Contenu du sommaire : Affaires publiques, intérêts privés
Revue | Actes de la recherche en sciences sociales |
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Numéro | no 251, avril 2024 |
Titre du numéro | Affaires publiques, intérêts privés |
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- Le négoce de la souveraineté juridique - Benjamin Lemoine, Antoine Vauchez p. 4-15
- Les affaires publiques d'une entreprise privée : Airbnb et l'orchestration d'un militantisme mercantile - Julie Gervais p. 16-33 Certaines entreprises privées ont recours à un type de lobbying discret et encore peu connu, fondé sur la mobilisation de client∙es, éperonné∙es et outillé∙es pour peser sur les décisions publiques qui les concernent. Cette pratique du monde des affaires, qui associe le public à sa contestation du pouvoir régulateur étatique et local, participe à une entreprise de conquête et de domination du politique. À partir d'une enquête sur Airbnb (à San Francisco, Barcelone, Londres et Paris), l'article rend d'abord compte des modalités de cet « embrigadement consentant » (techniques de recrutement, profilage, formation, tactiques de mobilisation, instrumentalisation des relations sociales, activités récréatives, aide logistique, etc.) et montre comment ce « militantisme mercantile » s'articule à la politisation de l'activité de la multinationale − la location temporaire de meublés touristiques. Puis, il développe six arguments à l'appui de la thèse, défendue par l'autrice, de la politisation d'Airbnb comme forme d'opposition au « droit étatique à dire le droit » : la quête locale d'une légitimité sociopolitique et d'un « capital populaire » ; la revendication d'agir pour le bien commun ; la prétention à concurrencer l'État (social) ; la défense de valeurs progressistes ; l'ennoblissement de l'activité de ses client∙es ; et le cadrage des mobilisations sur le mode de la résistance et de la défense de droits fondamentaux. Le « militantisme mercantile » illustre ainsi une porosité entre des registres et des pratiques qui relèvent tout à la fois de l'intérêt général, du militantisme et du marché. Mise au service de la contestation du droit des États à réguler les activités du monde des affaires, cette porosité compromet l'autonomie des mondes sociaux et appauvrit la démocratie.Some private companies use a discreet and still little-known type of lobbying, based on the mobilization of customers, spurred on and equipped to influence the public decisions that affect them. This business practice, which associates the public with its contestation of state and local regulatory power, is part of an enterprise to conquer and dominate politics. Based on a study of Airbnb (in San Francisco, Barcelona, London and Paris), the article first looks at the ways in which this “consensual recruitment” takes place (recruitment techniques, profiling, training, mobilization tactics, instrumentalization of social relations, recreational activities, logistical assistance, etc.) and shows how this “corporate activism” is linked to the politicization of the multinational's business –the temporary rental of furnished tourist accommodation. It then develops six arguments in support of the autor's thesis of Airbnb's politicization as a form of opposition to the “right of the state to say what the law is”: the local quest for socio-political legitimacy and “democratic capital”; the claim to act for the common good; the claim to compete with the (social) state; the defence of progressive values; the ennoblement of its clients' activities; and the framing of mobilizations in terms of resistance and defending fundamental rights. “Corporate activism” thus illustrates the porosity between registers and practices that are part general interest, part activism and part market. Used to challenge the right of governments to regulate the activities of the business world, this porosity compromises the autonomy of social worlds and impoverishes democracy.
- Une justice privée ? : L'arbitrage et la construction d'un espace marchand international (1920-1960) - Claire Lemercier, Jérôme Sgard p. 34-49 En conflit sur l'exécution d'un contrat, deux grandes entreprises prennent souvent la voie de l'arbitrage commercial international, plutôt que celle d'un tribunal officiel. Cette justice privée, volontaire et confidentielle, a été développée à partir de 1923 à la Chambre de commerce internationale, à Paris, en suivant deux directions : l'accumulation interne d'un savoir-faire pratique, issu de la résolution des litiges ; puis une série de négociations avec les États, notamment à la SDN et à l'ONU. Cette juridiction privée bénéficie aussi du soutien direct des États : depuis 1958, les actifs d'une entreprise qui perd un arbitrage peuvent très vite être saisis par la force publique. Ce régime d'arbitrage a évolué vers une forme d'extra-territorialité juridique. Néanmoins les seuls intérêts privés n'ont pas suffi à le faire naître. En effet, les acteurs centraux de son institutionnalisation ne sont pas de grandes entreprises, et celle-ci n'a eu lieu qu'avec l'assentiment, et même le soutien, des autorités publiques.When two large companies are in dispute over the performance of a contract, they often opt for international commercial arbitration rather than an official court. This private, voluntary and confidential form of justice was developed from 1923 onwards at the International Chamber of Commerce in Paris, thanks to two processes: the internal accumulation of practical know-how resulting from the resolution of disputes; then a series of negotiations with States, notably at the League of Nations and the United Nations. This private jurisdiction also benefits from the direct support of governments: since 1958, the assets of a company that loses an arbitration can very quickly be seized by the public authorities. This arbitration system has evolved into a form of legal extra-territoriality. However, private interests alone were not enough to bring it into being. Indeed, the key players in its institutionalization are not large companies, and it has only taken place with the assent, and even the support, of the public authorities.
- Citoyenneté à vendre : Stratégies de marchandisation de l'État - Kristin Surak, Antoine Heudre p. 50-73 Cet article étudie la manière dont les États commercialisent une prérogative souveraine en accordant la citoyenneté en échange d'un don ou d'un investissement à l'intérieur d'un marché concurrentiel. S'appuyant sur huit années d'enquête de terrain dans seize pays, il explique d'abord comment l'État transforme l'octroi de la citoyenneté pour devenir un acteur crédible du marché. Il examine ensuite comment les logiques de marché reconfigurent les stratégies étrangères et les pratiques de citoyenneté des pays qui deviennent dépendants de cette source de revenus. La dernière partie analyse les diverses relations de pouvoir entre les sphères publique et privée dans les programmes de citoyenneté par investissement, et la conclusion examine les implications en termes de néolibéralisation.This article investigates how states marketize a sovereign prerogative by granting citizenship in exchange for a donation or investment within a competitive market. Drawing on eight years of fieldwork in sixteen countries, it first unpacks how the state transforms citizenship issuance to become a credible market actor. Next it examines how market logics subsequently reconfigure the foreign strategies and citizenship practices of countries that become dependent on this revenue source. The final section analyzes the varied power relations between the public and private spheres in citizenship by investment programs, and the conclusion discusses the implications for neoliberalization.
- Quand le capitalisme négocie ses peines : Genèse de la justice négociée pour les entreprises - Thomas Angeletti p. 74-91 De nombreux conflits judiciaires avec de grandes entreprises se trouvent actuellement réglés par un dispositif inédit : les transactions pénales. Elles impliquent pour ces entreprises de verser une amende à l'État afin de mettre fin aux poursuites, et d'éviter procès et condamnation. Comment est-il apparu possible et souhaitable de contourner ainsi l'ordre pénal pour solder les malversations d'entreprises parmi les plus importantes du capitalisme contemporain ? Afin de mettre en évidence les logiques qui ont présidé à l'émergence de ce dispositif aux États-Unis et à son déploiement croissant, cet article défend qu'il faut orienter le regard sur les dynamiques de l'espace judiciaire new-yorkais. À partir d'une enquête sur les procureurs et avocats spécialisés dans la délinquance en col blanc à New York, il montre comment l'institutionnalisation de la lutte contre la délinquance d'affaires, via le recours à ces transactions, a progressivement renforcé la défense des entreprises, et comment les law firms se sont saisies de ce nouveau dispositif judiciaire pour investir le droit pénal.Many legal disputes with major corporations are currently settled by a new mechanism: criminal settlements. These involve companies paying a fine to the state in order to put an end to prosecution, and avoid trial and conviction. How did it become possible and desirable to circumvent the criminal justice system, in order to settle the offenses of some of the most important companies in contemporary capitalism? In order to shed light on the rationale behind the emergence of this device in the United States and its growing deployment, this article argues that we need to focus on the dynamics of the New York judicial arena. Based on a study of prosecutors and lawyers specializing in white-collar crime in New York, it shows how the institutionalization of the fight against business crime, through the use of these transactions, has gradually strengthened the defense of companies, and how law firms have seized on this new judicial mechanism to invest in criminal law.
- Corps privés, intérêts publics : Élites politico-administratives et formation d'une morale managériale d'État - Jana Vargovčíková, Antoine Vauchez p. 92-109 Sous l'effet des politiques de la déontologie et de la probité publique qui ont émergé depuis les années 2010, le patrimoine, les intérêts et les ambitions privées des élites politico-administratives se sont trouvés pour partie mis en transparence. En suivant les pratiques, usages et savoirs qui se construisent autour des agences chargées de la surveillance de ce « corps privé » des dirigeants publics, avec en tête la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, on s'intéresse ici aux conditions dans lesquelles cette mise en transparence des sommets de l'État est devenue « acceptable », et même pour certains « souhaitable », à l'intérieur de groupes historiquement réticents aux formes de régulation externe et de publicité. L'accommodement des résistances à ce contrôle passe par des formes d'évitement du politique construites en contrepoint du registre du scandale ou de la dénonciation, et par la formation de ce qui s'apparente à une morale managériale de l'État accompagnant les nouvelles circulations public-privé et les inscrivant dans les affaires courantes du travail rapproché de l'État, des grandes entreprises et des cabinets de conseil.Under the influence of the ethics and public probity policies that have emerged since the 2010s, the assets, interests and private ambitions of political and administrative elites have been made partly transparent. By following the practices, customs and knowledge being built up around the agencies responsible for monitoring this “private body” of public leaders, led by the Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (High Authority for the Transparency of Public Life), we look at the conditions under which this move towards transparency at the very top of the State has become “acceptable”, and for some even “desirable”, within groups historically reticent to forms of external regulation and publicity. Resistance to this control is accommodated through forms of political avoidance constructed as a counterpoint to the register of scandal or denunciation, and through the formation of what resembles a managerial morality of the State accompanying the new public-private circulations and inscribing them in the routine business of close work between the State, major compagnies and consultancies.
- Hommage à Patrick Champagne (1945-2023) - Dominique Marchetti p. 110-113