Contenu du sommaire : Violences extrêmes
Revue | Revue internationale des sciences sociales |
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Numéro | no 174, décembre 2002 |
Titre du numéro | Violences extrêmes |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Violences extrêmes
- Résumés - p. 475
- Introduction : Viloences extrêmes : peut-on comprendre ? - Jacques Sémelin p. 479
- Du massacre au processus génocidaire - Jacques Sémelin p. 483 Depuis le travail pionnier de Raphaël Lemkin, les études sur le génocide se sont surtout développées à la croisée du droit et des sciences sociales. Il en résulte un usage souvent normatif du terme « génocide », source de multiples controverses et difficultés conceptuelles. Comment sortir de ces problèmes ? Cet article se prononce résolument en faveur de l'émancipation des genocide studies à l'égard de l'approche juridique. Il préconise en premier lieu l'utilisation d'un vocabulaire non normatif autour de la notion de « massacre », proposée comme unité lexicale de référence. Il avance aussi l'expression plus générale de « processus de destruction », dont le massacre est la forme la plus spectaculaire. L'acte de massacrer n'est pas véritablement « fou » mais obéit à ce que l'auteur appelle une « rationalité délirante ». À cet égard, il distingue deux logiques de destruction : l'une orientée vers la soumission du groupe, l'autre vers son éradication. C'est dans ce second cas que l'on parlera d'un processus génocidaire. Ainsi, cet article voudrait rompre avec toute définition statique du génocide pour concevoir celui-ci bien davantage comme une dynamique spécifique de destruction des civils, produit à la fois de la volonté des acteurs et de circonstances favorables.
- Le visage mouvant du meurtre de masse : massacre, génocide et « post-génocide » - Mark Levene p. 493 Cet article défend l'utilité d'une désignation spécifique d'épisodes distincts de violence extrême. Sans doute y a-t-il des éléments communs dans les exemples de « massacre », de « génocide » et de « post-génocide » donnés ici : mais leur spécificité résulte non pas de leur forme mais du cadre historique dans lequel chacun d'eux prend place. Ce n'est qu'en scrutant les configurations des processus historiques, en l'occurrence ceux qui concernent l'Empire ottoman tardif, que nous avons une chance d?élaborer une analyse plus générale de la nature et des causes de la violence chronique et systémique dans le monde moderne.
- La "juste distance" face à la violence - Sandrine Lefranc p. 505 La question du rapport du chercheur à l'objet « violence extrême » est abordée ici, non du point de vue de ses motivations subjectives, mais de la règle scientifique de la distanciation qui, faute de préconisations épistémologiques spécifiques, semble s'imposer à cet objet comme aux autres. Dans le contexte des « sorties » de la violence, lorsqu'un gouvernement démocratique succède à un régime autoritaire répressif, la « juste distance » du chercheur a des conséquences particulières : elle peut coïncider avec les présupposés des politiques gouvernementales de « réconciliation », et notamment avec l'injonction faite aux victimes de pondérer leurs exigences à l'aune d'un intérêt général de pacification. Cette convergence – qui n'implique pas nécessairement une collusion – montre la difficulté propre au rapport à l'objet « violence » : les règles épistémologiques ne sont pas dissociables d'un contexte politique particulier et d'un rapport social à la violence, et peuvent par conséquent avoir une portée normative.
- Quelques problèmes de définition de la violence en politique : l'exemple de la fanatisation - Claude Gautier p. 515 Après un commentaire de l'énoncé portant sur les « violences extrêmes » et de certaines des difficultés qu'il contient, il s'agit de justifier l'intérêt qu'il peut y avoir à reconsidérer, pour comprendre et constituer en objet l'étude des violences radicalisées, les expériences d'écritures historiques portant sur des faits majeurs de violence : guerres civiles, guerres de religion, révolutions, etc. Dans un second temps, on propose une illustration précise à partir de l'interprétation humienne des événements déclencheurs des premières guerres civiles en Angleterre au XVIIe siècle.
- Du « terrorisme » comme violence totale ? - Isabelle Sommier p. 525 Cet article défend l'idée selon laquelle le terrorisme, qu'on préférera appeler « violence totale », c'est-à-dire la stratégie délibérée de violence aveugle frappant la population civile suivant le principe de disjonction entre victimes (des « non-combattants », des « innocents ») et cible (le pouvoir politique), constitue le pendant civil des violences extrêmes déployées le plus souvent par des États. Il distingue trois processus permettant d'expliquer l'émergence de cette forme nouvelle de violence. D'abord un processus historique d'idéologisation et de mythification de l'acte guerrier qui a rendu possible le débridement considérable de la violence d'État au cours du XXe siècle et son pendant, côté société civile : le meurtre arbitraire. On ne peut ensuite jamais occulter, dans l'analyse de la violence, le facteur proprement technologique, c'est-à-dire les moyens nouveaux en matière militaire comme en matière de communication qui décuplent et les capacités humaines de destruction et les effets de terreur que celle-ci suscite. Il y a enfin une dimension anthropologique qui, dans le rapport du bourreau à la victime, inscrit la violence totale dans la catégorie des violences extrêmes au terme d'une relation a priori paradoxale entre l'instrumentalisation terrifiante des victimes et l'exaltation presque mystique de leur sacrifice.
- Populations civiles et violences de guerre : pistes d'une analyse historique - John Horne p. 535 Depuis le XVIIIe siècle, les rapports entre les populations civiles et les violences occasionnées par la guerre ont été marqués par trois processus évolutifs. D'abord, la politisation de la guerre. La « levée en masse », inventée par la Révolution française, imagine une mobilisation totale de la population pour la guerre, une idée qui atteint son sommet dans les guerres mondiales du XXe siècle. La même logique de mobilisation totale fait de toute la population ennemie une cible légitime de violence militaire. En second lieu la révolution industrielle et les transformations technologiques permettent l'application d'une puissance destructrice sans précédent contre les civils. Enfin, dans le demi-siècle suivant la Deuxième Guerre mondiale, la politisation et l'industrialisation de la guerre remodèle (en le rectifiant) le déséquilibre militaire considérable qui existait entre l'Europe et les colonies européennes. Les « violences extrêmes » à l'égard des populations civiles proviennent en partie de ces transformations de la manière de faire la guerre. Mais elles viennent aussi des critères de « normalité » dans la poursuite de la guerre et de la perception par les contemporains que, dans certaines circonstances, ces normes sont radicalement dépassées. Ce sont pour ainsi dire des « moments extrêmes » de la guerre.
- Violences extrêmes de combat et refus de voir - Stéphane Audouin-Rouzeau p. 543 « L'oubli » volontaire de la violence de combat par la plupart des spécialistes de la guerre appartenant au champ des sciences sociales, historiens en particulier, n'est que rarement un choix conscient. Cet article cherche à défendre un projet de dévoilement et d'analyse de la violence extrême des combats et des combattants, à la fois victimes et acteurs de cette violence. Il ne s'agit nullement de contester le bien-fondé de l'étude de la violence extrême infligée aux populations désarmées par les populations en armes, mais de s'interroger sur l'aspect tronqué de toute démarche qui exclurait la violence des hommes armés entre eux. La violence de combat ne constitue pas une sorte d'invariant de l'activité guerrière que l'on pourrait se dispenser de décrire et d'analyser. Ce refus de voir conduit à empêcher toute phénoménologie des pratiques mises en œuvre dans la violence guerrière, ce « langage » susceptible de mettre à nu les systèmes de représentations des acteurs. Elle conduit aussi à négliger la porosité entre violences de champ de bataille et violences contre des populations désarmées. Cette circulation entre les unes et les autres mérite d'être questionnée si l'on souhaite comprendre non pas tel ou tel aspect des violences extrêmes en temps de guerre, mais celles-ci dans leur totalité.
- La violence fondamentaliste : violence politique et religion politique dans le conflit moderne - Bernd Weisbrod p. 551 Il y a dans les « religions politiques » modernes davantage qu'un rituel politique et une sémantique religieuse comme on le pense d'ordinaire du national-socialisme et d'autres régimes totalitaires. Les idéologies et le style politique ont certes de l'importance, mais ce ne sont pas eux qui permettent de savoir comment on est parvenu à une « certitude définitive » quant à la mission ultime. La terreur inspirée par les « furies » révolutionnaires et le « sacrifice » exigé par le renouveau national offrent une voie de réalisation historique à la proposition selon laquelle dans le monde moderne ce n'est pas la violence qui est dans la religion mais la religion qui est dans la violence. La violence fondamentaliste, depuis la Shoah jusqu'aux attaques du 11 septembre 2001, doit donc être considérée comme la pierre de touche d'une économie du sacré dans un monde désenchanté. Ainsi, la « moralité de la violence » (Sorel) rejaillit sur les actes de terrorisme politique et de génocide, non seulement en les légitimant, mais en tant que preuve du caractère transcendant de la violence politique elle-même.
- Les violences extrêmes et le monde universitaire - Omer Bartov p. 561 Explorant ici les rapports entre les violences extrêmes et la pensée universitaire, je commence par dire que la profession en a été complice en préparant l'état d'esprit, en fournissant la justification rationnelle et en apportant le savoir-faire et le personnel requis pour l'exercice d'une violence de masse décidée par un État. Pourtant, j'affirme qu'elle ne peut analyser et expliquer les formes modernes extrêmes de la violence sans réviser ses propres paradigmes de recherche et d'interprétation. Je poursuis en posant la nécessité de comprendre les mécanismes qui poussent personnellement tel ou tel chercheur à prendre part ou à résister à l'atrocité, car cela permettrait sans doute de modifier plus facilement la formation dans le souci et le sens d'une plus grande résistance aux crimes perpétrés avec la bénédiction d'un État. Inversement, je note que le vécu personnel de certains chercheurs qui étudient les violences extrêmes exerce inévitablement un effet sur leurs travaux : pour y avoir été soumis, ou y avoir soumis autrui, comprennent-ils mieux et pénètrent-ils plus profondément le phénomène, ou sont-ils d'une partialité telle qu'elle en invalide leurs conclusions ? J'en déduis que la notion même d'analyse objective se trouve battue en brèche face à des événements qui font voler en éclats les normes et les conventions de l'existence ordinaire. Pour conclure, je me livre à quelques réflexions sur les réactions des milieux universitaires au terrorisme international.
- Travailler sur des objets détestables : quelques enjeux épistémologiques et moraux - Paul Zawadzki p. 571 Quel est le sens et l'intérêt de produire des connaissances sur des objets que l'on déteste ? Nous sommes partis de l'idée que travailler sur des objets qui, non seulement n'ont aucune valeur aux yeux du chercheur, mais qui sont constitués par l'indignation morale face à l'horreur, pose des problèmes spécifiques qui viennent s'ajouter aux problèmes habituels de la recherche de l'objectivité dans les sciences de l'esprit. L'article se propose par conséquent d'expliciter quelques-uns des enjeux cognitifs et moraux qui se dessinent à travers des choix méthodologiques et épistémologiques. Notamment, comment travailler sur des objets détestables sans que les conditions de possibilité du jugement moral ne soient abolies ? L'article fait apparaître certains dilemmes et apories que comportent chacun des trois niveaux de réflexion dégagés, celui de la singularité historique, celui de l'explication historique enfin celui de la compréhension.
- Une éthique de responsabilité en pratique - Béatrice Pouligny p. 581 Cette contribution se propose de réfléchir à certaines difficultés éthiques et méthodologiques que pose la conduite d'enquêtes dans des situations d'extrêmes violences. Elle suggère d'analyser la question du rapport à cet « objet » spécifique en termes de responsabilité du chercheur à l'égard des personnes auprès desquelles il mène ses recherches. Cette démarche s'appuie notamment sur la mise en œuvre d'une sociologie compréhensive. Celle-ci se place dans la perspective du sens et propose d'entrer dans la subjectivité de l'autre. En contexte de violences extrêmes, une telle démarche présente des difficultés accrues que l'article tente d'analyser. Ceci suppose, de la part du chercheur, un travail critique permanent qui ne va pas de soi, dans des situations qui le bousculent dans tous ses repères. Faire de l'autre non plus simplement un « objet » mais un « sujet » de sa recherche, c'est également dépasser les catégories qui pourraient l'enfermer et articuler, en permanence, des histoires individuelles et collectives. Tout cela interroge, bien évidemment, le chercheur sur ses techniques d'enquête mais aussi d'analyse.
- La torture aux frontières de l'humain - Françoise Sironi, Raphaëlle Branche p. 591 Quand l'histoire collective traverse de manière violente l'histoire singulière des individus, une réflexion trans-disciplinaire est nécessaire. Elle s'avère être un incontestable enrichissement dans l'étude de la question de la mise en acte délibérée du mal par un humain sur un autre humain. Dans cet article, une psychologue et une historienne proposent de répondre à quelques-unes des questions fondamentales que pose un type de violence extrême : la torture. Quels en sont les buts ? Que sous-tendent ses méthodes et quels en sont les mécanismes, au-delà des évidences premières ? Qui sont les tortionnaires et comment sont-ils formés ? Comment sort-on de la torture, tant du point de vue du tortionnaire que de celui de la victime de torture ? Des témoignages et des exemples cliniques tirés de leur pratique clinique et de leurs travaux de recherche viennent étayer leur propos.
- Anthropologie de la violence extrême : le crime de la profanation - Véronique Nahoum-Grappe p. 601 Le propos est ici de poser la question de la spécificité ou non du crime de cruauté, ou crime de profanation, au sein des formes possibles de violences politiques. Ce sont les témoignages des rescapés victimes de la purification ethnique en ex-Yougoslavie (sur lesquels nous avons travaillé) qui nous ont conduits à ce questionnement. Les crimes « cruels » semblent relever d'une strate non historique et politique de signification, ils tapissent la trame ordinaire des faits « divers » en temps de paix, et semblent éloignés de toute signification historique. Il s'agit donc de poser le problème d'une différence anthropologique entre deux gestes violents, ou deux sens possibles d'un même geste de violence, saisies dans leur situation concrète. À cette fin, la lecture de textes classiques est d'une grande utilité pour l'ethnologue des crimes de profanation qui tente d'apporter un complément à la définition juridique du crime contre l'humanité. Ainsi en est-il de certains écrits de Chateaubriand.