Contenu du sommaire : Civilité et société civile à Taïwan
Revue | Monde Chinois |
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Numéro | no 69, 2022/2 |
Titre du numéro | Civilité et société civile à Taïwan |
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Éditorial
- Civilité et Société Civile à Taïwan : la littérature comme espace transitionnel - Ivan Gros, Jean-Yves Heurtebise p. 5-8
Dossier. Civilité et Société Civile à Taïwan : la littérature comme espace transitionnel
- Introduction. Le Procès de civilisation à l'œuvre à Taïwan Littérature formosane et civilité ou l'hypothèse de la transitionnalité : Une proposition théorique pour les études taïwanaises - Ivan Gros p. 10-40 Cet article présente la théorie littéraire de la transitionnalité et interroge la pertinence d'une application de cette théorie au contexte taïwanais.D'une part, il commence par mettre en perspective la définition de la civilité. Trois théories s'efforcent d'articuler le concept de civilité avec les pratiques littéraires : celles de Norbert Elias, de Jürgen Habermas et d'Hélène Merlin-Kajman. Dans les trois cas, la littérature, en tant qu'institution, établit des liens singuliers entre individus. Ces liens sont au fondement des sociétés dites « modernes » et plus principalement au cœur du principe démocratique. Il revient à Hélène Merlin Kajman de forger une théorie littéraire originale à partir de ces liens singuliers qu'elle qualifie, à la suite de Donald Winnicott, de transitionnel. D'autre part, l'article présente quelques études sociologiques qui montrent – quand bien même discrètement – le développement de la société taïwanaise à travers ses institutions littéraires. Ce rapprochement pourrait confirmer le rôle transitionnel de la littérature dans l'avènement d'une société « pour soi », suivant l'expression employée par David Schak. L'enjeu de cet article est bien de montrer les conditions potentielles d'applications de cette théorie au contexte taïwanais. Ainsi, la transitionnalité pourrait contribuer au débat propre aux études taïwanaises.This article presents the literary theory of transitionality and questions the relevance of an application of this theory to the Taiwanese context. On the one hand, it begins by putting the definition of civility into perspective. Three theories attempt to articulate the concept of civility with literary practices: those of Norbert Elias, Jürgen Habermas and Hélène Merlin-Kajman. In all three cases, literature, as an institution, establishes singular links between individuals. These links are at the foundation of so-called “modern” societies and more mainly at the heart of the democratic principle. It is up to Hélène Merlin Kajman to forge an original literary theory from these singular links which she qualifies, following Donald Winnicott, as transitional. On the other hand, the article presents some sociological studies that show – albeit discreetly – the development of Taiwanese society through its literary institutions. This comparison could confirm the transitional role of literature in the advent of a society “for itself”, to use the expression used by David Schak. The challenge of this article is to show the potential conditions for applying this theory to the Taiwanese context. Thus, transitionality could contribute to the debate specific to Taiwanese studies.
- Literature and the Development of Civility in Taiwan - David Schak p. 41-61 Il y a soixante ans, la société taiwanaise était très incivile. Composés de nombreux groupes de langue maternelle différents, les gens avaient peu de respect pour les autres que ceux de leurs propres cercles sociaux. Des changements dans les attitudes et les comportements sociaux ont commencé à apparaître au début des années 1990, et peu de temps après, Taiwan s'était forgé une réputation de lieu très civil. Cet article raconte comment ce changement a pris son envol, en examinant les rôles des différents facteurs : la migration et le développement économique ont fait sortir les gens de leurs communautés locales où ils ont rencontré et interagi avec des étrangers ; un mouvement démocratique a fomenté la chute d'un gouvernement autoritaire, la littérature indigène a contribué à créer une identité mentale taïwanaise et les mouvements sociaux ont élargi l'identité sociale, permettant aux gens de voir les autres comme des membres d'une société qu'ils appréciaient.Sixty years ago, Taiwan society was very uncivil. Composed of many different native language groups, people had little regard for anyone other than those in their own social circles. Changes in social attitudes and behavior began to appear in the early 1990s, and not long afterward Taiwan had established a reputation as a very civil place, indeed. This paper narrates how this change took plane, examining the roles of the various factors: migration and economic development took people out of their local communities where they met and interacted with strangers; a democracy movement fomented the fall of an authoritarian government, native-soil literature helped create a mental Taiwanese identity, and social movements widened social identity, enabling people to see others as fellow members of a society that they valued.
- Lire à Taiwan, foisonnement et fragilités - Pierre-Yves Baubry p. 62-80 Cet article propose d'examiner le développement du secteur éditorial à Taiwan et les défis historiques, politiques, linguistiques ou encore économiques qu'il a dû et doit encore surmonter pour dégager des espaces permettant le partage de textes, littéraires ou non. Si les soubassements d'un espace autonome de transmission littéraire ont été, malgré la censure, posés pendant la colonisation japonaise puis sous le gouvernement autoritaire du Kuomintang, le secteur éditorial taïwanais n'a véritablement pris son essor qu'à la faveur de la démocratisation dans les années 1990 et 2000, en parallèle à l'émergence d'une société civile diverse et active. Alors que le développement économique du pays et la hausse généralisée du niveau d'éducation ont favorisé des attitudes favorables à la lecture, la numérisation des pratiques culturelles révèle des fragilités en partie liées aux ruptures et traumas de l'histoire taïwanaise.This article proposes to examine the development of the publishing sector in Taiwan and the historical, political, linguistic and economic challenges that it has had to overcome and still has to overcome in order to create spaces for the sharing of texts, literary or not. Although the foundations of an autonomous space for literary transmission were laid during Japanese colonization and then under the authoritarian Kuomintang government, despite censorship, the Taiwanese publishing sector only really took off with democratization in the 1990s and 2000s, in parallel with the emergence of a diverse and active civil society. While the economic development of the country and the generalized increase in the level of education have favored attitudes favorable to reading, the digitization of cultural practices reveals fragilities partly linked to the ruptures and traumas of Taiwanese history.
- La poésie contemporaine de Taïwan. Reflets et interrogations - Alain Leroux p. 81-97 La question de la poésie moderne de langue chinoise à Taiwan a d'abord été de savoir d'où elle parlait, à qui elle parlait, comment elle parlait. Question – questions – dont la réponse détermine à la fois l'espace qu'elle constitue comme celui dans lequel elle se déploie. A ses débuts, elle a été, dans les années 50, majoritairement le fait de continentaux réfugiés qui n'avaient plus pour communauté et pour patrie que la langue chinoise alors même qu'ils avaient pour tâche, dans la continuité du 4-Mai, d'une langue poétique à totalement recréer. D'où, entre nostalgie et une façon de non-lieu, l'exploration privilégiée des mondes intérieurs individuels autant que l'ambition de s'écrire dans une poésie universelle. Mais – signe de l'importance qu'on a toujours accordée à la poésie dans les contrées de culture chinoise – dans les années 70, un nouveau public attend autrement, et davantage, de la poésie qui se fait : qu'elle parle en son nom. La poésie se doit donc d'exprimer un « nous » plus collectif, qui prenne en charge son sol et sa mémoire. Moment décisif, qui oriente définitivement la poésie de Taiwan vers la prise en compte à la fois de la vie réelle et de sa culture propre, dans son histoire comme dans le moment présent. C'est ce qui jette les prémices d'une réconciliation de la poésie et de son public. Dès lors, forte d'un outil langagier forgé au cours des deux décennies précédentes, la poésie accompagne les transformations socio-économiques ou les soubresauts identitaires de la fin du XXe siècle, ainsi que la libération de la parole et des mœurs caractéristiques du début du XXIe.The question of modern Chinese-language poetry in Taiwan was first of all where it spoke from, who it spoke to, how it spoke. Question – questions – whose answer determines both the space it constitutes and the one in which it unfolds. At its beginnings in the ‘50s, Taiwanese poetry was mainly the work of mainland exiles who had no more community and homeland other than the Chinese language, but even that, in the continuity of May 4, was inadequate and a poetic language had to be created. Hence, between nostalgia and a way of non-place, these poets privileged an exploration of individual inner worlds as well as the ambition to write a universal poetry. But by the ‘70s, and in a sign of the importance that has always been given to poetry in Chinese-speaking countries, a new audience emerged with its own expectations of poetry; namely that it spoke in its name. Poetry must therefore express a more collective “we”, which knows how to express the soil it is born from as much as its memory. This decisive moment definitively oriented the poetry of Taiwan towards the consideration of both real life and its own culture, in its history as in its present moment. Subsequent developments saw the poetry utilizing the language tools it had forged over the previous two decades to accompany first the socio-economic transformations of the late twentieth century, and its anxieties and identity upheavals, and second, the liberation of speech and morals characteristic of the early twenty-first century.
- Mises en scène de la civilité : entre taiyupian et réalisme sain, trois films de Lee Hsing du début des années 1960 - Shih Wei-chu, Matthieu Kolatte p. 98-113 Les trois films du réalisateur taïwanais Lee Hsing 李行 étudiés ici, Good Neighbors 兩相好 (1962), Our Neighbor 街頭巷尾 (1963) et Oyster Girl 蚵女 (1964), ont en commun de mettre en scène l'exercice d'une civilité favorisant la constitution d'une communauté pacifiée. Dans leur représentation de certaines tensions sociales du Taïwan de cette époque et de par leur positionnement par rapport à l'idéologie du régime du Kuomintang, ces œuvres apparaissent comme éminemment programmatiques. Or, nous observons qu'en l'espace des deux années qui séparèrent le premier du dernier de ces trois films, Lee passa de la défense d'un projet de civilité « authentique », propice au développement d'un esprit démocratique, à la célébration d'une « civilité » de pure « façade », conforme à la logique d'un pouvoir hégémonique. Cette évolution correspondit au passage du cinéaste de l'industrie des taiyupian (films en taïwanais), à laquelle appartenait encore Good Neighbors, à celle des guoyupian (films en mandarin) avec Our Neighbor, puis au mouvement du « réalisme sain » 健康寫實 patronné par la Central Motion Picture Corporation 中央電影公司, principale société de production du Kuomintang, avec Oyster Girl. La première partie de cet article montre comment Good Neighbors établit un espace de civilité « authentique » à travers son dispositif sonore, tandis que la seconde éclaire l'évolution du discours de Lee dans Our Neighbor et Oyster Girl, deux films où la « civilité » n'est plus qu'un modèle imposé empêchant toute forme de débat véritable. Il nous semble ainsi possible d'argumenter que si l'industrie des taiyupian offrit à Lee un espace de liberté suffisant pour proposer un modèle de civilité « authentique », les contraintes du « réalisme sain » le détournèrent de cet effort, l'amenant à promouvoir une « civilité de façade » utile au maintien d'un pouvoir autoritaire.The three films by Taiwanese director Lee Hsing 李行 studied here, Good Neighbors 兩相好 (1962), Our Neighbor 街頭巷尾 (1963) and Oyster Girl 蚵女 (1964), have in common to depict modes of civility facilitating the formation of a peaceful community. The ways they represent some social tensions unfolding in Taiwan at that time, as well as the manner they relate to the ideology of the Kuomintang regime make these movies eminently programmatic. Yet, we observe that, within the two years it took him to complete these three cinematic works, Lee went from fostering a project of “authentic” civility, conducive to the development of a democratic spirit, to celebrating a “fake civility” in accordance to the logic of a hegemonic power. This evolution corresponds to the filmmaker's transition from the taiyupian (films in Taiwanese) industry, to which Good Neighbors still belongs, to the guoyupian (films in Mandarin) industry with Good Neighbor, then to “healthy realism” 健康寫實, a movement sponsored by the Central Motion Picture Corporation 中 央電影公司, Kuomintang's main production company, with Oyster Girl. The first part of this article shows how Good Neighbors creates a space of “authentic” civility through its sound dimension; the second stresses how Lee's arguments evolved in Our Neighbor and Oyster Girl, two films where “civility” is nothing more than a frame imposed on people to prevent them from engaging in any genuine debate. It thus seems possible to us to argue that while the taiyupian industry gave Lee sufficient freedom to promote a model of “authentic” civility, “healthy realism” and its constraints diverted him from this endeavor and led him to champion a “fake civility” useful for the perpetuation of an authoritarian regime.
- Traduction littéraire comme vecteur de la civilité : la réception de Duras à Taïwan via la traduction de Hu Pin-Ching - Huang Shih-Hsien, Lin Te-Yu p. 114-130 Durant les années 1970-1980, Duras commence à acquérir un lectorat populaire à Taïwan grâce à la traduction de Hu Pin-Ching (胡品清). La notoriété de Duras atteint son paroxysme avec la publication de L'Amant en 1984. À une époque où la littérature taïwanaise cherche à se débarrasser de la forme stérile dictée par l'autorité officielle, l'œuvre de Duras coïncide avec la tentative de la littérature de Taïwan de se frayer un nouveau chemin en s'appropriant la littérature étrangère. L'écriture innovante, l'esprit rebelle et l'engagement social, qui font la singularité de l'œuvre de Duras semblent la préparer à une réception inespérée, du monde entier comme à Taïwan. La traductrice Hu Pin-Ching a rempli à cet égard le rôle de médiateur dans la transmission de Duras à Taïwan. Parmi les auteurs français qu'elle a traduits, le choix de Duras frappe par sa différence radicale avec les romans français traditionnels. On s'interrogera pour savoir comment la traductrice, par-delà cette opposition entre l'innovation et le conservatisme, s'adonne au plaisir de traduire et parvient à restituer de Duras une conscience féminine qui lui est propre. Duras incarne en effet une nouvelle façon de sentir la littérature. Non seulement elle a suscité un vif attrait auprès du grand public, mais encore elle exerce des influences sur la création romanesque de Taïwan. Toutefois, toute œuvre traduite fait l'objet d'une métamorphose idéologique en fonction du contexte socio-culturel qui l'accueille. L'œuvre de Duras, transférée à Taïwan, donne lieu à des interprétations exclusivement féministes, de même que l'auteure s'est érigée en figure emblématique du féminisme. L'œuvre durassienne est présentée comme intimement liée à l'exotisme et l'érotisme, tant est si bien que l'aspect anti-colonial, pourtant à l'œuvre dès les tout premiers romans de Duras, est sinon occulté, du moins relégué au second plan. On verra que, malgré la distorsion dans la réception – s'appuyer sur l'un des discours dominants au détriment des autres –, cette traduction littéraire peut servir de tremplin démocratique, dans la mesure où, en oscillant tour à tour entre telle ou telle lecture, elle résiste à l'hégémonie des opinions, et engendre une myriade de réécritures et d'intertextualités créatrices à Taïwan.During the 1970s and 1980s, Duras gained a popular readership in Taiwan because of the translation of Hu Pin-Ching. Duras reached the climax of her notoriety with the publication of L'Amant in 1984. At this time in Taiwanese literature, with the trend of seeking to get rid of the sterile form dictated by the official authority, Duras' work coincided with literary attempts to forge a new path by appropriating foreign literature. The innovative writing, rebellious spirit, and social engagement that made Duras' work unique seemed to prepare her for an unexpected reception, both from all over the world and in Taiwan. As a mediator of cultures, the translator Hu Pin-Ching plays a crucial role. Her choice of Duras struck for its radical difference from the other traditional French novels. The question is how the translator, beyond the opposition between innovation and conservatism, indulges in the pleasure of translating and manages to restore Duras' feminine consciousness of her own. Duras embodied a new way of sensibility in her literary work. Not only has it attracted a lot of attention from the general public, but it also exerts influences on Taiwan's novel creation. However, any translated work is subject to an ideological metamorphosis depending on the socio-cultural context that hosts it. Duras' work in Taiwan gave rise to exclusively feminist interpretations, just as the author has established herself as emblematic figure of feminism. The Durassian work translated in Taiwan was presented with features as exoticism and eroticism, so much so that the anti-colonial aspect, yet at work from the very first novels of Duras, was if not hidden, at least relegated to the background. It will be seen that, despite the distortion in reception – relying on one of the dominant discourses to the detriment of others – this literary translation can serve as a democratic springboard, insofar as, by oscillation in turn between this or that reading, it resists the hegemony of opinions, and generates a myriad of rewritings and creative intertextualities in Taiwan.
- Introduction. Le Procès de civilisation à l'œuvre à Taïwan Littérature formosane et civilité ou l'hypothèse de la transitionnalité : Une proposition théorique pour les études taïwanaises - Ivan Gros p. 10-40
Varia
- Tibétains et Ouïghours : deux destins croisés - Pierre-Antoine Donnet p. 132-140 L'histoire du Tibet et du Xinjiang présente des parcours croisés de même que des différences. Les deux régions ont pour point commun d'avoir été annexées à la Chine en 1950, soit un an après la prise du pouvoir à Pékin du Parti Communiste Chinois avec sa tête Mao Zedong. Depuis cette date, ces deux régions connaissent une répression impitoyable qui s'articule autour d'une surveillance très étroite de la population, des sévices physiques et psychologiques, une immigration importante de « Han » (Chinois de souche) et une politique d'assimilation sur les plans de la culture, de la religion et de la langue.The histories of Tibet and Xinjiang are intertwined as well as different. The two regions have in common that they were annexed to China in 1950, one year after the Chinese Communist Party took power in Beijing under the leadership of Mao Zedong. Since then, these two regions have been subjected to ruthless repression based on very close surveillance of the population, physical and psychological abuse, significant immigration of “Han” (ethnic Chinese) and a policy of assimilation in terms of culture, religion and language.
- Tibétains et Ouïghours : deux destins croisés - Pierre-Antoine Donnet p. 132-140
Note de lecture
- Laurence Defranoux, Les Ouïghours histoire d'un peuple sacrifié - Pierre-Antoine Donnet p. 141-148