Contenu du sommaire : Instabilités sémantiques
Revue | Tracés |
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Numéro | no 43, 2022/2 |
Titre du numéro | Instabilités sémantiques |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- En venir aux mots - Thomas Angeletti, Juliette Galonnier, Manon Him-Aquilli p. 7-32
Articles
- Attention aux mots d'ordre ! Éléments pour une enquête sur la signification de l'État - Marie Alauzen, Fabian Muniesa p. 35-54 L'État se voit souvent interprété selon l'angle du « mot d'ordre » : son sens est ainsi décodé à partir du faisceau d'instructions qui en feraient un État tantôt « providence », « stratège », « policier », « colonial », « démocratique », « autoritaire » ou « néolibéral ». Cet angle est privilégié pour l'interprétation de situations de réforme ou de modernisation dans lesquelles l'État se soumet à un exercice d'explicitation de son nouveau caractère. Ce genre d'approche est alors doublé de son pendant : celui d'une analyse des ratages, glissements, résistances ou bifurcations qui font du mot d'ordre un simple instrument d'agitation sémantique, sans réelles conséquences. Mais qu'est-ce qu'un mot d'ordre ? Et comment peut-on en faire un véhicule analytique pour explorer la signification de l'État ? Une réponse est proposée à partir du cas du mot d'ordre de l'« État plateforme » et de sa circulation. Elle invite à distinguer une série de points de passage dans la translation du mot d'ordre : ascendant (l'autorité voire la paternité du mot d'ordre), ambivalence (les indéterminations sémantiques dans les jeux de circulation ou l'importation du mot d'ordre), portage (l'ancrage institutionnel, bureaucratique et professionnel), extension (les situations d'emprise sémantique concrète), épuisement (la diminution de la force sémantique, l'essoufflement de la vague), décantation (il se transforme en clé réflexive, c'est-à-dire en concept de science politique).The State (its nature, its meaning) is often decoded in terms of watchwords, with attention to the instructions and orientations that would turn the State into a “Welfare State”, a “Neoliberal State”, a “Police State”, or a “Democratic State”. This is particularly the case when studying transitional situations, i.e. the reform or modernisation of the State. But this approach also points to failures, misappropriations, ambiguities and, in short, to the degree of barrenness a watchword may carry. What is a watchword, though? And how can it serve an inquiry into the meaning of the State? A few answers are offered here, based on a study of the circulation of the “government-as-a-platform” motto in France (“État plateforme”). Six aspects ought to be considered: the watchword's lineage (i.e. paternity, authority), its ambivalence (semiotic indeterminacies), support (infrastructure and organization), extension (semiotic hold), exhaustion (loss of traction), and sedimentation (the watchword becomes a reflexive concept for political science).
- Changer les établissements pour personnes âgées par les mots ? - Iris Loffeier, Célia Poulet, Sophia Stavrou p. 55-74 Réviser les termes associés à la catégorie des personnes âgées afin de changer les représentations de la vieillesse et d'améliorer leur prise en charge est l'une des stratégies proposées par de multiples acteurs, aux échelles locales, nationales et supranationales. La formation, en particulier continue, constitue l'un des moyens de diffuser des langages choisis dont l'ambition est d'assurer un changement de culture. À partir d'une enquête empirique auprès de deux organismes de formation majeurs du secteur, cet article explore les enjeux cognitifs et sociaux qui s'attachent à de telles modifications sémantiques. L'analyse montre qu'à l'interface entre militantisme et marché, la rénovation langagière porte la possibilité de faire communauté et de modifier les trajectoires des personnes formées en requalifiant le sens du travail, tout en risquant de se surajouter à des espaces lexicaux et normatifs préexistants.Changing the words associated with the elderly category to modify the representations of old age and improve elderly care is one of the strategies advocated by many actors at local, national, and supranational levels. Education and training, particularly continuing education, provide ways for circulating a selected language to ensure a culture change. Based on a threefold empirical study of two major private training organisations in the field, this article explores the cognitive and social issues of such semantic changes. The analysis shows that language renovation, at the interface between activism and market rationale, has the potential to create communities and modify the trajectories of the individuals trained, while risking overlaying existing norms and terms.
- « On est bien obligé de le dire à un moment donné » Affrontements méta-lexicaux sur les catégorisations ethno-raciales - Noemi Casati p. 75-91 Plusieurs travaux récents sur la « parole raciste » expliquent que, dans l'effort de préserver l'image de soi et d'éviter les blâmes, les acteurs emploieraient aujourd'hui des stratégies discursives de dissimulation. En France en particulier, où les catégories ethno-raciales relèveraient d'un tabou, les acteurs privilégieraient les formulations colorblind, surtout en public, afin de ne pas paraître raciste. Notre enquête ethnographique dans la ville de Béziers, en Occitanie, laisse pourtant apparaître des situations d'interaction où les participants se reprochent tant l'emploi des catégorisations ethno-raciales (telles que « Gitan », « Maghrébin » ou « Arabe ») que leur remplacement par des catégories colorblind. Loin de pouvoir réduire ces débats à des efforts individuels d'évitement du blâme, les acteurs se rappellent mutuellement de faire preuve de réflexivité en prêtant attention aux effets néfastes dont est porteur le recours à ces catégories, mais également à ce qui est perdu en les évitant.Several recent studies on racist speech observe that, in an effort to save face and avoid blame, actors today employ discursive strategies of dissimulation. In France in particular, where ethno-racial categories are said to be taboo, actors supposedly prefer to use colourblind formulations, especially in public, so as not to appear racist. However, ethnographic fieldwork in the town of Béziers, in the south of France, has revealed interactional situations in which participants may reproach themselves both for employing ethno-racial categories (such as “Gypsy”, “North African (Maghrébin)” or “Arab”) and for replacing them with colourblind categories. These debates cannot be reduced to individual blame-avoidance efforts: rather, the actors remind one another to be reflexive by paying attention not only to the harmful effects of resorting to these categories, but also to what is lost by avoiding them.
- La discrimination comme régime de qualification. Appréhender et prouver les injustices au travail - Vincent-Arnaud Chappe p. 93-114 La notion de discrimination présente une certaine instabilité définitionnelle en fonction notamment des différents espaces sociaux dans laquelle elle est utilisée. Cet article defend la thèse que son développement et sa consolidation relative sont néanmoins largement liés à l'apparition et la validation d'équipements de nature probatoire visant à stabiliser les processus par lesquels une situation est qualifiée de discriminatoire. En s'appuyant sur la notion de « régime de qualification », l'article montre ainsi les dynamiques non-linéaires d'évolution du terme « discrimination », décrit sa mise en concurrence avec d'autres termes (diversité et égalité professionnelle), et ouvre une discussion critique concernant les développements actuels autour de la « discrimination systémique ».The notion of discrimination is somewhat unstable in terms of definition, specifically as it depends on the social space in which it is used. This article argues that its development and relative stabilisation are nevertheless largely linked to the appearance and validation of evidential devices. Such devices stabilise the processes by which a situation is qualified as discriminatory. Using the notion of “qualification regime”, the article examines the non-linear dynamics of the evolution of the term “discrimination” and how it competes with other terms (diversity and professional equality). Finally, it opens a critical discussion regarding current developments around “systemic discrimination”.
- Discours sur la citoyenneté dans le contexte du Brexit : un « conflit conceptuel » comme lieu de négociation du dicible - Anna Khalonina p. 115-131 Les tensions dont le discours public est tissé sont souvent articulées à des concepts à forte charge politique dont le sens et l'usage font l'objet de conflits parfois nommés « sémantiques ». En nous intéressant à ce qui sera désigné ici comme un « conflit conceptuel », nous proposerons d'appréhender ce type de confrontation comme un terrain pour l'analyse de la construction de l'(in)acceptabilité discursive dans la sphère publique d'une communauté discursive. Nous nous pencherons, pour appuyer nos propositions méthodologiques, sur un « conflit conceptuel » ayant eu lieu dans la sphère publique britannique au sujet du concept de citizenship (citoyenneté). Employé par Theresa May dans un de ses discours post-référendum de façon à invalider l'idée d'une citoyenneté mondiale, le concept devient un centre de l'attention médiatique. En nous inspirant des propositions méthodologiques de Patricia von Münchow pour une analyse du degré d'acceptabilité des représentations, nous montrons comment un discours politique et sa réception publique et médiatique participent de la configuration d'un espace du dicible sur la citoyenneté dans le débat public britannique.The tensions that are woven into public discourse are often linked to politically charged concepts whose meaning and use are subject to conflicts which are sometimes called “semantic”. By focusing on what is referred to here as a “conceptual conflict”, this article proposes to study such confrontations to understand the construction of discursive (un)acceptability in the public sphere of a given community of discourse. This approach draws on the analysis of a “conceptual conflict” that occurred in the British public sphere regarding the concept of “citizenship”. Used by Theresa May in one of her post-referendum speeches to invalidate the idea of global citizenship, the concept became the focus of media attention. Drawing on von Münchow's methodological proposals for an analysis of the degree of acceptability of representations, I show how a political discourse and its public reception and mediatisation participate in the configuration of a space for what is “sayable” regarding citizenship in the British public debate.
- Un terrain qui ne dit pas son nom. L'instabilité de la notion d'agroécologie et ses effets sur l'enquête - Floriane Derbez p. 133-154 L'agroécologie est présentée en 2012 par le ministre de l'Agriculture Stéphane Le Foll comme un projet mobilisateur pour écologiser l'agriculture française, sans pour autant que des attendus précis soient énoncés pour permettre sa mise en œuvre. Cet article prend pour objet la relation problématique entre le mot « agroécologie » et la chose qu'elle (ne) désigne (pas) et propose d'analyser plus spécifiquement les enjeux relatifs au déploiement d'un travail de terrain en contexte lexical instable. En croisant sociologie de l'action publique et sociologie agricole dans une perspective pragmatiste, l'autrice montre comment l'enquête bute sur l'absence d'usage du terme agroécologie par deux collectifs d'agriculteurs rhônalpins pourtant lauréats d'un appel à projets du même nom. L'article soutient que si les agriculteurs n'utilisent pas ce terme pour qualifier leurs pratiques, c'est parce que, pour le dire en termes pragmatistes, ils n'ont « rien à en faire ».Agroecology was first introduced in 2012 by the Minister of Agriculture, Stéphane Le Foll, as a mobilising project for French agriculture. However, no clear expectations were expressed to enable its implementation. This article considers the problematic relationship between the word “agroecology” and the very concept it designates (or doesn't). It aims to precisely analyse the issues related to the carrying out of fieldwork in an unstable lexical context. The author shows how the investigation stumbles on the absence of the use of the term agroecology by two groups of French farmers although they are concerned by an agroecology project. The article argues that if the farmers do not use this term, it is because, put in pragmatic terms, they “care nothing about it”.
- De la race biologique à la race sociale. Hyperpolysémie et polémicité du mot « race » dans les discours de l'antiracisme belge - Laura Calabrese, Laurye Joncret p. 155-175 Le mot « race » a recouvert différents sens au fil du temps. Tombé en désuétude depuis le milieu du xxe siècle, il est aujourd'hui réhabilité dans le discours de l'antiracisme politique. Dans cet article, nous nous intéressons à la circulation du mot dans les discours de l'antiracisme belge contemporain entre 2017 et 2021, en essayant de comprendre ce qui, dans l'histoire mouvementée de cette unité lexicale, a habilité son usage malgré le stigmate qui pesait sur elle. En nous inscrivant dans la lignée des travaux en lexicologie politique, nous observons les processus discursifs de redéfinition et reconfiguration du sens de ce mot polémique et hyperpolysémique. Les résultats montrent que le mot oscille entre un usage académique où la race est une catégorie sociale qui continue à agir malgré sa déconstruction discursive et scientifique, et un usage militant où la catégorisation sociale glisse vers la désignation de groupe.The word “race” gained different meanings throughout time. Although it fell into disuse around the middle of the 20th century, it made a comeback among the advocates of differentialist antiracism. The article studies the trajectory of the word in Belgian antiracist movements between 2017 and 2021, in order to understand how the lexeme could be rehabilitated in spite of its turbulent history. Drawing on previous political lexicology research, the authors observe the discursive process of redefinition and reconfiguration of the meaning of this controversial and hyper-polysemous word. The results show that the word fluctuates between an academic usage, where race is an ongoing social category that has concrete effects despite its discursive and scientific deconstruction, and an activist usage where social categorisation shifts towards group designation.
- De la Terreur au terrorisme : une histoire lexicographique du mot « terrorisme » et de sa famille morphologique au xixe siècle - Corentin Sire p. 177-199 Résumé : Cet article propose d'analyser, au travers d'un échantillon de 63 dictionnaires français, les évolutions sémantiques du concept de terrorisme et de sa famille morphologique (terreur, terroriste, terroriser, etc.) au cours du xixe siècle. Apparu en 1794 pour nommer, rétrospectivement et péjorativement, l'époque dite de la Terreur, le concept est vite devenu un label désignant tout révolutionnaire jugé trop radical. Se généralisant peu à peu, le concept en viendra finalement à qualifier tout « extrême », révolutionnaire aussi bien que réactionnaire, légitimant en miroir la modération libérale qui, de révolutionnaire en 1789, passe peu à peu du côté du statu quo. Au-delà, ces évolutions trahissent l'ambiguïté fondamentale sur laquelle s'est construit le concept contemporain de terrorisme, tiraillé encore aujourd'hui entre la désignation et la condamnation d'idéologies jugées inacceptables, et la qualification d'actes considérés comme criminels.This article analyses, through the study of 63 French dictionaries, the semantic evolutions of the concept of terrorism and of its morphological family (terrorist, terror, terrorise, etc.) during the 19th century. First coined in 1794 to retrospectively and pejoratively refer to the period known as la Terreur, the concept of terrorism soon became a label designating any revolutionary considered as overly radical. Then, through the slow generalisation of its meaning, the concept eventually ended up characterising both “extremes”, be they revolutionary or reactionary, thus legitimising liberal moderation in comparison – itself a product of 1789 but which is now on the side of the status quo. Ultimately, these evolutions appear to reflect the crucial ambiguity on which the contemporary concept of terrorism has been built – still torn today between the designation and condemnation of ideologies that are deemed inacceptable, and the qualification of acts that are considered criminal.
- Attention aux mots d'ordre ! Éléments pour une enquête sur la signification de l'État - Marie Alauzen, Fabian Muniesa p. 35-54
Entretien
- Nommer le travail du sexe. Entretien avec Sïana, Marie et Lev, de l'association PDA - Thomas Angeletti, Juliette Galonnier, Manon Him-Aquilli p. 203-221 Au cours d'un entretien, trois locutrices travailleuses du sexe discutent avec Tracés des différentes manières de dire la prostitution. Quels mots et quelles expressions utilisent-elles pour se nommer et nommer leur activité ? Avec quels effets et dans quelles situations ? Après avoir soulevé les limites d'une stratégie de retournement du stigmate via l'autodénomination en « pute » ou « putain », elles soulèvent l'ambivalence des expressions « travail du sexe » et « TDS » qui semblent s'institutionnaliser et devenir euphémistiques. Elles abordent ensuite les enjeux liés à l'outage (révélation de leur activité) et racontent le maniement des termes utilisés dans les échanges avec leurs clients. Enfin, elles reviennent sur la catégorie d'« accompagnement sexuel » pour en souligner l'hypocrisie.During an interview, three sex workers discuss the different ways of describing prostitution with Tracés. What words and expressions do they use to name themselves and their activity? With what effects and in what situations? After having raised the limits of a strategic stigma change through the self-designation as “whore”, they point to the ambivalence of the expression “sex work” which seems to be becoming institutionalised and euphemistic. They then discuss the issues related to outing (revealing their activity) and talk about the handling of terms used when dealing with their clients. Finally, looking back at the category of “sexual accompaniment”, they highlight the hypocrisy of the expression.
- Nommer le travail du sexe. Entretien avec Sïana, Marie et Lev, de l'association PDA - Thomas Angeletti, Juliette Galonnier, Manon Him-Aquilli p. 203-221