Contenu du sommaire : Mémoire du passé colonial et politique mémorielle allemande : la reconnaissance du génocide des Hereros et des Namas | Discours critiques sur la démocratie dans l'entre-deux-guerres
Revue | Revue d'Allemagne |
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Numéro | Tome 55, no 1, janvier-juin 2023 |
Titre du numéro | Mémoire du passé colonial et politique mémorielle allemande : la reconnaissance du génocide des Hereros et des Namas | Discours critiques sur la démocratie dans l'entre-deux-guerres |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Mémoire du passé colonial et politique mémorielle allemande : la reconnaissance du génocide des Hereros et des Namas
- Introduction - Sylvie Toscer-Angot, Ingrid Rademacher p. 3-8
- Du « soulèvement des Hereros » au génocide perpétré sur les OvaHereros et Namas - Medardus Brehl p. 9-24 Le fameux « accord de réconciliation » négocié entre la République fédérale d'Allemagne et la République de Namibie en mai 2021 constate que « les atrocités commises dans les phases de la guerre coloniale ont culminé dans des événements qui, dans une perspective actuelle, seraient désignés par le terme de génocide ». Cet accord suscite, au parlement de la République de Namibie et dans la société civile namibienne, de vives critiques et parfois un rejet véhément. Et la manière timorée dont les événements des années 1904 à 1908 ont été qualifiés de « génocide » n'en est pas la moindre raison : il s'agirait d'événements qui, dans une perspective actuelle, seraient désignés par le terme de génocide. Cette formulation – en recourant implicitement à une interdiction de toute rétroactivité – relativise la possibilité d'appliquer le concept relevant du droit pénal international dans une perspective historique.Cette contribution part de cette opposition pour discuter de la qualification de la politique de violence pratiquée dans les années 1904 à 1908 de « génocide », et pour retracer par ailleurs, dans une perspective historique des discours, l'histoire de la dénomination, les contextualisations et les interprétations des événements survenus.The so-called “Reconciliation Agreement” of May 2021 negotiated between the Federal Republic of Germany and the Republic of Namibia states “that the abominable atrocities committed during periods of the colonial war culminated in events that, from today's perspective, would be called genocide”. In the Parliament of the Republic of Namibia as well as in Namibian civil society, this agreement was met with sharp criticism and sometimes vehement rejection. This is not least due to the half-hearted classification of the events of the years 1904 to 1908 as “genocide”: they were events that would be described as genocide from today's perspective. In this way, the applicability of the concept of genocide under international criminal law is relativised in a historical perspective – with implicit reference to a prohibition of retroactivity.Against this background, the lecture will discuss the classification of the violence of the years 1904 to 1908 as “genocide”. In addition, the history of the naming, contextualisation and interpretation of the events will be outlined in a discourse-historical perspective.
- Droit international, eurocentrisme et colonialisme : de la hiérarchisation des civilisations et des peuples à travers des exemples de la théorie juridique allemande - Ingrid Rademacher p. 25-40 Au cours du xixe siècle, le fondement jusnaturaliste de la doctrine du droit international est progressivement remplacé par un concept eurocentrique de civilisation se voulant porteur de valeurs universelles. Le droit international européen positif est présenté dans la seconde moitié du xixe siècle comme la conscience juridique du monde civilisé. Dans ce nouveau discours, il devient le garant du progrès historique, doté d'une mission civilisatrice en raison de son caractère universel. Cette construction de l'histoire intègre et justifie le colonialisme faisant de lui l'élément constitutif d'un processus de civilisation. Le discours établit un standard de civilisation européenne présumé permettant la hiérarchisation des civilisations et des peuples. La distinction discriminatoire entre civilisations supérieures et inférieures, peuples civilisés et non civilisés, sert notamment à légitimer la non-reconnaissance juridique des peuples colonisés, leur inexistence sur le plan du droit international positif dont ils sont délibérément exclus en tant que sujets de droit.À travers les contributions de juristes représentatifs de la doctrine du droit international européen en Allemagne, l'article présente dans un premier temps l'émergence de la conception eurocentrique qui réduit dès la première moitié du xixe siècle le droit international au droit des nations civilisées (Martens, Klüber, Heffter). Le second point présente deux positions juridiques différentes justifiant le colonialisme, avec l'approche fondée sur le droit naturel de Bluntschli d'une part et celle représentative du courant positiviste de Holtzendorff d'autre part.In the course of the 19th century, the natural law basis of the theory of international law is progressively replaced by a Eurocentric concept of civilization, which understands itself as the bearer of universal values. Prevailing European international law is presented in the second half of the 19th century as the legal consciousness of the civilized world. In this new discourse, it is understood as the guarantor of historical progress and, due to its universal character, is endowed with a civilizational mission. This construction of history integrates and defends colonialism as a constitutive element of a process of civilization. The discourse establishes an alleged european standard of civilization, leading to the hierarchization of cultures and peoples. The discriminatory distinction between superior and inferior cultures as well as between civilized and uncivilized peoples is used in particular in order to justify the refusal to recognize colonized peoples as subjects of international law and their exclusion from prevailing legal standards.Through an analysis of works that contributed to the formation of the European international law doctrine in Germany, the article first shows the emergence of the Eurocentric position, which already in the first half of the century increasingly reduced international law to the law of civilized nations (Martens, Klüber, Heffter). In the second part, the justification of colonialism by two different legal positions, the natural law-based approach of Bluntschli and the legal positivism of Holtzendorff, is presented.
- Une politique mémorielle allemande sélective face aux anciennes colonies d'Afrique - Christine de Gemeaux p. 41-53 Les colonies africaines de l'Allemagne, hormis la Namibie, sont à la traîne du devoir de mémoire allemand. La politique mémorielle s'avère doublement sélective : sélective autrefois par la priorité donnée à l'holocauste et sélective aujourd'hui par celle accordée à la Namibie. La première phase s'explique par l'énormité du génocide contre les juifs et la situation de l'Allemagne à l'époque déterminante de l'après-guerre. La spécificité de la Shoah étant posée, les génocides coloniaux en Afrique auraient été oubliés. La seconde phase, focalisée sur la Namibie, s'explique par le caractère ouvertement génocidaire des exactions dans ce pays et par l'existence de Namibiens germanophones qui retiennent l'intérêt de l'Allemagne. Ce n'est pas le cas dans les autres colonies, le Togo, le Cameroun et l'Afrique orientale (Tanzanie, Burundi et Rwanda), dont nous analysons les diverses situations coloniales avant d'avancer des explications sur la différence de traitement mémoriel suivant les territoires. Nous concluons que, dans le contexte global d'aujourd'hui, le retour sur les exactions et génocides devient une grille de lecture mémorielle internationale qui s'impose à la RFA.The German colonies in Africa, except Namibia, are lagging behind in the process and duty of German remembrance. The politics of remembrance has been doubly selective: selective in the past through the priority given to the Holocaust, and selective today via the priority afforded Namibia. The first phase can be explained by the enormity of the genocide against the Jews and Germany's situation at the decisive post-war period. The uniqueness of the Holocaust demanded attention, while the colonial genocides in Africa have been forgotten. The second phase, attention focused on Namibia, can be explained by the openly genocidal nature of the atrocities in this country and partly by the presence of German-speaking Namibians, who attract the interest of Germany. Such circumstances don't define other colonies: Togo, Cameroon and East Africa (Tanzania, Burundi and Rwanda), whose diverse colonial situations we are analyzing before advancing explanations for the difference in “memory processing” regarding each territory. We conclude that, in the global context of today's values, the Federal Republic of Germany now has to adjust to an internationally accepted approach to atrocities and genocide.
- Erinnerung an die deutsche Kolonialzeit in Togo und in der Bundesrepublik - Isabell Scheele p. 55-68 La mémoire de la colonisation allemande du Togo est marquée par une grande hétérogénéité : en Allemagne, ce passé est tombé dans l'oubli du grand public ; et même si le passé colonial allemand est aujourd'hui à nouveau un sujet très discuté dans la République fédérale, il est généralement plutôt question de la Namibie. Pourtant, la République fédérale a bien tenté de renouveler ses relations avec le Togo après 1945, par le biais de l'aide au développement, d'accords économiques et de commémorations communes. Au Togo, il règne aujourd'hui encore une forte germanophilie, et de nombreux politiciens hauts placés, mais aussi des universitaires et même le grand public, ont une vision plutôt positive de la domination coloniale allemande de leur pays. Cette germanophilie a été décrite et analysée par un certain nombre d'historiens, tant au Togo qu'en Allemagne et en France.L'objectif de cet article est de retracer l'histoire des traditions mémorielles allemande et togolaise, et ainsi de mieux comprendre les raisons de leur hétérogénéité. À cet effet, l'article suit une structure chronologique en quatre parties : la première partie s'appuie sur des analyses du passé colonial allemand pour souligner que le mythe de la ‘colonie modèle' togolaise ne correspondait pas à la vérité ; la deuxième traite du parti Deutsch-Togo-Bund, qui a fortement encouragé la germanophilie togolaise depuis les années 20 jusqu'à l'indépendance ; la troisième partie souligne l'importance de la concurrence entre les deux Allemagnes pour la politique étrangère de la RFA au Togo après 1945 ; la quatrième partie, enfin, traite d'événements où une certaine nostalgie coloniale est apparue au grand jour, tant au Togo qu'en RFA, notamment lors de la célébration du « centenaire de l'amitié germano-togolaise » en 1984.The memory of the German colonization of Togo is characterised by a great heterogeneity: in Germany, this past has been forgotten by the general public; and while the German colonial past is nowadays again a much discussed topic in the Federal Republic, discussions mainly focus on Namibia. However, the Federal Republic did try to renew its relations with Togo after 1945, by providing development aid, economic agreements and joint commemorations. In Togo there is still a strong Germanophilia, and many senior politicians, as well as academics and even the general public, look at the German colonial rule in their country fairly positively. This Germanophilia has been described and analyzed by a number of historians, in Togo as well as in Germany and France.The aim of this article is to trace the history of the German and Togolease memorial traditions and thus to better understand the reasons for their heterogeneity. To this end, the article follows a chronological structure: the first part draws on analyses of the German colonial past to emphasize that the myth of the Togolese ‘model colony' did not correspond to the truth; the second part deals with the Deutsch-Togo-Bund party, which strongly promoted Togolese Germanophilia from the 1920s until independence; the third part underlines the importance of the competition between the two Germanies for the foreign policy of the FRG in Togo after 1945; the fourth part, finally, deals with events where a certain colonial nostalgia appeared in broad daylight, both in Togo and in the FRG, notably during the celebration of the «centenary of the German-Togolese friendship» in 1984.
- L'Allemagne et l'Afrique : de la culture matérielle à la crise des musées - Jean-Louis Georget p. 69-81 L'Allemagne n'a eu pendant longtemps que peu de rapport avec l'Afrique pour des raisons géographiques évidentes. Elle l'a redécouverte depuis peu du fait de la place croissante du continent en termes de géopolitique, tant sur le plan des migrations que sur celui des nouvelles relations économiques avec un continent important pour l'Europe entière. Depuis les années 2000, ce rapprochement avec l'Afrique a fait resurgir tout un pan du passé colonial refoulé. Ce passé repose beaucoup sur l'appréhension fallacieuse, fondée sur une méconnaissance scientifique des penseurs allemands des Lumières, de sociétés sans écriture ni histoire. De ce fait, elles ont été abordées par les ethnologues professionnels ou amateurs, médecins, officiers, scientifiques, par le biais de la culture matérielle. Ces voyageurs ont accumulé des objets dans les musées berlinois de manière anarchique tout au long du xixe siècle. Toutes ces collections posent aujourd'hui à l'Allemagne la question de la provenance, mais aussi, et on l'a vu dans le cadre de la construction du Humboldt Forum, du rapport de la République fédérale à ce passé enfoui.For a long time, Germany had little to do with Africa for obvious geographical reasons. It has recently rediscovered this relationship because of the continent's growing importance in geopolitical terms, both in terms of migration and in terms of new economic relations with a continent that is important for the whole of Europe. Since the 2000s, this rapprochement with Africa has brought back a whole part of the repressed colonial past. This past is largely based on a false understanding, founded on a scientific misunderstanding of the German Enlightenment thinkers, of societies without writing or history. As a result, they were approached by professional or amateur ethnologists, doctors, officers, scientists, through material culture. These travellers accumulated objects in Berlin's museums in an anarchic manner throughout the 19th century. All these collections pose the question of provenance for Germany today, but also, as we have seen in the context of the construction of the Humboldt Forum, the relationship of the Federal Republic to this buried past.
Discours critiques sur la démocratie dans l'entre-deux-guerres
- Introduction - Marcus Llanque, Christian E. Roques p. 85-89
- Demokratie, Demagogie und Populismus - Marcus Llanque p. 91-108 La recherche contemporaine sur le populisme mobilise fréquemment la notion de « charisme », puisée chez Max Weber. Pourtant sa théorie de la démagogie serait plus éclairante pour penser le rapport entre les populistes et les masses contemporaines. Weber distingue entre une « bonne » et une « mauvaise » démagogie. Il comprend la démagogie comme un effort authentiquement démocratique pour donner une voix politique aux masses. Même si Weber fut un critique acerbe de la démagogie lorsque cette dernière se développe en dehors de l'ordre institutionnel, il fut en même temps un partisan convaincu de la démocratie parlementaire, dont il espérait qu'elle parviendrait à intégrer les avantages de la démagogie et d'en conjurer les dangers.Modern research on populismus leans frequently on Max Weber by adopting his charisma-theory. But it is Weber's theory of the demagogue which could be more illuminating in order to understand the relation between populist politicians and the democratic masses. Weber distinguishes “good” from “bad” demagogues and declares demagoguery to be a genuinely democratic effort to give the masses a political voice. Although a fierce critique of demagoguery when practiced outside a proper institutional setting Max Weber is also a staunch advocate of parliamentary democracy, which he believes to be capable of integrating demagoguery, absorbing its advantages and eliminating its dangers.
- Die Verankerung der Demokratie in Ernst Troeltschs Spätwerk (1917-1923): Bejahen, Erziehen, neu Denken - Bérénice Palaric p. 109-122 Issu de la participation au colloque international « Enraciner, sélectionner, défendre : Comment faire survivre une démocratie (1918-1960) ? » (CIERA, juin 2021), cet article explore la question à partir de l'œuvre tardive du philosophe et homme politique allemand Ernst Troeltsch (1865-1923). Défenseur de la jeune République de Weimar, député du DDP et auteur d'une chronique politique de 1919 à 1922, Troeltsch voulait réconcilier la bourgeoisie intellectuelle avec le nouveau régime. Pour cela, il a déconstruit les fausses représentations, et mis en évidence l'essence de la démocratie, ses dangers et les conditions de son enracinement et de sa survie. En insistant sur la nécessité d'une reconnaissance mutuelle des différents groupes sociaux, de la formation d'une opinion publique avertie, d'une nouvelle conception de l'État, et en promouvant la mise en œuvre d'une économie mondiale planifiée, il fait apparaître la démocratie comme un projet sociétal global, éthiquement exigé et exigeant.The following paper is the result of a contribution to the international symposium “Founding, selecting, defending: How to make democracy survive (1918-1960)?” (CIERA, June 2021). It examines how the German philosopher and politician Ernst Troeltsch (1865-1923) contributed to this debate through his enduring commitment to the young Weimar Republic in the aftermath of the First World War and the November Revolution. As DDP representative in the Prussian Parliament and government and as political journalist between 1919 and 1922, his main goal was to consolidate the new republic and reconcile the intellectual middle class with it. This led him to do away with false assumptions about democracy, to clarify its very nature and its compatibility with German ideas, how it works and which conditions must be fulfilled for it to survive. Troeltsch put emphasis on the formation of an educated public opinion and on the willingness to social compromise and called to rethink the relationship between State and industry and to set up a worldwide planned economy.
- Le droit social comme réponse à la crise de la démocratie : la contribution de Georges Gurvitch - Olivier Agard p. 123-135 Cet article se penche sur la contribution de Georges Gurvitch à la pensée juridique et politique, et insiste sur les sources allemandes de cette pensée (que Gurvitch a parfois occultées). Dans cette pensée, la notion de pluralisme occupe une place centrale. Contre une conception qu'il considère comme « moniste » de la volonté générale, Gurvitch valorise la pluralité des groupes sociaux et leur capacité à produire un « droit social » qui est l'expression de la société en train de se faire. Cette conception doit beaucoup à des impulsions venues de la pensée allemande : la Genossenschaft de Gierke, la théorie des conventions collectives de Sinzheimer. Elle trouve un fondement philosophique dans une vision personnaliste et vitaliste de la société qui sur certains points est proche de celle de Max Scheler. Pour Gurvitch comme pour Scheler, la solidarité prend sa source dans l'expérience collective d'une communauté et le monde social est constitué d'une multiplicité de communautés. Toutefois, Gurvitch, tout en reconnaissant sa dette envers Scheler, lui reproche sa conception trop hiérarchique et statique de l'ordre des valeurs et de l'ordre social. Contre cette vision de l'ordre social marquée par le catholicisme, Gurvitch croit en la possibilité de la société à réguler de façon dynamique les conflits qui naissent de la pluralité des intérêts.This article examines the contribution of Georges Gurvitch to legal and political thought, with an emphasis on the German sources of this thought (which Gurvitch sometimes denied). The notion of pluralism occupies a central place in this thought. Against a conception of the general will that he considers ‘monistic', Gurvitch values the plurality of social groups and their capacity to produce a ‘social law' that is the expression of the society in the making. This conception owes much to impulses from German thought: Gierke's Genossenschaft, Sinzheimer's theory of collective agreements. It is philosophically based on a personalist and vitalist vision of society, which in some respects is close to that of Max Scheler. For Gurvitch, as for Scheler, solidarity is rooted in the collective experience of a community and the social world is made up of a multiplicity of communities. However, Gurvitch, while acknowledging his debt to Scheler, rejects his hierarchical and static conception of the order of values and the social order. Against this vision of a social order marked by Catholicism, Gurvitch believes in the possibility of society to regulate in a dynamic way the conflicts that arise from the plurality of interests.
- Blick auf die neue Demokratie - Sebastian Liebold p. 137-153 Dans son livre sur L'Allemagne contemporaine (1919-1924), le germaniste français Edmond Vermeil se pencha en 1925 sur la situation politique, sociale, économique et culturelle de la République de Weimar. Avec insistance, il mit en évidence les faiblesses et les insuffisances de la nouvelle démocratie comme la fragmentation du spectre partisan ou l'idéologie antidémocratique de nombre d'enseignants. Ce livre – dont le succès lui assura d'être réédité jusqu'en 1953 – est mis en comparaison, dans cet article, avec le livre Frankreich, publié en 1930 par Ernst Robert Curtius (en collaboration avec Arnold Bergstraesser). Dans ce dernier, la France apparaît comme une démocratie conservatrice arrondie, avec une culture du débat vivante, une structure de propriété solide et une inclination à la pensée sécuritaire. Même si les deux livres présentent certains stéréotypes nationaux, la comparaison met en évidence non seulement le rôle d'exemple attribué à la France dans les deux cas, et permet également de tirer des conclusions quant aux différences en matière de culture scientifique et de mettre au jour la concurrence entre les deux pays pour imposer leur vision des choses – offrant ainsi un tableau intellectuel des relations franco-allemandes dans l'entre-deux-guerres.In 1925, the French German scholar Edmond Vermeil examined the political, social, economic and cultural conditions in the Weimar Republic in his study L'Allemagne contemporaine (1919-1924). He emphatically pointed out the weaknesses and insufficiencies of the new democracy, such as the party-political fragmentation and the anti-democratic attitude of many teachers. The book – due to its success repeatedly published until 1953 – is contrasted in this article with the book Frankreich published in 1930 by Ernst Robert Curtius (with Arnold Bergstraesser). In it, France appears as a conservative, rounded democracy, with a lively culture of debate, a fixed property structure, and a tendency toward security thinking. Even if some national stereotypes occur, the comparison not only shows France's role as a role model postulated by both sides, but also allows conclusions to be drawn about different academic cultures and the competition for interpretive sovereignty – as an intellectual tableau of Franco-German relations in the interwar period.
- Wo bleibt das Dazwischen? - Alexander Gallus p. 155-167 Jusqu'à nos jours, la Weltbühne, la revue intellectuelle la plus en vue de l'époque weimarienne, suscite des jugements controversés. Alors que les uns la considèrent comme radicalement démocratique, les autres la voient comme antiétatique et antidémocratique. Quel que soit le jugement que l'on porte sur la revue, elle est toujours considérée comme une revue d'opinion à l'orientation idéologique clairement déterminée. Cet article cherche au contraire à montrer que la Weltbühne correspondait davantage à une revue-forum, qui offrait une plate-forme éditoriale pour la critique démocratique de la démocratie. Ce mode du conflit argumenté peut s'illustrer par exemple à partir du débat mené dans les pages de la revue au milieu des années 1920 au sujet de Friedrich Ebert ou – à peu près au moment des élections présidentielles de 1925 et 1932 – à partir de l'équilibrisme politique intellectuel entre les idéaux, d'une part, et les considérations de faisabilité, de l'autre. Plutôt que de confirmer à partir de l'étude de la Weltbühne des typologies clairement circonscrites de la « démocratie » ou de l'« anti-démocratie », celle-ci permet plutôt d'étudier des configurations de lévitation intellectuelle et politique, et de retracer les processus dynamiques de formation de la pensée démocratique des intellectuels de gauche à partir des constellations et des situations de lutte spécifiques sous la République de Weimar.To this day, the Weltbühne, probably Weimar's most prominent intellectual magazine, generates controversial judgments. Some regard it as radically democratic, others as anti-state and anti-democratic. Regardless of which of these opposing assessments one leans toward, it is always considered to be an opinion journal with clear ideological determination. This essay, on the contrary, seeks to demonstrate that the Weltbühne corresponded more closely to the type of forum magazine that provided a journalistic venue for democratic criticism of democracy. This mode of argumentative conflict was evident, for example, in a debate about Friedrich Ebert that took place on its pages in the mid-1920s or - around the presidential elections of 1925 and 1932 – in the intellectual balancing of political issues between ideal concepts on the one hand and feasibility considerations on the other. Instead of using the example of the Weltbühne to examine clearly typologically fixed notions of “democracy” or “antidemocracy”, it can be used to study intellectual-political states of indetermination and to trace the dynamic shaping processes of left-wing intellectual thinking about democracy in the face of specific constellation conditions and situations of struggle during the Weimar Republic.
- Dictature, État fort et République - Christian E. Roques p. 169-184 Dans la littérature sur le « libéralisme autoritaire », la conférence sur « la dictature dans les limites de la démocratie » qu'Alexander Rüstow prononce à la Deutsche Hochschule für Politik en juillet 1929, ainsi que sa théorisation d'un « État fort » en 1932, lui valent généralement d'être présenté comme épigone de Carl Schmitt et, dès lors, de servir d'illustration à la dérive « proto-fasciste » du libéralisme weimarien au tournant des années 1930. À partir d'un retour au texte source, le présent article entreprend de montrer qu'une telle lecture ne fait pas justice aux positions de Rüstow. Après une rapide présentation de la biographie d'Alexander Rüstow et son profil particulier à cheval entre la gauche et le libéralisme conservateur, l'article entreprend de dégager la critique de la démocratie qu'articule la conférence de 1929 et le programme de réforme qui en découle. Sur ce fondement, et en soulignant la proximité des analyses de Rüstow avec celles de Hermann Heller, l'article argumente que la pensée politique de Rüstow est bien mieux comprise à partir de la forme « républicaine » qu'à partir du concept de « libéralisme autoritaire ».In the literature on “authoritarian liberalism,” the speech on “Dictatorship within the Limits of Democracy” delivered by Alexander Rüstow at the Deutsche Hochschule für Politik in July 1929, as well as his 1932 theory of the “strong state,” usually leads to portraying him as an epigone of Carl Schmitt and a symbol of the “proto-fascist” development of Weimar liberalism in the last years of the Weimar Republic. By returning to the source text, this article argues that such an interpretation does not do justice to Rüstow's actual intention. After a brief presentation of the most important biographical elements of the life of Rüstow, and his specific profile between the left and the liberal camp, it is undertaken to elaborate the critique of democracy that he formulates in his lecture, as well as the political reform program that springs from it. On this basis, and after noting the points of convergence between Rüstow and Hermann Heller, the article argues that Rüstow's political thought can be much better understood by applying the republican idea than by the concept of “authoritarian liberalism”.
- « La démocratie uniquement pour les démocrates ! ». L'axiologie de la politique républicaine selon Wilhelm Hoegner - Thomas Nicklas p. 185-197 « La démocratie uniquement pour les démocrates ! », c'est en ces termes que le social-démocrate bavarois Wilhelm Hoegner (1887-1980) résuma ses idées sur la protection de la République de Weimar. Farouche défenseur des principes démocratiques, il fit partie des républicains allemands vaincus et contraints de quitter leur pays, à la suite de la prise de pouvoir des nationaux-socialistes, en 1933. Réfugié en Suisse, il menait ses réflexions sur les causes de cet échec et sur l'approche qui permettrait de rétablir une démocratie stable et vivante sur les décombres du Troisième Reich. « Père de la constitution bavaroise » d'après-guerre et ministre-président de Bavière à deux reprises (1945-1946, 1954-1957), Hoegner put contribuer à la mise en place d'une « démocratie améliorée », tirant les leçons des failles de la République de Weimar, laquelle fut mal armée pour se défendre contre ses adversaires qui investissaient le champ de la démocratie pour la détruire de l'intérieur.“Democracy only for Democrats”, this was the motto of the Bavarian Social Democrat Wilhelm Hoegner (1887-1980), a great defender of the Weimar Republic. Strongly attached to democratic principles, Hoegner was one of the defeated German Republicans, forced to flee abroad after the seizure of power by the National Socialists in 1933. As a refugee in Switzerland, he reflected on the reasons of that failure and he considered how to reconstruct a stable and vital democracy after the Third Reich's fall. “Father of the Bavarian constitution” in the after-war period, twice minister-president of Bavaria (1945-1946, 1954-1957), Hoegner was able to contribute to the implementation of an “improved democracy”, by learning from the mistakes of the Weimar state, which could not resist to its enemies destroying the democratic order from within.
Varia
- Max Weber et l'Alsace - Christian Baechler p. 201-213 Max Weber a entretenu des relations privilégiées avec l'Alsace. Sa connaissance de l'Alsace et de sa culture l'a conduit à nuancer dans son étude sur les « communautés » la théorie allemande de la nationalité, qui la fait dépendre essentiellement de la langue. Il se rapproche ainsi de la conception française définie par Fustel de Coulanges et Renan. Il n'en considère pas moins que l'annexion de 1871 était nécessaire pour la sécurité de l'Allemagne, la « raison d'État » l'emportant sur les réflexions purement scientifiques. C'est pourquoi, dès avant la guerre, il est partisan d'une incorporation de l'Alsace-Lorraine à la Prusse. Sous la pression des événements et parce qu'il a conscience qu'elle est un obstacle à la paix, il se rallie cependant en août 1917 à l'idée d'une évolution vers le statut d'État confédéré, de Bundesstaat. Profondément attaché à l'Alsace, il ressent très durement sa perte en 1918-1919. Il en attribue la responsabilité aux rivalités internes de la fédération allemande, responsables d'une politique indécise qui n'a pas permis de résoudre le problème de l'intégration de la population, c'est-à-dire son incorporation à la Prusse. Il affirme, par ailleurs, que l'annexion de l'Alsace-Lorraine n'est pas la cause de la guerre de 1914-1918, mais la volonté française d'affaiblir durablement l'Allemagne.Max Weber has kept a constant privileged relationship with Alsace. In his essay on « communities », his knowledge of Alsace and its culture led him to modify the German theory of nationality which makes it depend mostly on the language. He thus moves closer to the French idea defined by Fustel de Coulanges and Renan. Yet he considers that the 1871 annexation was necessary for the safety of Germany, the reason of state winning over the purely scientific ideas. That's why, even before the war, he believes in the incorporation of Alsace-Lorraine into Prussia. In August 1917, under the pressure of events and because he is aware that it is an obstacle in the process of peace, he comes over to the idea of an evolution towards the status of a confederate state, of a « Bundesstaat ». Strongly attached to Alsace, he is deeply affected by its loss in 1918-1919. He places the responsibility for this loss on the internal rivalries of the German Federation, admitted as accountable for an unsettled policy which did not solve the problem of the population, i.e. its incorporation into Prussia. Moreover M. W. maintains that the Alsace-Lorraine annexation is not the cause of the 1914-1918 war, but the French intention to weaken Germany on a long-term basis.
- La Commission pour l'histoire de la faculté de médecine de la Reichsuniversität de Strasbourg et ses résultats (2016-2022) - Catherine Maurer p. 215-226 En 2016, l'université de Strasbourg a décidé de mettre en place une commission indépendante pour mener une enquête scientifique sur le rôle de la Reichsuniversität (1941-1945) et les crimes commis en son sein, en particulier au sein de sa faculté de médecine. Cette commission a publié ses résultats en 2022, résultats qui marquent une nouvelle étape dans la connaissance de la période et des faits criminels qui se sont produits dans un contexte alors considéré comme scientifique. L'article souhaite revenir sur la genèse de la commission et présenter brièvement ses travaux, dans le contexte des recherches déjà réalisées sur la Reichsuniversität, mais aussi des enjeux de mémoire qui se posent à l'université actuelle de Strasbourg.In 2016, the University of Strasbourg decided to set up an independent commission to conduct a scientific investigation on the role of the Reichsuniversität (1941-1945) and the crimes committed within it, in particular within its medical faculty. This commission published its results in 2022, which marked a new step in the knowledge of the period and of the criminal acts that took place in a frame that was then being considered scientific. In the context of the research already carried out on the Reichsuniversität, this article aims to describe the genesis of the commission and briefly presents its work, but also to reveal the challenges of memory that the present-day University of Strasbourg is facing.
- L'« exil » de Wolf Biermann en RFA ou l'impossible « arrivée » à l'Ouest - Nadine Willmann p. 227-238 Cette contribution s'intéresse au parcours de Wolf Biermann en RFA entre 1976 et 1989. Elle se penche sur sa conception de l'émigration comme « exil », interroge sa vision du communisme, qui a déterminé son existence, et de la RDA, avant d'examiner une certaine continuité (combinaison entre politique et art, intérêt pour les combats de libération dans le monde, sensualité, …), mais aussi des innovations (vie politique en RFA, judaïté, « misère » allemande, …) dans ses thématiques et son métier en tant qu'artiste (influence d'autres artistes, rapport entre le texte et la musique, …). Ensuite est dépeinte la manière dont Biermann fut reçu par les médias ouest-allemands, qui évolua d'un intérêt notable à l'époque de sa vie en RDA à de l'indifférence lors de son parcours en RFA, avant de conclure sur la césure de 1989 et ses sentiments mitigés face à la réunification.This contribution retraces Wolf Biermann's experience in the Federal Republic of Germany between 1976 and 1989. More specifically, it studies his conception of emigration as « exile », his vision of Communism, which determined his existence, and of East Germany. The second part will examine a certain continuity (combination of politics and art, interest in fights for freedom elsewhere in the world, sensuality, etc.) as well as innovations (politics in West Germany, Judaism, « troubles » in Germany, etc.) in his themes and in his profession as an artist (influence of other artists, relationship between texts and music, etc.). The third part assesses how Biermann was received by the West German media, which evolved from significant interest in his life in East Germany to relative indifference to his life in West Germany, before concluding on the fall of the Berlin Wall in 1989 and Biermann's mixed feelings about reunification.
- La nouvelle loi allemande sur les obligations de vigilance des entreprises dans les chaînes d'approvisionnement - Sandie Calme p. 239-242
- Max Weber et l'Alsace - Christian Baechler p. 201-213
Italiques
- Hélène Camarade, Le tract en RDA 1949-1990. Instrument de résistance, d'opposition et de conquête de l'espace public - Emmanuel Droit p. 243-245
- Catherine Roth, Naturaliser la montagne ? Le Club Carpatique Transylvain, xixe-xxie siècles - Claire Milon p. 246-248
- Andreas Kilcher (dir.), Kafka. Les dessins - Jean-Marie Valentin p. 248-250