Contenu du sommaire : Des terroristes dans le prétoire : qualifier et punir la violence politique d'hier à aujourd'hui

Revue Histoire@Politique Mir@bel
Numéro no 45, septembre-décembre 2021
Titre du numéro Des terroristes dans le prétoire : qualifier et punir la violence politique d'hier à aujourd'hui
Texte intégral en ligne Accessible sur l'internet
  • Dossier

    • Pour une histoire du terrorisme en procès - Antoine Mégie, Virginie Sansico accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Absente du droit français jusqu'en 1986, à l'exception d'une parenthèse vichyste en 1943-1944, la notion de terrorisme est pourtant omniprésente dans les discours et les représentations de la violence politique depuis la fin du XIXe siècle. Elle est également mobilisée par la doctrine juridique à l'échelle tant nationale qu'internationale, parfois pour en valider la pertinence, d'autres fois pour dire son inadéquation avec la logique pénale. Ce dossier propose de l'historiciser en l'abordant sous l'angle des audiences de procès et de leur environnement, dans une démarche interdisciplinaire empruntant aux méthodes de la microhistoire, des sciences sociales et de l'ethnographie judiciaire. L'objectif est de montrer comment l'institution qualifie et punit le fait terroriste, et plus largement d'interroger une qualification qui n'est pas seulement juridique et résulte d'une coproduction empruntant à de multiples registres tels que le droit, la politique, l'histoire, ou l'émotion. L'étude des acteurs de la scène judiciaire (juges, avocats, accusés, victimes, médias ou publics) permet d'appréhender concrètement cette hétérogénéité et les dynamiques de labellisation de la dimension terroriste quelle que soit la qualification retenue dans le dossier pénal.
      Absent from French law until 1986, with the exception of a brief period from 1943–1944 under the Vichy government, the notion of terrorism has nevertheless been omnipresent in the discourse and representations of political violence since the end of the 19th century. It has often been mobilized by legal doctrine at both the national and international levels, sometimes to validate its relevance, and other times to illustrate its inadequacy within the logic of the penal system. This special section suggests adopting a historical lens and looking at the question of terrorism from the angle of trial hearings and their environment, in an interdisciplinary approach that borrows from microhistory, the social sciences, and judicial ethnography. Our goal is to describe how the legal system defines and punishes acts of terrorism, and more broadly to investigate this definition, which is not solely judicial in nature but also incorporates concerns that are more properly legal, political, historical, and emotional. The study of the actors on the judicial scene (judges, lawyers, defendants, victims, the media, and the public) allows us to concretely apprehend this wide variety and the dynamics of labelling terrorism, whatever the definition used in a given criminal case.
    • En quête de rupture : de Ravachol à Émile Henry - Gilles Ferragu accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Cet article porte sur les procès des anarchistes de la fin du XIXe siècle et notamment sur la manière dont le rituel judiciaire manifeste le rétablissement d'un ordre républicain confronté à la propagande par le fait anarchiste. À partir de quelques affaires (procès Ravachol, Léauthier, Vaillant et Henry), il s'intéresse également à l'émergence d'une défense « en rupture », informelle, qui marque les limites du procès terroriste. À travers cet article, il s'agit plus globalement de saisir la manière dont les anarchistes, dans le prétoire, ont pu penser leur défense et leur combat.
      This article examines the trials of several prominent anarchists at the end of the 19th century and in particular, how the judicial rituals illustrated the restoration of the republican order in the face of anarchist propaganda. Drawing on a number of cases (in particular against Ravachol, Léauthier, Vaillant, and Henry), this article also looks at how a new informal “defense of rupture” emerged, one that challenged the legality of the State, turned accusations back onto the judicial system, and thus revealed the limits of legal proceedings against terrorists. More generally, this article will shed light on how anarchists conceived of their defense and their struggle in the courtroom.
    • « Je ne pouvais pas vivre sans cette vengeance » : le procès du « terroriste » Samuel Schwartzbard devant la cour d'assises de la Seine (1927) - Virginie Sansico accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      C'est à l'automne 1927 que se tient à Paris le procès de Samuel Schwartzbard, auteur quelques mois plus tôt de l'assassinat du leader nationaliste ukrainien Symon Petlioura, qu'il tenait pour responsable des pogromes commis, entre 1918 et 1920, par l'Armée populaire d'Ukraine alors placée sous son commandement. Vengeur héroïque pour ses nombreux défenseurs de l'époque (juifs et humanistes fondateurs de la future Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme, LICRA) et dans la mémoire juive, qualifié de « terroriste » par les parties civiles et dans la mémoire nationaliste ukrainienne, Schwartzbard est jugé par une cour d'assises ordinaire, en présence de journalistes du monde entier conscients de la portée historique de ces audiences. Les débats y sont largement dominés par les avocats, figures du barreau de Paris, désignés par les deux parties, dont celui de la défense Henry Torrès qui parvient à retourner le procès pour en faire celui des pogromes. Cette stratégie conduit à l'acquittement de Schwartzbard, acclamé par un public largement acquis à sa cause. Ce procès symbolique, qui se tient alors que le droit pénal international fait l'objet d'intenses réflexions sur la manière de qualifier et juger les crimes du « droit des gens » et ce qu'on nomme alors la « barbarie », constitue un marqueur essentiel de l'entre-deux-guerres.
      In the autumn of 1927, Samuel Schwartzbard was tried in Paris for his assassination, a few months earlier, of the Ukrainian nationalist leader Symon Petliura. Schwartzbard held Petliura responsible for the pogroms committed by the Ukrainian People's Army between 1918 and 1920, which had been under the Petliura's command at the time. Seen as a heroic avenger by his many supporters (Jews and the humanists who would found the future International League against Racism and anti-Semitism) and in Jewish memory more broadly, but simultaneously viewed as a terrorist by many civilians and Ukrainian nationalists, Schwartzbard was tried by an ordinary criminal court, in the presence of journalists from all over the world who were aware of the immense historical significance of this trial. The debates were largely dominated by lawyers on both sides; these prominent figures in the Parisian judiciary included defense lawyer Henry Torrès, who succeeding in turning the trial on its head to denounce pogroms instead. This strategy led to Schwartzbard's acquittal, which was widely acclaimed by a favorable public. This symbolic trial, which took place at a time when many were debating how international criminal law should qualify and judge crimes of jus gentium and what was then called “barbarism,” was an essential marker of the interwar period.
    • La norme à l'épreuve de l'idéologie : le franc-tireur en droit allemand et la figure du terroriste judéo-bolchevique dans les prétoires militaires allemands en France pendant la Seconde Guerre mondiale - Gaël Eismann accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Pendant l'Occupation, plus de 1 500 civils désignés comme « terroristes » sont jugés pour acte de « franc-tireur » par les tribunaux militaires allemands implantés en France occupée dont près de 1 300 durant les seules années 1943 et 1944. 90 % de ces prévenus ont été condamnés à mort et la plupart d'entre eux exécutés. Fondé sur une relecture critique de sources secondaires et sur l'exploitation systématique des fonds de la justice militaire allemande en France occupée, cet article propose d'éclairer par les outils mentaux (militaires, politiques, idéologiques et juridiques) forgés à l'occasion des conflits précédents, la manière dont les tribunaux militaires allemands mobilisent en France occupée la qualification de « franc-tireur », introduite dans le droit pénal militaire allemand en 1938. Il s'efforce de montrer qu'à compter de l'invasion de l'URSS par l'Allemagne, la figure du franc-tireur est perçue en France à travers le prisme déformant du judéo-bolchevisme, ce qui conduit à une criminalisation à la fois juridique et idéologique de la Résistance dont les conséquences se font vite sentir dans les prétoires militaires allemands, avec la multiplication des procès contre les militants de la branche armée du parti communiste, accusés pénalement d'actes de « francs-tireurs » mais qualifiés de « terroristes judéo-bolcheviques » par l'ensemble des récits qui informent leurs procès, de l'instruction des affaires jusqu'à leur exploitation par la propagande en passant par les attendus de leurs jugements ou l'instruction de leurs recours en grâce.
      During the Occupation, more than 1,500 civilians designated as “terrorists” were tried as “franc-tireurs”, or “free shooters,” by the German military tribunals set up in occupied France, including nearly 1,300 in 1943 and 1944 alone. 90% of these defendants were sentenced to death and most of these were executed. Based on a critical rereading of secondary sources and on the systematic exploitation of the funds of German military justice in occupied France, this article proposes to shed light through the mental tools (military, political, ideological and legal) forged on the occasion of the previous conflicts, the way in which the German military tribunals mobilized in occupied France the qualification of "franc-tireur", introduced into German military criminal law in 1938. This article will demonstrate that, following Germany's invasion of the USSR, the figure of the franc-tireur came to be seen in France through the distorting lens of Jewish Bolshevism. This led to the legal and ideological criminalization of the Resistance, the consequences of which were quickly felt in German military courtrooms, with the proliferation of trials against militants from the armed wing of the Communist Party being criminally accused of franc-tireur acts but referred to as “Judeo-Bolshevik terrorists” in all courtroom accounts (from investigations, sentencings, and petitions for clemency), as well as in all propaganda materials.
    • Négation de la guerre, terrorisme et exception : Abderrahmane Taleb et la Guerre d'indépendance algérienne (1954-1962) - Sylvie Thénault accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Entre juillet et décembre 1957, Abderrhamane Taleb est trois fois condamné à mort par le Tribunal permanent des forces armées (TPFA) d'Alger. Étudiant en chimie, il reconnaît avoir fabriqué 17 à 18 kg d'explosifs au profit du FLN à Alger mais outre ce rôle, exercé malgré lui, dit-il, il s'est aussi engagé au maquis. C'est d'ailleurs au maquis qu'il est fait prisonnier par l'armée française. Son cas met en jeu, de façon exemplaire, le droit et le fonctionnement de la justice, à travers l'application des législations d'exception pendant la Guerre d'indépendance algérienne. Ses procès offrent en outre un panel d'audiences représentatives : durée brève, accusés nombreux, fort intérêt de la presse locale (algéroise, en l'occurrence) et des Français d'Alger. Les victimes, en revanche, sont curieusement absentes. Enfin, l'exécution de Taleb, le 24 avril 1958, déclencheur du 13 mai 1958 qui conduit la IVe République à sa perte, déclenche des débats cruciaux sur l'usage de la peine de mort dans cette guerre et le statut de ses protagonistes. Ainsi le cas d'Abderrhamane Taleb permet-il de reprendre l'historiographie de la Guerre d'indépendance algérienne en la soumettant aux problématiques de la « scène terroriste ».
      Between July and December 1957, Abderrhamane Taleb was sentenced to death three times by the military tribunal of Algiers (the Tribunal Permanent des Forces Armées, or TPFA). As a chemistry student, he admitted to having been forced to make 17 or 18kg of explosives for the FLN in Algiers, but added that he had also joined the maquis, or national resistance movement, of his own volition. It was in the latter context that he was taken prisoner by the French army. His case is a prime example of how the law and the judicial system functioned through the enforcement of emergency legislation during the Algerian War of Independence. In addition, his legal cases also displayed a variety of representative hearings that were of short duration, included numerous defendants, and elicited strong interest from the local press (Algerian, in this case), as well as from French nationals from Algiers. The victims, however, were curiously absent from the scene. Taleb's execution on April 24, 1958 triggered the events of May 13 which brought the Fourth Republic to its knees, instigating virulent debate on the use of the death penalty in the Algerian War and on the status of its protagonists. The case of Abderrhamane Taleb thus allows us to revisit the historiography of the Algerian War of Independence by viewing it from the perspective of the “terrorist scene”.
    • Détournement de procès ? L'affaire des « Quatre de Fleury-Merogis » - Liora Israël accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Cet article revient sur l'affaire des « Quatre de Fleury-Merogis », ces quatre Afro-Américains qui après avoir détourné un avion vers l'Algérie le 31 juillet 1972 s'exilèrent en France. Après avoir vécu dans la clandestinité, ils furent arrêtés en vertu d'un mandat d'arrêt émis par leur pays d'origine. L'article revient sur la mobilisation qui prit place pendant leur détention et en vue de leur procès en France. À travers les archives d'un de leurs avocats, Jean-Jacques de Félice, il est possible de mettre en évidence les opérations ayant permis de transformer le jugement d'actes considérés comme terroristes par les États-Unis en occasion de critiquer ce pays pour son traitement de sa minorité afro-américaine. En l'occurrence, le rôle des accusés ‑ loin d'être passifs ‑ fut considérable dans le processus de politisation de l'affaire.
      This article revisits the case of the “Fleury-Merogis Four,” the four African-Americans who hijacked a plane to Algeria on July 31st, 1972, and then escaped to France. After living in hiding, they were arrested under a warrant issued by their country of origin. This article looks at the mobilization that took place once they were remanded into custody and preparations for their trial began in France. Drawing on the records of one of their lawyers, Jean-Jacques de Félice, this article highlights the operations that helped to transform the trial of terrorist acts, such as defined by U.S. law, into an opportunity to indict the United States for its treatment of its African-American minority. In this case, the role of the defendants, far from being passive, was significant in politicizing the case.
    • L'invention d'une justice « ordinaire spécialisée » : les procès terroristes des années 1980, d'Action directe à Georges Ibrahim Abdallah - Antoine Mégie accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Les années 1980 constituent une décennie décisive dans l'évolution de la politique pénale française en raison de l'abolition de la peine de mort mais également de l'abrogation de l'infraction de « crime politique » qui s'accompagne de la fin de la procédure d'exception de la cour de sureté de l'État. Dans ce contexte, souvent présenté comme le résultat d'une dépolitisation de la justice pénale, une série de procès vont néanmoins mettre à l'épreuve les autorités exécutives et judiciaires face à des accusés et à leurs défenses se réclamant de la lutte armée nationale et internationale. Autant de scènes de jugement des dossiers qualifiés de terroristes qui permettent par leur analyse d'interroger la justice française au regard de ses évolutions institutionnelles mais aussi de ses expériences d'audience de jugement.
      The 1980s were a decisive decade in the evolution of French criminal policy, marked by the abolition of the death penalty as well as the elimination of “political crimes” from the penal code, which was accompanied by the end of the exceptional legal mechanisms of the State Security Court. In this context, often presented the result of the depoliticization of the criminal justice system, a series of trials would nevertheless put the executive and judicial authorities to the test, given that the defendants claimed to be part of a national and international armed struggle. The rulings handed down in these terrorist cases allow us to examine the French judicial system from the perspective of its institutional evolutions and its experiments in judicial hearings.
  • Varia

    • « Le tournant vers l'industrie » de la LCR dans les années 1980 : une page méconnue de l'histoire de « l'établissement » en France - Hugo Melchior accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Tout au long des années 1970, la Ligue communiste révolutionnaire s'est efforcée de résoudre le problème primordial de la liaison organique avec la classe ouvrière, sujet révolutionnaire au sein du mode de production capitaliste. Confrontée autant à une composition sociale jugée toujours « anormale » pour une organisation luttant pour l'émancipation économique du salariat exploité, qu'à un contexte socio-politique devant conduire à court et à moyen terme, selon ses prédictions, à une situation révolutionnaire, il fut décidé à compter de juin 1980 de demander à ses militants, sur la base du volontariat, d'aller « s'embaucher » dans les « secteurs clés de l'industrie » pour que l'organisation trotskiste puisse prétendre jouer un rôle décisif dans les conflits d'usine espérés et attendus.
      Throughout the 1970s, the Ligue communiste révolutionnaire, or LCR (Revolutionary Communist League) endeavored to solve the fundamental problem of forming organic ties with the working class, its revolutionary goal within the existing capitalist mode of production. Confronted with both a social composition that was always seen as “abnormal” for an organization fighting for the economic emancipation of exploited workers, and with a socio-political context that would lead — according to its predictions — in the short and medium term to a revolutionary situation, the LCR decided in June 1980 to ask its activists, on a voluntary basis, to go and “get hired” in the “key sectors of industry,” so that the Trotskyist organization could claim to play a decisive role in the hoped-for and expected factory conflicts.
  • Pistes & débats

    • Une pause réflexive pour l'histoire globale - Stefanie Gänger, Jürgen Osterhammel accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Cet article est la version enrichie en langue française d'un article écrit en mai 2020 et publié pour la première fois en août 2020 dans le mensuel allemand Merkur. Il propose une réflexion critique sur certains développements récents de l'histoire globale et en pointe certains travers. Il s'interroge sur les fondements méthodologiques et théoriques de l'histoire globale et propose, à l'occasion de la crise du Covid-19, de questionner certains des présupposés fondamentaux de cette histoire. L'article remet ainsi en cause l'idée d'une accélération croissante et irréversible des flux. Des termes comme « connectivité » et « circulation » ont presque toujours été utilisés positivement par la plupart des historiennes et historiens du global, mais la crise a inversé rapidement ces perceptions et ces valeurs. Il s'agit donc d'inviter les historiennes et historiens du global à repenser les prémisses de leur travail et à un effort de réflexivité, en particulier vis-à-vis de la représentation trop optimiste d'un monde de mobilités et de connexions.
      This article is an expanded and translated version of an article published in May 2020 in the German journal Merkur. It offers a series of reflections on the methodological and theoretical foundations of global history and suggests, in the wake of the Covid-19 pandemic, challenging some of this discipline's basic assumptions. Among other things, the article questions ideas about irreversible acceleration and growing integration as hallmarks of modernity. It also points to how terms like “connectivity” and “circulation”, commonly used in a positive way by global historians, currently appear in a very different light. This article is an invitation for global historians to rethink the premises of their work and engage in further reflection, especially with regard to an overly optimistic representation of a world of mobility and connections.