Contenu du sommaire : Organisation du travail : le retour. Quelles interprétations ?

La sociologie du travail a connu dans les années 1970 et 1980 d'intenses débats à propos de l'organisation du travail et des modèles alternatifs qu'elle était susceptible de porter. L'intérêt pour ce thème de réflexion était partagé avec les acteurs d'entreprises. Il s'agissait de s'interroger sur la portée, les limites et les possibilités de dépassement du taylorisme. Dans les années 2010, autour d'une curiosité pour l'entreprise libérée, le mode agile, le design thinking ou les new ways of working, les entreprises ont été le lieu d'un retour en force de la réflexion sur les modèles à suivre en matière d'organisation du travail. Elles ont cultivé le débat sur les modes de fonctionnement et les modèles managériaux. La sociologie s'est cependant tenue à distance de cette réflexion et de ces débats. Ce dossier thématique, qui réunit quatre articles, permet de donner un aperçu des contributions possibles à un éclairage sociologique du regain d'intérêt des entreprises pour la question de l'organisation du travail et de ses modèles. L'introduction qui les précède retrace les grandes phases, des années 1970 à la période actuelle, de l'intérêt que la discipline porte aux modèles organisationnels, expose les orientations des réflexions qui ont surgi en entreprise durant la décennie 2010 et présente les articles et leur apport au dossier.

Cette contribution propose d'aborder la transformation numérique en mobilisant la notion de trajectoire d'Anselm Strauss pour analyser la nature des changements induits par l'introduction des technologies. En effet, la transformation numérique véhicule un certain nombre de promesses liées au développement d'organisations plus agiles et flexibles, mais elle comporte également des risques associés à des effets non anticipés sur l'organisation du travail et la circulation des données. À partir de l'étude comparée de deux organismes d'habitat social ayant adopté des outils numériques similaires, nous proposons de distinguer ce qui relève d'une transformation visée de trajectoires situées, inscrites dans des contextes spécifiques, en identifiant différentes phases graduelles de changement. L'enquête conduite sur une durée de cinq ans met en exergue les deux faces de la transformation et deux types de trajectoires. L'une, purement numérique, se déploie sur le mode de l'application mécanique des outils. L'autre, socio-professionnelle, génère un travail multidimensionnel pour aligner la stratégie, l'organisation, les interfaces entre entités et les pratiques professionnelles et l'intégration des outils.

Sans que leurs effets soient toujours bien attestés, les propositions organisationnelles associées aux « démarches Opale » promues par l'auteur et consultant Frédéric Laloux ont rencontré un certain succès ces dernières années auprès de dirigeants de grandes entreprises. À partir du cas de la division Hydraulique d'une grande entreprise française de production d'énergie, cet article rend compte des modalités de diffusion d'une expérimentation dite « Opale », visant une organisation plus horizontale. L'enquête réalisée à cette fin permet de montrer que son origine et sa mise en œuvre ne sont pas le produit d'une démarche simplement descendante. Opale a rencontré par ailleurs les intérêts d'entrepreneurs institutionnels qui se sont employés à en promouvoir la déclinaison empirique, en matière d'organisation du travail au premier chef. En suivant leur travail de légitimation, l'article éclaire la diversité des interprétations qui sont faites de la démarche Opale, ainsi que les conflits de normes professionnelles qu'elle révèle.

Dans certains secteurs, la créativité apparaît aujourd'hui comme une condition de la performance — une garantie de pérennité socio-économique des organisations — et comme une compétence précieuse reconnue pour et par un ensemble grandissant de travailleur·euses. Comment la créativité, longtemps associée à la folie et au génie, s'est-elle progressivement transformée en compétence valorisée et rationalisée dans les organisations économiques jusqu'à être intégrée aux facteurs de leur performance ? En s'appuyant notamment sur des archives originales, notre article propose une sociogenèse du premier instrument de créativité au travail : le Brainstorming. Nous présenterons le processus d'invention, à la croisée de l'histoire de la psychologie, du management et du marketing ; nous examinerons ensuite le syncrétisme des courants psychologiques dont est issue cette méthode ; nous analyserons enfin sa diffusion aux États-Unis et en France dans les années 1960. Plus largement, cette sociogenèse du Brainstorming conduit à nuancer et préciser les analyses de la psychologisation des rapports sociaux et renouvelle les études sur l'individualisation en apportant une compréhension transnationale de ce processus.

L'article analyse l'évolution historique d'un discours technocratique présentant les « nouvelles technologies » comme le ressort d'une « révolution industrielle » au visage humain. En suivant les traces de cet ensemble d'énoncés dès les années 1980 et jusqu'aux annonces contemporaines de l'industrie 4.0, on met en évidence un dispositif rhétorique récurrent. Celui-ci consiste à présenter les nouveaux systèmes automatisés comme le support de l'autonomie au travail. En identifiant une cyclicité de ce type de discours dans l'histoire de l'industrialisation, l'article analyse les raisons sociologiques sous-jacentes de cette rhétorique. Cet ensemble d'énoncés est mobilisé afin d'engager les décideurs industriels (ingénieurs et chefs d'entreprises) dans le développement et l'exploitation de systèmes d'automatisation. Ils apparaissent dans des phases historiques dans lesquelles l'industrialisation est justement « critiquée » pour son impact sur l'autonomie des travailleurs. De la sorte, ces discours mobilisent l'image de technologies qui, tout en étant parfaitement automatiques, « remettent l'homme au cœur de la production ». Le concept de « jumeau numérique » porté par l'idée d'un système complexe, regroupant opérateurs humains et machines, qui deviendrait « conscient » de son fonctionnement par la confrontation avec son « double » virtuel, apparaît comme le dernier avatar de cette rhétorique.