Contenu du sommaire : La moralisation du capitalisme
Revue | Revue internationale des sciences sociales |
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Numéro | no 185, septembre 2005 |
Titre du numéro | La moralisation du capitalisme |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Résumés - p. 459
L'interprétation des normes morales
- Comportement économique et normes du capitalisme - Pierre Demeulenaere p. 465 L'idée de moralisation de l'économie capitaliste présuppose une idée de morale ou de justice. Si l'on s'en tient intuitivement au principe de liberté ou de non-domination, souvent associé à la défense des institutions du marché, mais aussi à des justifications morales plus larges, deux questions se posent : d'abord, est-ce qu'un comportement économique orienté vers le profit permet de garantir ces principes de non-domination ? La réponse est négative, car il y a un intérêt structurel à la tricherie dans une situation de type dilemme du prisonnier. Il faut introduire des considérations normatives supplémentaires pour garantir le respect des normes de marché. La seconde question est alors de savoir si le respect moral du principe de non-domination doit conduire à la justification exclusive des institutions de libre-échange. La aussi la réponse est négative, dans la mesure où plusieurs caractères typiques de la vie sociale interdisent de considérer qu'un respect de normes pures de libre-échange corresponde à une application directe de ce principe de non-domination. De fait, la vie sociale réelle introduit d'autres normes qui correspondent à la prise en compte d'autres objectifs sociaux qui peuvent également être dérivés d'un principe de non-domination.
- La « moralisation du capitalisme » : une approche du problème. L'expérimentalisme démocratique et la coévolution des normes - Christian Arnsperger p. 477 La plus fondamentale des questions que soulève tout débat sur la « moralisation du capitalisme » est celle extrêmement complexe de la moralité de second ordre : comment est-il possible de porter un jugement moral sur nos catégories de jugement moral ? Comment pouvons-nous décréter que nos normes de moralité sont immorales et qu'une (re-)moralisation est en conséquence nécessaire ? La réponse à cette question passe par la constatation que les normes et les structures d'interaction au sein du capitalisme ont évolué de concert, et ne peuvent par conséquent être considérées ni comme indépendantes les unes des autres ni comme obéissant à une fonctionnalité cachée. Il en découle que, paradoxalement, le problème de la moralisation ne peut être résolu en termes de morale mais exige une approche politique qui, pour être pleinement efficace, suppose d'accepter l'idée que le capitalisme est un système culturel à part entière. On ne peut combattre l'idéologie inhérente à ce système culturel que de l'intérieur du système lui-même, en ayant recours à des processus décentralisés de prise de décision démocratique et non en se bornant à en prophétiser la fin ou à la stigmatiser au nom de la morale. Parce que la version particulière de la culture capitaliste dans laquelle nous vivons actuellement est un pur produit de l'histoire, il semble logique de plaider pour un expérimentalisme démocratique intégrant une multiplicité d'initiatives d'expérimentation institutionnelle dans un système de formation et d'acquisition de l'expérience analogue au système d'utilisation et de diffusion de l'information qu'offre le marché hayekian. Ce n'est qu'en créant ainsi les conditions démocratiques réelles et concrètes que suppose le fonctionnement d'un capitalisme différent que nous parviendrons à appréhender dans toute sa complexité le problème de la « moralisation du capitalisme ».
- L'éthique de la concurrence - Patrick Pharo p. 489 Cet essai de sociologie morale examine d'abord le contenu moral de la critique dont le capitalisme a fait traditionnellement l'objet, puis les tentatives de réponse et de justification du capitalisme par l'effet supposé naturellement bénéfique de la concurrence. En fait, les concurrences sociales inhérentes aux formes de vie humaine ne se limitent pas à l'économie, et elles ont peu de chances de posséder spontanément la vertu morale qu'on leur prête. L'article s'interroge donc plus précisément sur le caractère moral de la concurrence des producteurs et des consommateurs, et propose, pour finir, de considérer le niveau et la qualité de l'estime de soi engendrés ou favorisés par un ordre socio-économique comme une sorte de critère pour son évaluation morale.
- La morale de la croyance dans les profits de la vertu - Ariel Colonomos p. 501 Cet article traite d'une morale des affaires qui exige de la part des multinationales de respecter dans les pays où elles s'installent les règles de la justice, de la transparence et des droits de l'homme. Ce modèle renouvelle la conception traditionnelle de l'éthique des entreprises et les raisons de sa diffusion tiennent à la transformation des relations internationales après la guerre froide. Son développement a pour socle les jeux de langage dont les entrepreneurs moraux décident de faire usage et la finance est l'espace social où se nouent les différents éléments constitutifs de cette communication. Cette réflexion se veut à la fois explicative et normative. Ce texte discute cette morale de « l'honnêteté payante » en éclairant les formes de l'utilitarisme culturellement et historiquement situées qu'elle revêt. Il conclut en mettant l'accent sur la nature profondément religieuse de cet appel dont l'effectivité et la validité reposent sur des prophéties autoréalisatrices.
- La morale économique chrétienne : le tournant médiéval - Guillaume Erner p. 513 Le paradoxe est connu : c'est au milieu d'une culture chrétienne hostile à l'argent que le capitalisme s'est développé. En revanche, on s'est moins interrogé sur les raisons de cette hostilité. Pourtant, celles-ci ne vont pas de soi. Certes, les pères de l'Église faisaient preuve d'une grande hostilité vis-à-vis de la matière. Mais les théologiens médiévaux ne se gênaient pas d'amender les thèses des Anciens lorsque les nécessités de l'heure l'imposaient. Selon notre hypothèse, la virulence de ce proto-anticapitalisme s'explique par l'association effectuée entre la matière au sens large – l'argent d'une part, mais aussi la sexualité – et cet anti-monde censé être dominé par les Juifs.L'étude du discours des théologiens chrétiens du XIIIe siècle permet de mieux souligner les liens unissant l'hostilité à l'argent et la haine des différents. Voilà qui pourrait éclairer la permanence de ce refus au sein de certains discours modernes.
- Comportement économique et normes du capitalisme - Pierre Demeulenaere p. 465
Les enjeux de l'éthique dans une économie mondialisée
- Capitalisme et éthique. Comment les dispositions législatives relatives aux conflits d'intérêts peuvent être utilisées pour prévenir les dilemmes moraux dans la vie économique - Richard Swedberg p. 523 J'examine dans cet article la façon dont les dispositions législatives relatives aux conflits d'intérêts sont utilisées pour éviter les dilemmes moraux dans l'économie des États-Unis. Ce type de dispositions repose essentiellement sur l'idée qu'il est possible de prévenir certains conflits moraux en interdisant à tous les acteurs chargés de la défense d'intérêts généraux de se mettre dans une situation où leur comportement pourrait être influencé par leurs intérêts particuliers. Pour mieux faire comprendre comment ces dispositions s'appliquent dans la pratique, je rappelle ce qui s'est passé, il y a quelques années, lorsque le marché américain s'est effondré après la hausse des années 1990 et que des scandales ont touché un certain nombre d'entreprises. J'ai choisi cet exemple parce que les conflits d'intérêts ont joué un rôle primordial dans les scandales qui ont éclaté après la période de hausse du marché, notamment au sein des firmes d'experts-comptables – auxquelles je consacre une analyse détaillée. Je montre enfin comment, en réaction à ces scandales, on a proposé d'apporter diverses améliorations aux dispositions législatives existantes en matière de conflits d'intérêts.
- Les marchés de la vertu : la promesse des fonds éthiques et des microcrédits - Javier Santiso p. 535 La politique de l'éthiquement correct ne répond parfois – ou souvent, renchériront les grincheux – qu'à un souci bien compris d'intérêt. En effet, la création d'un fond éthique, ou l'engagement dans un programme de microfinance, peut n'être qu'une concession à l'air du temps ou une manière détournée de rehausser l'estime de soi. Cependant ces hommages à la vertu n'en constituent pas moins une source d'interrogations et d'enjeux contemporains. Les sommes engagées dans les fonds éthiques sont loin d'être anecdotiques. Aux États-Unis, un dollar sur dix est investi dans des supports financiers « éthiques ». En Europe, ils se développent à grande vitesse. Quant aux expériences de microcrédits, du Bangladesh à la Bolivie, elles ont montré qu'elles étaient loin d'être dépourvues d'intérêts tant leurs résultats sont profitables à tous. Comme on le souligne dans le présent travail, l'expérience des fonds éthiques et des microcrédits, si elle ne comble pas la brèche entre le passé et le futur, comporte néanmoins une promesse d'avenir : elle confère un horizon temporel, une vision de l'à-venir, à laquelle participe ladite société civile internationale.
- Les grandes entreprises qui revendiquent un comportement « responsable » obéissent-elles à des considérations nationales ou globales ? - Simon Reich p. 551 L'auteur se demande dans quelle mesure les codes de conduite des entreprises multinationales obéissent à une logique de convergence ou demeurent plutôt imprégnés des valeurs nationales. En d'autres termes, il s'agit de savoir si ces entreprises à vocation planétaire sont influencées par des normes internationales ou par des considérations locales. Concrètement, l'étude s'appuie sur les témoignages de cadres supérieurs et de représentants des pouvoirs publics et sur une masse considérable de données statistiques. Trois aspects de l'activité des entreprises multinationales ont été méthodiquement examinés : gouvernance et finances ; recherche-développement ; commerce et investissements directs. Cela a permis de mettre en évidence sur le plan opérationnel trois typologies comportementales distinctes correspondant plus ou moins aux trois principales puissances économiques : l'Allemagne, les États-Unis et le Japon. Or, si le comportement des principales multinationales (censées être les moteurs de la mondialisation) ne reflète aucune convergence dans les secteurs d'activité qui revêtent à leurs yeux une importance stratégique essentielle, il devient évident que les partisans (pour ne pas dire les prophètes) de la mondialisation sont allés un peu vite en besogne. Les champions de l'industrie nationale ont peut-être disparu comme les dinosaures, mais les schémas nationaux de comportement, eux, ont la vie dure.
- La reformulation domestique russe des enjeux moraux de la lutte anti-blanchiment - Gilles Favarel-Garrigues p. 573 La lutte anti-blanchiment reflète une préoccupation internationale récente, liée à des considérations morales. Dévouée à la répression de l'argent sale, elle se fonde sur un consensus minimal entre un ensemble d'acteurs hétérogènes, et conduit à promouvoir simultanément des normes, des institutions et des pratiques professionnelles destinées à se diffuser sur l'ensemble de la planète. En analysant le cas russe, nous souhaitons montrer que la mise en œuvre des standards internationaux n'implique pas nécessairement l'adhésion à des valeurs communes, ou du moins à une vision commune des objectifs de la lutte anti-blanchiment. L'exemple traité souligne au contraire la latitude dont disposent les États pour définir les enjeux moraux de la lutte anti-blanchiment sur leur territoire, en fonction de préoccupations domestiques. Cette marge de manœuvre est intrinsèquement liée aux ambiguïtés de la formulation morale des objectifs de la lutte anti-blanchiment au niveau international.
- Capitalisme et éthique. Comment les dispositions législatives relatives aux conflits d'intérêts peuvent être utilisées pour prévenir les dilemmes moraux dans la vie économique - Richard Swedberg p. 523
Évaluations juridiques et normatives du capitalisme
- Deux façons de relier l'activité économique aux droits de l'Homme - Sheldon Leader p. 585 Les entreprises modernes se montrent à la fois sensibles et insensibles aux exigences des droits de l'Homme. Cette ambivalence tient dans une certaine mesure à l'inadéquation qui existe entre ce qu'elles disent et ce qu'elles font. Cet article porte cependant sur un problème plus fondamental. L'impulsion morale sous-jacente à l'engagement social des entreprises ne produit pas de résultats convaincants parce que les principes fondamentaux qui animent les organisations chargées de défendre certains droits élémentaires s'opposent profondément à ceux qui déterminent les normes de l'activité commerciale. Pour savoir si ce conflit peut être résolu, nous devons l'analyser comme un affrontement entre différentes façons de concevoir le respect et la défense de ces droits et de ces normes. La solution des conflits entre droits fondamentaux peut comporter des partis pris implicites quand elle repose sur une justification « fonctionnelle » ou « consensuelle » ; mais elle permet parfois de réaliser pleinement le potentiel de ces droits quand elle se fonde sur une justification « civique ». Pour savoir si les droits de l'homme sont compatibles avec les impératifs économiques, il faut donc se demander si ces impératifs peuvent tenir compte des exigences d'une justification « civique ».
- L'« alien tort » et l'état de droit mondial - Ruti Teitel p. 597 Le présent article retrace la généalogie des développements juridiques qui ont conduit à l'extension de la juridiction civile des tribunaux américains en matière de violations des droits de l'Homme. L'auteur s'efforce d'éclairer la relation entre cette évolution des recours civils offerts aux victimes étrangères d'infractions commises à l'étranger et la mondialisation. Elle met en lumière les différentes dimensions de cette évolution qu'impliquent les transformations intervenues dans la compétence au fond et la compétence procédurale mais aussi dans les concepts de personnalité morale et de subjectivité juridique, en s'interrogeant sur la manière dont ces modifications normatives contribuent à façonner l'état de droit mondial. Elle conclut que, quel que soit l'apport de voies de droit transnationales, le mieux est de les considérer comme complémentaires de la protection offerte par les systèmes juridiques nationaux.
- Éthique des affaires : théories et réalité - David Rodin p. 609 L'éthique des affaires est coincée entre deux théories de la responsabilité de l'entreprise qui sont concurrentes et tout aussi erronées. D'une part, selon le modèle de la valeur pour les actionnaires, défendu par le Prix Nobel d'économie Milton Friedman, l'entreprise n'a de réelles obligations morales qu'envers ses seuls actionnaires. D'autre part, selon la théorie normative des partenaires, l'entreprise a l'obligation morale de veiller aux intérêts d'un éventail de communautés, au nombre desquelles les actionnaires ne sont qu'un groupe parmi d'autres. Or, et c'est la position que nous défendons dans le présent article, si elle prétend donner une définition viable de la responsabilité morale des entreprises, l'éthique des affaires doit se dégager de ces deux approches théoriques qui font autorité pour adopter une nouvelle approche fondée, elle, sur une conception plus concrète de l'entreprise. En conclusion de cet article, nous présentons l'ébauche de ce que pourrait être une telle approche. Ce point de vue n'est pas sans conséquences pour l'influente théorie de Michael Porter sur la stratégie concurrentielle.
- Les discontinuités du raisonnement déductif dans les évaluations morales. Capitalisme, entreprises et individus - Peter A. French p. 621 Dans la première des trois parties de cet article, l'auteur soutient que l'évaluation morale négative d'une institution ne nous permet pas à elle seule de porter un jugement moral négatif similaire sur les actions des organisations dans lesquelles cette institution s'incarne, ou sur les individus qui accomplissent des actions à fondement institutionnel dans le cadre de l'institution. Dans la deuxième partie, il réexamine des arguments qu'il a présentés il y a une vingtaine d'années pour démontrer que les organisations peuvent agir intentionnellement et font par conséquent partie de la communauté morale, et propose une conception révisée de l'intentionnalité propre aux actions des organisations en espérant qu'elle sera plus immédiatement acceptable que sa première conception, qui rapportait cette intentionnalité à un complexe de désirs et de croyances. Dans la troisième partie, il tire des discontinuités du raisonnement déductif constatées dans les évaluations morales certaines conséquences pour la compréhension de la complexité des éléments du monde moral.
- Deux façons de relier l'activité économique aux droits de l'Homme - Sheldon Leader p. 585
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