Contenu du sommaire : Politiques de l'attente
Revue | Actes de la recherche en sciences sociales |
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Numéro | no 250, décembre 2023 |
Titre du numéro | Politiques de l'attente |
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- Politiques de l'attente : Patient·es et puissant·es de la domination temporelle - Charles Reveillere, Pierre-Antoine Chauvin p. 4-16
- Une discipline du vide : Apprendre à attendre en prison - Corentin Durand p. 20-37 L'attente en prison naît des innombrables situations où l'accomplissement par les prisonniers de tâches ordinaires nécessite l'autorisation ou la coopération des autorités pénitentiaires. Le quotidien carcéral se trouve rythmé par ce temps vide de l'attente, dont l'administration revendique la maîtrise. Il a souvent été avancé que cette vacuité du temps pénitentiaire venait marquer l'échec, ou le remplacement, du projet disciplinaire décrit par Michel Foucault. La prison se réduirait alors à sa seule fonction de neutralisation de populations à risque. L'objet de cet article est pourtant de montrer que l'attente devient à son tour un support d'injonctions disciplinaires à bien attendre, construisant l'impatience comme une déviance morale à corriger et marquant ainsi la survivance d'un projet disciplinaire amoindri mais toujours structurant, qui cible tout particulièrement un public de jeunes hommes issus de milieux populaires. Plus qu'à être productif, la prison contemporaine prétend leur apprendre à attendre, et ce non seulement dans le cadre carcéral mais aussi dans les relations à d'autres institutions, notamment étatiques.Waiting in prison arises from the innumerable situations in which the performance of ordinary tasks by prisoners requires the authorization or cooperation of prison authorities. Daily prison life is punctuated by this empty time of waiting, which the administration claims to control. It has often been argued that this void of prison time marks the failure, or replacement, of the disciplinary project described by Michel Foucault. Prison would then be reduced to its sole function of neutralizing at-risk populations. The aim of this article, however, is to show that waiting in turn becomes a support for disciplinary injunctions to wait well, constructing impatience as a moral deviance to be corrected. It marks the survival of a diminished but still structuring disciplinary project, which is particularly targeted at a public of young men from working-class backgrounds. Rather than being productive, contemporary prisons aim to teach them how to wait, not only in the prison setting but also in their relations with other institutions, notably the state.
- Jusqu'où attendre son retour ? : Le placement d'enfants ou la lente dépossession des parents de classes populaires - Hélène Oehmichen p. 40-57 La loi prévoit aujourd'hui que, lorsqu'un·e enfant est retiré·e de sa famille pour être placé·e, le placement se termine dès que les institutions judiciaires et administratives actent la fin du danger au domicile parental. Le placement ouvre ainsi le temps d'une parentalité suspendue à l'attente du retour de l'enfant. À partir d'une enquête ethnographique et statistique sur les institutions de placement et sur les parents concernés, l'article explore la façon dont l'attente et la menace de sa prolongation sont utilisées comme levier de contrôle et de normalisation des classes populaires – et plus particulièrement des mères. Cela passe notamment par l'imposition d'attentes intermédiaires. Leur respect conditionne la durée du placement, ce qui participe à la reproduction de l'ordre social – ordre de classe, de genre et de santé. Pour la majorité la plus dominée des parents, le placement perdure. Face à ce provisoire qui dure, les parents – socialisés de façon différentielle par les attentes, intermédiaires et finale, et conscients de l'inefficacité des efforts accumulés – développent deux types stratégies de cessation de l'attente : la déparentalisation et l'institutionnalisation de leur parenté.According to the French law, when a child is removed from his or her family and placed in care, the placement ends as soon as the judicial and administrative institutions acknowledge the end of the danger in the parental home. Placement thus opens the door to a period of parenthood suspended in anticipation of the child's return. Based on an ethnographic and statistical survey of placement that looks both at the agents in charge of this measure and at the parents whose child is temporarily taken away from them, the article explores the way in which the wait and the threat of its extension are used as a lever for controlling and the normalization of the working classes – mothers in particular. This involves the imposition of intermediate expectations. Compliance with these expectations determines the duration of the placement, and thus contributes to the reproduction of the social order – the order of class, gender and health. For the majority of the most dominated parents, the placement lasts. Faced with this long-lasting provisional situation, the parents – differentially socialized by intermediate and final expectations, and aware of the ineffectiveness of their accumulated efforts – develop two types of strategies to end the wait : deparentalization and institutionalization of their kinship.
- La fabrique temporelle du consentement : Les habitant·es des quartiers populaires dans l'attente du délogement - Charles Reveillere p. 60-77 Des travaux ont déjà montré que l'épreuve de l'attente transforme les attentes populaires : elle livre les individus à un temps vacant, pendant lequel les espérances se réduisent à petit feu ; elle leur fait vivre une temporalité arbitraire, où ils intériorisent une condition subordonnée. Cet article montre que l'attente peut aussi être une ressource de gouvernement des classes populaires pour des institutions qui cherchent non plus à leur faire accepter leur place, mais à les déplacer. S'engage alors un gouvernement des aspirations par l'attente, qui joue sur deux horizons temporels. D'un côté, il fait miroiter un avenir meilleur (ailleurs) ; de l'autre, il rend le présent insupportable (ici). Si bien qu'il ne laisse d'autre choix aux individus que d'être dans l'attente d'un changement à venir. La démonstration s'appuie sur deux ethnographies longitudinales, dans des quartiers populaires ciblés par des projets urbains impliquant le départ des habitant·es. L'auteur va voir ce qu'il se passe quand il ne se passe (apparemment) rien, dans la période d'attente qui sépare les premières annonces d'un déplacement à venir et le moment de sa mise en œuvre. Il décrit des politiques qui placent les individus sur le qui-vive pendant des années, en prévision d'un changement qui pourrait arriver à tout moment, mais qui se fait attendre. En destinant les habitant·es à une mobilité future, ces politiques impulsent une dynamique de projection qui rend le présent inhabité. En plaçant en suspens la gestion de ces territoires, elles dégradent leurs conditions actuelles d'existence, au point de rendre le présent inhabitable. Contraintes symboliques et matérielles s'articulent pour fabriquer le consentement des habitant·es au départ : ils et elles en viennent à souhaiter partir, pour en finir au plus vite avec cette attente devenue trop éprouvante, quitte à accepter des modalités de départ bien en deçà de leurs espérances.Studies have already shown that the ordeal of waiting transforms popular expectations: it presents individuals with an empty time, during which hopes are slowly reduced ; it makes them live an arbitrary temporality, where they internalize a subordinate condition. This article shows that wait can also be a resource for governing the working classes, for institutions that seek not to make them accept their place, but to displace them. The result is a government of aspirations through expectations, which plays on two temporal horizons. On the one hand, it holds out the promise of a better future (elsewhere); on the other, it makes the present unbearable (here). As a result, individuals have no choice but to wait for change to come. The demonstration is based on two longitudinal ethnographies, in neighborhoods targeted by urban projects involving the departure of residents. The author looks at what happens when (apparently) nothing happens in the waiting period between the first announcements of a forthcoming move and the moment of its implementation. He describes policies that keep people on their toes for years, in anticipation of a change that could come at any moment, but is long overdue. By destining inhabitants for future mobility, these policies give impetus to a dynamic of projection that renders the present uninhabitable: by putting the management of these territories on hold, they degrade their current conditions of existence, to the point of making them uninhabitable. Symbolic and material constraints combine to create a willingness on the part of residents to leave: they come to want to leave, to put an end as quickly as possible to a wait that has become too trying, even if it means accepting departure conditions that fall far short of their expectations.
- L'administration inégalitaire de l'attente : Tri et relégation au guichet de la demande de logement social - Pierre-Antoine Chauvin p. 80-97 Cet article s'intéresse au rôle des administrations dans la mise en œuvre du droit au logement et dans la distribution inégale des chances et des délais d'attente pour l'accès au logement social. À l'image de ce que l'on observe depuis plusieurs années à l'entrée de l'enseignement supérieur, le placement des candidat·es au logement social s'opère aujourd'hui dans un champ toujours plus segmenté : diversification des filières, foisonnement de labels et de critères de priorisation, développement d'« itinéraires bis » pensés comme temporaires, multiplication des dispositifs d'accompagnement, etc. À l'appui d'un suivi statistique de 696 familles sans domicile hébergées à l'hôtel à Paris, cette enquête montre que l'inflation des labellisations « prioritaires » a engendré une spécialisation et une hiérarchisation entre les files d'attente dites « prioritaires » à l'entrée du parc social. Elle révèle de surcroît que toute sortie de la file d'attente se paye au prix d'une relégation durable dans la compétition. L'auto-élimination des candidat·es enregistre en premier lieu le poids exorbitant du capital économique dans le tri des prétendant·es. Elle affecte singulièrement les familles sans domicile les plus éloignées de l'emploi, mais aussi celles qui détiennent un petit capital social leur permettant de trouver d'autres portes de sortie chez des tiers ou dans le parc privé. L'article met, par ailleurs, en évidence le poids des stratégies de placement élaborées par les agent·es du guichet qui appartiennent, dans leur grand majorité, aux classes moyennes salariées du public. Les délais d'attente sont prescrits aux candidat·es en fonction d'attendus moraux mais aussi de stéréotypes sociaux. Pris dans leur ensemble, ces mécanismes de tri contribuent à la stratification interne aux classes populaires et à la redistribution inégalitaire dans l'espace résidentiel d'individus partageant pourtant, initialement, un certain degré de proximité sociale.This article looks at the role of administrative bodies in implementing the right to housing and in the unequal distribution of opportunities and waiting times for access to social housing. As has been the case for a number of years at the entrance to higher education, the placement of applicants for social housing is now taking place in an increasingly segmented field: diversification of streams, proliferation of labels and prioritization criteria, development of “alternative routes” designed to be temporary, multiplication of support schemes, etc. Based on a statistical analysis on 696 homeless families living in hotels in Paris, this study shows that the inflation of «priority» labels has led to specialization and hierarchization in the so-called «priority» waiting lists for access to social housing. It also shows that the price of leaving the queue is a long-term relegation in the competition. The selfelimination of applicants primarily reflects the exorbitant weight of economic capital in the selection of candidates. It particularly affects homeless families who are the furthest from employment, but also those with a small amount of social capital, enabling them to find other ways out with third parties or in the private sector. The article also highlights the importance of placement strategies devised by frontoffice staff, the vast majority of whom are middle-class public sector employees. Waiting times are prescribed to applicants on the basis of both moral expectations and social stereotypes. Taken as a whole, these sorting mechanisms contribute to the internal stratification of the working classes and the unequal redistribution in residential space of individuals who initially share a certain degree of social proximity.
- Urgence et tri des malades : La production de files d'attente socialement stratifiées pour l'accès aux soins d'urgence - Sylvie Morel p. 100-117 La littérature sociologique consacrée à l'hôpital, et plus particulièrement aux services d'urgences, a depuis longtemps documenté l'existence d'un tri des patient·es, qui a pour fonction de les faire attendre ou non, en vue de les inclure vers la filière de soins appropriée à leur état. À partir d'une relecture de journaux de terrain au prisme d'une sociologie politique de l'attente, nous proposons ici d'appréhender les filières de soins comme autant de files d'attente pour l'accès aux soins d'urgence, mais également de penser le tri comme un dispositif de gouvernement de/par l'attente. Nous montrerons ainsi que ce dispositif produit des files d'attente différentes et socialement stratifiées ayant chacune sa politique du tri dont les contours se définissent dans sa relation avec les autres. Une statistique « armée » par l'ethnographie révèle que les disparités repérées sont le signe d'une qualité de soin variée selon les files d'attente, celle-ci étant appréciée à l'aune du temps d'attente. Sa mesure ethnographique permet de dévoiler in fine l'existence d'un accès aux soins d'urgence à plusieurs « vitesses sociales ».The sociological literature on hospitals, and more specifically emergency departments, has long documented the existence of patient sorting, the function of which is to keep patients waiting or not, with a view to including them in the care pathway appropriate to their condition. Based on a rereading of field diaries through the prism of a political sociology of waiting, we propose here to apprehend care channels as queues for access to emergency care, but also to think of sorting as a device of government of/by waiting. We will show that this system produces different, socially stratified queues, each with its own sorting policy, the contours of which are defined in relation to the others. A statistical analysis equipped by ethnography reveals that the disparities identified are the sign of a varied quality of care between queues, measured in terms of waiting time. Its ethnographic measurement ultimately reveals the existence of access to emergency care at several “social speeds”.