette presse n'échappe-t-elle pas au néolibéralisme dans le sens qu'elle véhicule la représentation suivante : si l'agriculteur fait les bons choix techniques, il peut s'en sortir individuellement malgré les crises. Cette représentation d'un agriculteur technicien tend à exclure des angles de traitement médiatique plus sociaux : les suicides, les maladies professionnelles liées aux pesticides, la question de l'homosexualité sont ainsi largement invisibilisés.

Résumé : Ce texte s'intéresse à la représentation médiatique d'un groupe professionnel relativement discret, celui des cuisiniers de collectivité. Dans une première partie, nous montrons comment la culture populaire contemporaine a progressivement établi la distinction fondamentale entre la figure du grand chef cuisinier dans la restauration commerciale et celle du « cuistot » de cantine. La médiocrité du second fait ainsi pendant à l'excellence du premier, vigoureusement mise en spectacle par les productions audiovisuelles contemporaines et notamment celles de la télé-réalité. Dans la deuxième partie, l'article aborde la communication endogène dans la cuisine de collectivité. Il s'agit alors de montrer la différence entre, d'un côté, la communication des grands groupes de restauration collective qui pratiquent à grande échelle ce que l'on peut être tenté de qualifier de green washing, et d'un autre côté, l'investissement de l'espace public par des cuisiniers de collectivité, notamment via la communication en ligne et les réseaux sociaux.

La production d'un film pour le cinéma ou l'audiovisuel distingue l'étape de tournage de celle de la postproduction. Celle-ci, qui regroupe les opérations de montage, montage son et paroles, bruitage et mixage, est souvent associée à une dimension créative privilégiée, donnant lieu à la mise en forme expressive du matériau filmique constitué au cours du tournage. Cependant, l'isolement inhérent à ces opérations a favorisé ces dernières années la mise en œuvre de pratiques gestionnaires, peu visibles aux regards, auxquelles a répondu, entre 2018 et 2019, la mobilisation collective d'un groupe professionnel, revendiquant l'intégrité d'une équipe de postproduction. Cet article entend restituer les modalités d'émergence de ce groupe. La perspective adoptée est sociohistorique et circule entre les conditions d'activité et les cadres organisationnels, juridiques, économiques et symboliques à travers lesquels le travail est socialement évalué. Le cas des monteurs nous sert de fil rouge.

La profession d'animateur socioculturel et de loisirs qui, à l'origine, correspond à une vocation et un bénévolat, apparaît comme un véritable métier à partir des années 1960, puis se professionnalise fortement à partir du début des années 1980. Une enquête menée sur les ciné-clubs et les stages de formation cinématographique organisés par la Ligue de l'enseignement en Midi-Pyrénées de 1960 au milieu des années 1990 met au jour des sources iconographiques archivées à la Cinémathèque de Toulouse, qui témoignent de la manière dont une profession méconnue et en marge des modèles culturels dominants (le cinéma commercial, la cinéphilie élitiste, le cinéma d'Art et Essai) élabore ses propres moyens de communication, afin de donner de la visibilité non seulement à ses compétences spécifiques, mais aussi à son engagement. Ainsi les affiches et films produits durant les stages de formation cinématographique mettent-t-ils en exergue les valeurs de l'éducation populaire laïque.

À partir de l'analyse qualitative de quatre comptes de procureurs, l'étude s'intéresse aux modalités de la visibilité de ces magistrats sur Twitter. L'hypothèse défendue est que les procureurs, du fait de leur engagement dans le dispositif du réseau social, produisent une écriture de soi ancrée dans leur activité professionnelle en même temps qu'une écriture d'un nous « professionnels de la justice ». Le propos s'organise en trois temps. D'abord, il montre en quoi l'écriture de soi des procureurs confirme un ethos professionnel axé autour des notions de service public et de compétences liées à l'autorité. Ensuite, il décrit une mise en visibilité de la profession sous les traits partagés d'une communauté étendue de pairs et/ou de camarades. Enfin, il avance que les activités et les modes d'écriture des procureurs sur et avec Twitter contribuent à construire des « mondes » sociaux de la justice.

Nous nous intéressons au groupe professionnel des professeurs des écoles et analysons les contenus textuels issus de dispositifs d'autopublication développés par plusieurs enseignants. Ces écrits, quelquefois complétés par des productions relevant d'autres régimes sémiotiques, constituent des récits originaux, testimoniaux et authentiques. Ces publications expérientielles et personnelles participent ainsi de l'image médiatique et publique, de l'expression d'un besoin de reconnaissance sociale, symbolique et matérielle, mais également de la valorisation d'un métier marqué par les représentations souvent stéréotypées qu'en ont certains publics, médias traditionnels et instances politiques. Composé de plus de 1 100 billets publiés sur une période d'une dizaine d'années, le corpus est analysé selon des méthodologies d'analyse manuelle, à l'aide d'une grille de lecture, et statistique, reposant sur une analyse de discours réalisée avec l'outil de traitement Alceste. Nous tentons de repérer les stratégies énonciatives développées lors de cette prise de parole renouvelée, d'appréhender les transformations du regard porté sur le métier et de saisir la contribution qu'apportent les enseignants blogueurs à la visibilisation de la profession.

Pendant le mouvement des Gilets jaunes, de nombreuses critiques des pratiques policières ont circulé sur les réseaux sociaux numériques (RSN). Cet article interroge la manière dont certaines représentations des forces de l'ordre deviennent plus visibles que d'autres, c'est-à-dire circulent plus que d'autres, sur Twitter. Cette réflexion articule les rôles des acteurs/actrices, du dispositif et des contenus, et se base sur un matériau empirique de 1 500 976 tweets et 31 698 images ayant été partagées 446 824 fois entre le 26 janvier 2019 et le 19 mars 2019. En analysant deux modes de circulation des contenus (le retweet et la citation), nous montrons que, si de nombreux·ses acteurs et actrices mobilisent des images pour produire des représentations des forces de l'ordre et du maintien de l'ordre sur le RSN, ce sont essentiellement celles et ceux qui produisent les plus critiques d'entre elles qui parviennent à les rendre visibles.

Le technicien de l'événement médiatique travaille à la mise en visibilité d'une scène diffusée en direct à la télévision pour une large audience. L'article explore les pratiques situées par lesquelles son corps et son matériel sont invisibilisés du programme en temps réel, engendrant une asymétrie de visibilité entre les acteurs de l'événement et ses médiateurs. La démarche mobilisée est inscrite dans un courant de l'analyse conversationnelle et de l'ethnométhodologie, se caractérisant par l'usage de la vidéo pour rendre compte du détail des interactions. L'analyse porte en particulier sur deux types de production : la réalisation de matchs de football en direct et le montage en postproduction d'un grand spectacle vivant à des fins d'archivage. Plutôt que de considérer l'invisibilité du technicien comme un donné, celle-ci est présentée comme une production endogène et organisée, se reposant sur des savoir-faire perceptifs et des compétences professionnelles incorporées.

Mon article « Le chercheur et le discours de ses objets », publié dans la 37e livraison de Questions de communication, a suscité de généreuses réponses qui sont autant de contributions à l'intelligence collective des savoirs en situations. La présente suite saisit la balle au bond et revient sur l'historicisme radical que je défends, le confronte aux travaux d'histoire des méta-concepts et d'histoire du corps, interroge son caractère occidentalo-centré. Je précise mes réserves à l'égard de l'histoire conceptuelle de Reinhart Koselleck, insiste sur la nécessaire prise en compte des ordres de grandeur et in fine sur l'importance qu'il y a à désarmer l'esprit de sérieux.

L'article étudie l'émergence de la notion de créativité dans la pensée managériale américaine et les grandes étapes de l'évolution des représentations qui y sont liées, à travers une étude de corpus de la Harvard Business Review (HBR). Cette influente revue offre une tribune patriotique, parfois partiale, pour débattre de la créativité. Après avoir posé le contexte de l'émergence de cette notion dans l'Amérique de l'après-guerre, explicité le caractère central des traits de la créativité individuelle et l'engouement pour sa dimension psychologique, nous proposons une analyse détaillée des trois grandes périodes de la pensée créative que nous avons discernées au cours de l'analyse de la HBR pour la période 1922-2018.

Résumé : Dans le cadre d'une enquête sur tablette portant sur le goût des Français pour les séries télévisées, il a été demandé aux enquêtés de réaliser des photographies de leur intérieur. L'enquête « Sociologie des séries télévisées : goûts, dispositifs et modalités de la pratique » réalisée en 2017 dans le cadre du dispositif ELIPSS (Sc-Po/CNRS) a ainsi produit la prise de 1 344 photographies des dispositifs de visionnage des séries (écrans et assises). L'article examine le statut de ces photographies d'enquêtés et propose leur lecture sociologique à partir du goût sériel que recueille le questionnaire. Les photographies sont traitées en continuité avec les goûts des photographes via une analyse factorielle suivie d'une classification. Les images apportent à l'analyse de la pratique des séries une information sur l'investissement à l'endroit des conditions de cette pratique et permettent une approche des dispositifs de visionnage des spectateurs français. L'article revient enfin sur les limitations sociologiques de l'exercice.

En s'appuyant sur des travaux empiriques en sciences de l'information et de la communication et dans des champs d'étude proches, cette contribution questionne la pertinence de la notion de communauté pour définir un collectif d'usagers en ligne. À partir de l'ethnographie d'un groupe de discussion Facebook consacré à une nouvelle stratégie de prévention du VIH/sida, nous éclairons les éléments caractérisant le collectif : sa perception comme une communauté, l'objectif recherché par les participants, ou encore l'engagement de ces derniers dans les activités du collectif. Nous montrons que la notion de communauté pour qualifier a priori un collectif d'usagers en ligne est à nuancer et nous proposons de la concevoir de manière transverse, au-delà de l'opposition en ligne/hors ligne.

Cet article s'intéresse aux nouvelles pratiques de prise de parole en public nées des technologies digitales (par exemple les keynotes, pitch d'investisseur, présentation de thèse en trois minutes, conférence TED). Celles-ci constituent un ensemble de nouveaux genres discursifs qui se sont d'abord développés dans l'aire culturelle anglo-américaine, et qui ont été rapidement adoptés par des acteurs dans de nombreux pays, notamment en France, où ils ont attiré l'attention des commentateurs dans les médias. L'angle d'investigation adopté ici est celui de l'analyse du discours : ces pratiques informent le contexte social dans toutes ses dimensions (économique, professionnelle, technologique…) et sont informées par lui. Cette étude passe en revue ces différentes dimensions, qui sont ensuite mises en lumière par l'analyse d'un exemple prototypique d'une conférence TED. Prises ensemble, ces pratiques illustrent la tendance actuelle vers la transmission horizontale de l'information et du savoir, ainsi que la réorganisation des communautés discursives qui en découlent.

S'appuyant sur des études interdisciplinaires menées depuis deux décennies, visant à examiner, comparer et opposer les flux de population, les flux de capitaux et les flux/contre-flux de médias, cet essai examine les résultats de divers projets de recherche sur les diasporas latino-américaines et les médias. Les résultats de travaux de terrain multi-sites portant sur la production, la distribution et la consommation de médias d'information en Amérique, en Europe et en Asie, indiquent que ces performances sont influencées par diverses variables telles que le stade des processus d'immigration, les écarts générationnels et les nouvelles technologies, ainsi que les environnements sociaux dans les contextes d'origine et de destin, entre autres. L'étude des diasporas latino-américaines contemporaines vivant des vies transnationales exige des approches interdisciplinaires qui nous aident à examiner les complexités de ces groupes hétérogènes qui, paradoxalement, ont été homogénéisés par le discours public dans les pays de destination, forgé principalement par des préceptes politiques et administratifs ainsi que par des campagnes commerciales et de marketing.

Paul Otlet, dans son Traité de documentation. Le livre sur le livre. Théorie et pratique (1934), définit les moyens du partage des savoirs à développer à l'échelle mondiale afin d'assurer la paix. Il apporte ainsi sa réponse à la question : qu'est-ce que la documentation ? La science qui sert de cadre à cette dernière a pour objet le livre ou document. Intitulée bibliologie ou documentologie – les deux expressions sont ici synonymes –, elle est envisagée du point de vue théorique. L'auteur explique sa méthode, la bibliométrie, l'histoire de ses objets et ses relations avec d'autres sciences. Le Répertoire bibliographique universel (RBU), inscrit au Registre de la mémoire du monde, est le moyen technique qui rend les échanges possibles. Fondé sur la coopération des bibliothèques nationales, complété de répertoires de sources, il est, de fait, le répertoire documentaire mondial. Son organisation a supposé une évolution et une harmonisation concertées du mode de rédaction des fiches qui le composent. Son espace est le Mundaneum, cité mondiale qui regroupe bibliothèques, musées, université. L'observation actuelle des apports de P. Otlet se réclame du mouvement de la néo-documentation, conduit essentiellement par des chercheurs anglo-saxons. Désigné comme un « Google de papier », le RBU est considéré comme l'ancêtre du moteur de recherche.

À partir de la présentation de l'ouvrage En attendant les robots d'Antonio Casilli, ce texte a pour objectif de proposer une réflexion sur les transformations du travail à l'ère numérique. À l'instar de l'auteur de l'ouvrage, nous pensons que derrière les vocables « algorithmes », « apprentissage profond » (deep learning) et sans doute surtout « intelligence artificielle », qui mettent en avant diverses techniques, voire la technique entendue de façon plus générique, sont cachées nombre d'activités sociales qu'il est possible de qualifier de « digital labor » et qui renvoient largement à des processus bien connus d'aliénation et d'exploitation, caractéristiques du capitalisme. Y-a-t-il ici une simple reproduction de rapports sociaux antérieurs ? Pas tout à fait. La situation pourrait être de pire en pire, car les dynamiques planétaires en cours favorisent un nivellement des conditions de travail et de rémunération. Alors, que faire ? Une fois de plus, nous sommes d'accord avec A. Casilli à propos de l'importance des luttes sociales liées au monde du travail et lorsqu'il propose d'aborder le travail à l'ère numérique du point de vue de la coopération et du principe du « commun ». Des pratiques sociales qui sont liées à ces enjeux peuvent favoriser diverses formes d'émancipation. Les mégadonnées devraient dès lors être envisagées comme autant de ressources à partager. Ces enjeux sont d'autant plus cruciaux et l'ouvrage de A. Casilli d'une si évidente pertinence que la pandémie de covid 19 a manifestement donné un coup d'accélérateur notable à la numérisation de nos sociétés, et de ce fait au digital labor.