Contenu du sommaire : L'ombre portée de Mai 68
Revue |
20 & 21. Revue d'histoire Titre à cette date : Vingtième siècle, revue d'histoire |
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Numéro | no 98, avril-juin 2008 |
Titre du numéro | L'ombre portée de Mai 68 |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
L'ombre portée de Mai 68
- Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli- L'évènement en surplomb - Jean-Pierre Rioux p. 3
- Que jeunesse se passe ? Discours publics et expertises sur les jeunes après Mai 68 - Ludivine Bantigny p. 7 Dans l'imaginaire social, Mai 68 est souvent apparu comme un événement porté par la jeunesse érigée dès lors, plus qu'en classe d'âge, en véritable classe sociale. « Les jeunes », une décennie durant, furent l'objet d'inquiétudes et même de stigmatisation, présentés comme danger pour la société et son ordre. Pourtant, les enquêtes menées dans le sillage de Mai montraient que leurs valeurs ne bousculaient pas fondamentalement celles de leurs aînés. Malgré les anathèmes contre les « enragés » de Mai, assimilés à « la jeunesse » dans son ensemble, on eut vite le sentiment que les éclats de 68 n'avaient été qu'une parenthèse et que, face au système politique inchangé, les jeunes s'installaient dans une forme de détachement, soucieux surtout qu'ils étaient d'un problème crucial : l'emploi. Car le chômage, dès avant 68, les touchait de plein fouet et s'imposa bientôt comme une inquiétude majeure. Dès lors, c'est avant tout en ce domaine socio-économique que le « conflit de générations » pouvait revêtir quelque pertinence.In the social imagination, May 68 often seems like an event carried by the youth – set up at that time more as an age category than as a real social class. For a whole decade “the youth” were the subject of worry and even of stigmatization, presented as a danger for society and its order. Yet studies carried out in the wake of May showed that their values did not profoundly shake those of their elders. In spite of the outrage against the “rabid” of May, subsumed into “youth” in general, one quickly had the feeling that the outbursts of 68 were merely a parenthesis, and that faced with an unchanged political system, the youth fell into a form of detachment, above all concerned with a crucial problem: jobs. Because unemployment, even before 68, affected them directly and soon became a major worry. From then on, it was especially in this social-economic area that the “conflict of generations” took on an importance.
- L'ombre portée de Mai 68 en politique : démocratie et participation - Evelyne Cohen p. 19 Mai 68 a révélé l'ampleur des aspirations démocratiques de la société française, et en particulier celles de la jeunesse. Celles-ci ne parvenaient pas à s'exprimer par les voies politiques traditionnelles. Le mouvement issu de Mai 68 a en partie délaissé la scène politique et choisi des formes d'expression et de manifestation jugées plus directes. La « contestation » a largement refusé les offres de « participation » émanant du pouvoir gaulliste parce qu'elles venaient d'une autorité qu'elle remettait en cause. Dans le prolongement de Mai 68, la question des formes de l'exercice démocratique et de la légitimité politique est devenue centrale. La société civile est plus souvent associée aux décisions qui la concernent. Elle s'interroge sur la nécessaire articulation entre démocratie représentative et démocratie participative, sur le rôle des manifestations dans le dialogue social. Philosophes et sociologues des années 2000 accompagnent ces interrogations par leurs recherches sur les fondements et les pratiques de la démocratie.May 68 has revealed the scale of the French society democratic longings, and particularly the youth's ones. These did not succeed in expressing themselves through traditional politic means. The movement born out of May 68 has partly abandoned the political scene and chosen ways of expression and demonstration considered more direct. The “protest activity” has largely refused the offers of “participation” emanating from the Gaullist power because they were coming from an authority it was questioning. Following May 68, the issue of the forms of democratic practice and political legitimacy has become central. The civil society is more often associated with the decisions regarding it. It is pondering over the necessary link between representative democracy and participative democracy, over the function of demonstrations in social dialogue. Philosophers and sociologists of the 2000s are accompanying this questioning with their researches on the bases and practices of democracy.
- Jeux d'ombres : Mai, le mouvement social et l'autogestion (1968-2007) - Franck Georgi p. 29 Le mouvement de Mai 68, par sa puissance et son originalité, imprime sa marque sur les quatre décennies qui suivent. La grève générale et la contestation étudiante permettent l'éclosion d'un mythe autogestionnaire dans les années 1970, fondé sur la primauté du mouvement social. Cette approche repose cependant sur une lecture réductrice des événements de Mai comme des luttes ultérieures, surestimant souvent les ruptures au détriment des continuités. Le début des années 1980 voit l'autogestion s'effacer de l'horizon politique et social, et la notion même de « mouvement social » être remise en question, pendant que s'impose une lecture purement « culturelle » de Mai. La transformation radicale du contexte n'empêche pas la référence à 1968 de revenir de manière obsessionnelle lors des grands mouvements de 1986 et de 1995. La lecture de ces derniers au prisme de Mai obscurcit la compréhension des événements eux-mêmes, mais éclaire les enjeux qui opposent entre eux acteurs et analystes du mouvement social.The May 68 movement, through its power and originality, has left its mark on the four decades that followed it. The general strike and student protest fostered the birth of a self-management myth in the 1970s, based on the great importance of the social movement. This approach nevertheless relied on a reductive reading of the May events as future conflicts, often overestimating ruptures to the detriment of continuities. The early 1980s saw self-management fade from the political and social horizon and the very notion of “social movement” challenged, while a purely “cultural” reading was taking over. The radical transformation of the context did not stop the reference to 1968 from obsessively coming back during the big 1986 and 1995 movements. Looking at them through the May prism clouds the comprehension of the events themselves but highlights the stakes dividing the players and analysts of the social movement.
- L'entrée en dérision - Bertrand Lemonnier p. 43 L'année 1968 est sans doute un moment important dans l'histoire du rire et de la dérision au 20e siècle. L'hypothèse d'un glissement progressif de l'humour vers la dérision, dans la contre-culture comme dans la culture de masse, conduit à analyser différents médias et permet de montrer à quel point les mentalités ont changé, des années 1960 aux années 1980. Au cœur de cette problématique se situe le personnage de Coluche, humoriste célèbre dont la candidature atypique aux élections présidentielles de 1981 doit être replacée dans une perspective historique plus large.The year 1968 undoubtedly represents a landmark in the history of laughter and derision in the 20th century. The theory of a gradual shift from humour to derision, in both counter-culture and mass culture, will lead us to analyse various media and thus, to emphasize the tremendous change of attitudes from the 60's to the 80's. At the heart of these issues stands the key figure of Coluche, a famous French humorist, whose unexpected candidacy in the 1981 presidential elections should be put back in a wider historical context.
- La "nouvelle presse" en France dans les années 1970 ou la réussite par l'échec - Laurent Martin p. 57 Presse « sauvage », « rebelle », libre, free, presse contre-institutionnelle ou contre-culturelle, underground ou souterraine, presse révolutionnaire, militante, gauchiste, presse alternative ou parallèle, contre-presse, antipresse... Les appellations abondent pour désigner la nébuleuse des journaux et revues apparus dans le sillage de Mai 68. En l'espace de quelques mois et pour une durée, en moyenne, à peine supérieure, des centaines de feuilles ont éclos qui ont porté les aspirations, les rêves, les revendications d'une génération cherchant les voies d'une nouvelle utopie. Cet article tente d'en décrire les modèles économiques, les principales figures, les modes de fonctionnement dans un effort tout à la fois de synthèse et de discrimination. Il soutient que l'« échec » supposé de cette presse nouvelle s'est en fait traduit par une diffusion de certains de ses traits dans l'ensemble des médias et de la société.« Free Press », « underground », « counter-cultural », « revolutionary », « activist », « leftist », « alternative »... Many words exist to designate a set of journals and newspapers that appeared in France (and in the western world) in the wake of May 68. Within a few months hundreds of papers sprang that carried the dreams, the hopes, the fights of a generation in search of a new utopia. This article tries to describe the economical model, the prominent characters, the different types of organization of this social, political and cultural phenomenon. The author supports that, despite the so-called « failure » of this new press, some of its characteristics have spread into other newspapers and media and into the whole society.
- Des bancs de l'école au courrier du coeur : une histoire du corps ragaillardie - Andrée Rauch p. 71 La « révolution sexuelle » que portent les slogans de Mai est un des effets de la mixité garçon-fille dans l'enseignement public. Les pédagogues ont été durant la première décennie de la Cinquième République les acteurs missionnés par leurs ministères pour faire bouger la société française. Parallèlement, les revues illustrées, la presse féminine surtout, ont joué un rôle déterminant dans l'ordre de la morale des mœurs. L'accès massif des filles à l'enseignement public, la mixité scolaire, l'éducation sexuelle et surtout l'autonomie qu'ont assurées aux femmes la contraception et le droit à interrompre une grossesse ont déclenché une révolution sans précédent dans les rapports qu'hommes et femmes entretiennent avec leur corps. Mais cette révolution a très largement précédé ce qu'on a appelé les événements de 68. Ceux-ci n'en ont sans doute été que la manifestation festive et officielle, en un mot le point de non-retour. En abolissant des frontières établies entre garçons et filles, l'introduction de la mixité à l'école a bouleversé l'histoire de la sexualité autour de laquelle le système éducatif français s'était structuré depuis plus d'un siècle. La sexualité entre dans une éthique du soin de soi, qu'ordonne une pédagogie libérale qui fait participer chaque élève à la construction de soi-même. Les revues pédagogiques se mobilisent et s'empressent d'attribuer un caractère salutaire à la réforme. L'introduction de l'éducation sexuelle au sein de ces bastilles va s'avérer la pièce maîtresse du dispositif. Pourtant l'histoire de l'éducation sexuelle inclut ses conflits et ses contradictions. Lorsqu'en février 1971 éclate l'affaire Carpentier, la question de la reconnaissance du plaisir dans l'éducation de l'enfant et de l'adolescent est posée.The “sexual revolution” the May slogans paraded was one of the effects of boy-girl co-education in public schools. During the first decade of the Fifth Republic, educators were the actors commissioned by their ministers to get French society moving. Illustrated magazines and above all feminine magazines played a parallel role in the organization of the morality of customs. Girls' massive access to public education, co-education, sexual education and especially the autonomy assured to women by contraception and the right to interrupt a pregnancy triggered off an unprecedented revolution in the relations men and women have with their bodies. But this revolution preceded what has been called the events of May 68. They were only the festive and official manifestation of them, in one word, the point of no-return. In breaking down the frontiers between girls and boys, the introduction of co-education upset the history of sexuality around which the French educational system had been structured for more than one century. Sexuality became part of an ethics of self-care that a liberal pedagogy set up, making every student participate in the construction of self. Pedagogical magazines got involved granting a healthy character to the reform. The introduction of sex education within these walls would turn out to be the keystone of the arrangement. Yet the history of sex education has conflicts and contradictions. When in February 1971 the Carpentier affair broke out, the question of the acknowledgement of pleasure in the child's and adolescent's education was posed.
- Intellectuels : les ombres changeantes de Mai 68 - Bernard Brillant p. 89 Le mouvement de Mai 68 a pour effet de révéler et de radicaliser une crise de légitimité des intellectuels. Les multiples interprétations élaborées par ces deniers cristallisent cependant des représentations du mouvement à travers lesquelles les intellectuels vont restructurer leurs engagements dans l'après-Mai 68 pour tenter de reconstruire une figure légitime de l'« intellectuel engagé ». Après la forte polarisation exercée par les groupes « gauchistes » et la lecture révolutionnaire de Mai 68, c'est cependant la quête de l'autonomie qui inspire cette redéfinition, notamment à travers la figure de l'« intellectuel spécifique » de Michel Foucault. Cette volonté d'autonomie débouche, à partir du milieu des années 1970, sur la rupture avec les grands paradigmes de l'engagement radicalisé en Mai 68 : le marxisme, le tiers-mondisme, l'anticapitalisme. Ce « désengagement » des clercs se poursuit, à partir de la deuxième moitié des années 1980 par le retour critique sur les aspects plus culturels et sociétaux de Mai 68. À partir du milieu des années 1990, la montée d'une contestation antilibérale s'accompagne de la résurgence de thématiques héritées de Mai 68 au point que, quarante ans après, Mai 68 projette encore son ombre sur les débats intellectuels, redevenant même un enjeu du positionnement droite-gauche.The May 68 movement has revealed and radicalized a legitimacy crisis among intellectuals. The numerous interpretations they elaborated crystallized representations of the movement through which intellectuals were going to redefine their commitments in the aftermath of May 68 in an attempt to reconstruct a legitimate figure of the « committed intellectual ». Following the strong polarization exerted by leftist groups and the revolutionary reading of May 68, the quest for autonomy was, however, what inspired the redefinition, notably with Michel Foucault's figure of the « specific intellectual ». Starting in the mid 1970s, this desire for autonomy brought about a break with the leading paradigms of May 68's radicalized commitment: Marxism, support for the Third World, anticapitalism. This « disengagement » of scholars continued with the return, starting in the second half of the 1980s, of the criticism of the more cultural and societal aspects of May 68. Since the mid 1990s mounting anti free market protest has been accompanied by a reappearance of themes inherited from May 68 to such an extent that, forty years later, May 68 still casts its shadow over intellectual debates and has even again become a issue in left-right demarcation.
- 1968, l'an I du tout culturel ? - Emmanuel Loyer p. 101 Le moment 1968 se caractérise par une conjoncture de critique des autorités culturelles établies et de la catégorie de créateur. Le moment langien de 1981 offre une relégitimation du « créateur » moyennant une large ouverture dans le sens du terme. Comment passe-t-on paradoxalement du « tout politique » au « tout culturel » ? Cette contribution voudrait réfléchir aux héritages de Mai 68 en matière de politique culturelle : certains se sont recyclés dans le vitalisme culturel de 1981. D'autres, développés par les « animateurs », sont restés marginaux. Ni filiation, ni trahison, cette évolution en recoupe une autre plus large : à la politisation des enjeux culturels dans les années 1970 s'est substitué une traduction culturelle systématique des problèmes politiques dans les années 1980.The ‘68 moment was characterized by a critique of both established cultural authorities and of the category of creator. The “Jack Lang moment” of 1981 enabled the re-legitimization of the creator through an expansion of the category itself. How did we move from “everything is political” to “everything is cultural”? This contribution seeks to reflect on the legacies of May 68 in cultural politics, some of which were recycled in the cultural vitalization of 1981. Others, developed by “animators”, remained marginal. Neither filiation, nor betrayal, this evolution overlaps with a broader one: the politicization of cultural issues in the 1970s has been replaced by a systematic cultural translation of political issues in the 1980s.
- Génération, générations - Jean-François Sirinelli p. 113 Sous bien des plumes, il est question d'une « génération 68 », fondée sur l'équation Mai 68 = baby-boomers. Certes, il serait incongru d'enlever à ces derniers leur rôle, effectif, dans les événements du printemps 1968. Pour autant, il apparaît historiquement plus juste de parler de générations 68 au pluriel. Et un tel constat, important en lui-même, l'est également pour ce qui concerne l'étude de l'ombre portée de ces événements. Les générations, en effet, actrices d'un présent, sont toujours le fruit d'un passé et c'est bien sous l'effet d'une telle double différenciation qu'elles diffractent ensuite de façon très contrastée une histoire commune et deviennent, de ce fait, un prisme dans lequel l'ombre portée de cette histoire se lit de diverses manières. L'analyse de cette diversité est d'autant plus complexe que cette – ou ces – générations 68 est devenue depuis quelques années l'objet d'un procès en responsabilité : les mots forgés par cette génération auraient engendré les maux de la société française contemporaine. Ce sont aussi ces accusations qui constituent l'ombre portée et qui sont étudiées dans cet article.Many pens write of a “68 generation”, based on the equation May 68 = baby boomers. To be sure, it would be incongruous to take their role away, a real one, in the events of Spring 1968. However, it seems to be historically more valid to speak of generations 68 in the plural. Such an observation, important in itself, is equally important concerning the study of the cast shadow these events left. Generations, thus, actors of a present, are always the fruit of a past and it is under the effect of a double differentiation that they diffract a very contrasted common history and become, because of this, a prism in which the shadow carried by this history can be read in various ways. The analysis of this diversity is all the more complex as this or these 68 generations has/have become over recent years the object of a process of responsibility: the words forged by this generation are said to have engendered the defects of contemporary French society. It is also these accusations that make up the shadow cast studied in this article.
- Maintenir l'ordre : le MBF et la sécurité locale en France occupée - Gaël Eismann p. 125 La mémoire collective et savante a longtemps perpétué l'image d'une administration militaire ayant pratiqué une politique d'occupation « correcte » en France. Cette image mérite d'être révisée. L'analyse des pratiques des services territoriaux chargés du « maintien de l'ordre et de la sécurité » au sein du MBF conduit à réévaluer la participation des services du MBF à la violence allemande au cours de quatre étapes qui marquent l'escalade de la politique répressive allemande en France occupée. Les conflits de compétences et les supposés conflits de fonds entre les services centraux du MBF et de la Sipo-SD en matière de politique répressive y disparaissent le plus souvent au profit d'une coopération étroite et plutôt harmonieuse entre Feldkommandanturen et KdS (commandant régional de la Sipo-SD). En dépit du transfert des pouvoirs de police à un HSSPF en France occupée au printemps 1942, les services locaux du MBF continueront ainsi à participer au contrôle de la vie publique et de l'appareil administratif français, aux opérations « militaro-policières » menées contre les zones réputées « infestées de bandes terroristes », ou encore à la répression judiciaire des oppositions. Les responsabilités du MBF et de ses services territoriaux dans l'escalade des violences allemandes commises en France pendant l'Occupation doivent ainsi être reconsidérées.Both collective and academic memories have for a long time perpetuated the image of a military administration that practiced a “proper” policy of occupation in France. This image has to be reconsidered. A study of the “maintenance of order and security” by the divisions of the MBF at the local level leads to a re-evaluation of their role in Nazi-violence during the four stages marking the escalation of the German policy of repression in occupied France. The conflicts of competences and supposed conflicts of resources between the higher levels of the MBF and of the Sipo-SD in matters of repressive policies most often disappeared at the local level for a close and even harmonious cooperation between the Feldkommandanturen and the KdS (Regional Commander of the Sipo-SD). Despite the transfer of police powers to an HSSPF in occupied France in the spring of 1942, the local services of the MBF will continue to participate in the control of both public life and the French administrative apparatus, in “police-cum-military” operations led against zones reputed to be “infested by terrorist groups”, as well as in the judicial repression of all opposition. The responsibility of the MBF and its territorial services in the escalation of German violence committed in France during the Occupation must thus be reconsidered.
- Le premier mai à Berlin-Est dans les années 1950 - Jérôme Bazin p. 141 Dans le Berlin-Est des années 1950, vitrine du bloc communiste en construction, le premier mai représente un moment où ouvriers et personnel politique manifestent côte à côte, dans le climat tendu de l'établissement de la dictature. Face aux exigences des organisateurs qui cherchent à créer un cortège unifié et à transformer le rituel en cérémonie d'allégeance au régime, les participants se montrent réticents face aux consignes de mises en scène et prétendent faire entendre leurs voix au cours d'un rituel dont ils ne veulent pas être dépossédés. Les efforts d'appropriation du premier mai se font toutefois de plus en plus rares au fur et à mesure des années 1950, utilisent des moyens détournés et disparaissent finalement, sans pour autant que les participants se plient aux directives. Le pouvoir politique parvient certes à occuper l'ensemble de l'espace public, mais il ne réussit pas à diriger la population. Il offre à voir sa domination plus qu'il ne la fait reconnaître comme légitime. La portée politique du premier mai s'efface dès lors, au profit du caractère uniquement festif qui se retrouvent dans les fêtes organisées en marge du cortège principal.In East Berlin in the 1950s, May Day was an occasion when workers and political leaders would demonstrate side by side, in the strained climate that accompanied the establishment of the dictatorship. Whereas the organisers were trying to set up a unified march and to transform the ritual into a ceremony of allegiance to the regime in a city which was the showcase of the communist block, the participants were reluctant to follow any such instructions: they wanted to make themselves heard and didn't want to be deprived of their share of the ritual. Nonetheless, efforts to appropriate May Day became increasingly rarer through the 1950s, first making use of indirect means, and then vanishing altogether, without being successful at forcing participants to obey instructions. The political power managed to occupy the entire public space, but it didn't manage to direct the people. It showcased its domination more than it managed to have it recognized as legitimate. The political dimension of May Day disappeared in favour of a purely festive one which was expressed through the fairs on the edge of the main march.
- 1956, un court dégel littéraire en URSS : les "audaces" de Novy Mir et de Litératournaïa Moskva - Cécile Vaissié p. 149 L'année 1956 est marquée, en URSS, par le 20e Congrès du PCUS, au cours duquel Nikita Khrouchtchev dénonce certains crimes de Staline. Or, cette année-là, deux publications littéraires font sensation : un almanach intitulé Litératournaïa Moskva (Moscou littéraire) qui n'aura que deux numéros, et la revue mensuelle Novy Mir (Le Monde nouveau). Ces deux publications font en effet paraître des textes qui dévoilent crûment des problèmes de la société soviétique. Leurs auteurs et leurs responsables se veulent pleinement dévoués au parti, mais ils souhaitent promouvoir une déstalinisation des pratiques littéraires et sociales, qui concorderait avec celle lancée, en politique, par Nikita Khrouchtchev. À l'automne 1956, l'insurrection de Budapest et son écrasement marquent toutefois la fin – momentanée – de ce dégel littéraire. Litératournaïa Moskva et Novy Mir font l'objet de critiques sévères et tout est mis en œuvre pour que les responsables de ces parutions se repentent publiquement, un reniement public demeurant, comme par le passé, la condition d'une rédemption sociale et politique. Le sort réservé aux publications « audacieuses » de 1956 montre donc les limites du dégel, lancé par Nikita Khrouchtchev au 20e Congrès du parti. Le numéro un soviétique ne souhaite pas une réelle libéralisation sociale dont les possibles conséquences l'effraient. Dès lors, et même si tous ne le comprennent pas encore, la littérature soviétique officielle est condamnée, encore et toujours, et de par sa définition même, à servir aveuglement le parti.In 1956 a remarkable event happened in the Soviet Union : at the 20th Congress of the CPSU Nikita Khrushev denounced some of Stalin's crimes. The same year, two literary publications created a sensation: the almanac Litératournaïa Moskva (Literary Moscow), that was to have only two issues, and the monthly journal Novy Mir (The New World). Both of these publications included texts bluntly highlighting some problems in Soviet society. Those who wrote these texts or responsible for publishing them were fully dedicated to the party, but they wanted to promote a destalinization of literary and social practices. From their point of view, their efforts were in line with the political destalinization that Khrushev had launched at the 20th Congress. During the fall of 1956, the Budapest insurrection and its violent crushing marked the momentary ending of the literary thaw in the Soviet Union. Litératournaïa Moskva and Novy Mir were severely criticized. Everything was done to force the people in charge of these publications to repent publicly, a public repentance remaining, as in the past, the pre-requisite to social and political redemption. The fate of the « bold » publications of 1956 therefore shows the limits of the thaw initiated by Nikita Khrushev. The Soviet leader did not want real social liberalization, whose possible consequences scared him. This is why, even if it was not yet clearly understood by everyone, official Soviet literature was doomed, as a consequence of its own definition, to serve the party blindly until the end of time.
- Staline et les écrivains soviétiques : la fabrication et la disgrâce d'Alexandre Avdeenko - Michel Niqueux p. 163 L'article retrace l'itinéraire d'Alexandre Avdeenko (1908-1996), jeune délinquant rééduqué par le travail, qui devient ouvrier de choc à Magnitogorsk, écrit (avec de l'aide) un roman autobiographique, J'aime (Ja ljublju), lancé, avec l'appui de Gorki, comme un bestseller (1933), et traduit immédiatement en français. Alexandre Avdeenko est propulsé dans le monde littéraire, participe à la tournée des écrivains organisée par l'OGPU sur le canal de la Mer blanche, est délégué au Congrès des écrivains de 1934 ; il bénéficie de privilèges matériels considérables. Son second « roman de production », Le Destin (1936) est plus fraîchement acccueilli et le film La Loi de la vie, dont il a écrit le scénario, lui vaut de recevoir en 1940 un mémorable « savon » de Staline, en présence de membres du Comité central et d'écrivains. Avdeenko est exclu de l'Union des écrivains et de toutes ses fonctions, privé de ses privilèges, et redevient simple mineur. Au moment de la guerre, il s'engage comme volontaire, et en 1943, Staline estime qu'il a « racheté sa faute ». Après plusieurs romans vantant les exploits des garde-frontières et dénonçant les intrigues de l'Occident, Alexandre Avdeenko profite de la perestroïka pour écrire un roman-confession, Châtiment sans crime (1989). Refonte d'un délinquant en ouvrier-écrivain, ascension et chute, rachat et confession : c'est tout un schéma de fonctionnement de la société soviétique qu'illustre le destin d'Alexandre Avdeenko. L'article s'appuie sur les œuvres d'Avdeenko, la presse de l'époque, et sur des documents d'archives récemment publiés.The article recounts the itinerary of Alexandre Avdeenko, 1908-1996, a young delinquent reeducated through work, who became an outstanding worker at Magnitogorsk, wrote (with help) an autobiographic novel, I love (Ja ljublju), launched, with Gorki's help, as a bestseller, 1933, and translated immediately into French. Avdeenko was precipitated into the literary world, participated in the writers' trip organized by the OGPU on the White Sea Canal, and was a delegate to the Congress of Writers in 1934; he was granted considerable material advantages. His second “production novel”, Destiny, 1936 was less enthusiastically greeted, and the film The Law of Life in 1940 for which he wrote the scenario, got him a memorable drubbing by Stalin in the presence of writers and members of the Central Committee. Alexandre Avdeenko was excluded from the Union of Writers and all his functions, deprived of his privileges and became a simple miner. At the time of the war, he enrolled as a volunteer, and in 1943, Stalin considered he had “redeemed his mistake”. After several novels praising the exploits of the border guards and denouncing the West's machinations, Avdeenko took advantage of the perestroika to write a confessional novel, Punishment without Crime, 1989. Remake of a delinquent as worker-writer, rise and fall, redemption and confession: Alexandre Avdeenko's destiny illustrates the whole pattern of the Soviet society. The article is based on Avdeenko's works, the newspapers of the period and recently published archives.
- Entre démobilisation et surmobilisation : l'impossible repos du soldat rouge en URSS (1921-1929) - Alexandre Sumpf p. 177 Les huit années de conflits superposés de 1914 à 1921 sont marquées par les mobilisations contraintes et les démobilisations spontanées de millions d'hommes russes, qui ont souvent changé d'uniforme. Le « soldat rouge », vainqueur des Blancs et des Verts, est pour les bolcheviks l'incarnation même de l'« homme nouveau soviétique », mi-paysan, mi-révolutionnaire, et surtout un intermédiaire idéal entre le nouveau régime et la population. La mémoire collective reconstruite par les bolcheviks qui font silence sur la Grande Guerre et ont mythifié la guerre civile est toutefois contredite par les réalités villageoises des années 1920. À leur retour au village, les combattants aspirent à la paix et espèrent (vainement) être récompensés de leurs sacrifices. Ils refusent la mobilisation sur le « front culturel » proposée par les responsables de l'éducation politique qui cherchent des agents fiables au village : le transfert culturel et politique des villes vers les campagnes échoue. Cette démobilisation des esprits contraste avec la surmobilisation que tentent d'imposer les bolcheviks par tous les moyens.From 1914 to 1921, during the Great War and the Civil War, millions of Russian men were forcefully mobilized and spontaneously demobilized, often changing the color of their uniform. During the 1920s, the “red soldier” who had defeated the Whites and the Greens was supposed to be the “New Soviet Man”, half peasant and half revolutionary, and more importantly, the perfect intermediary between the population and the new Soviet leadership. The Bolshevik silence about the First World War and the myth built around the Civil War intended to rewrite the collective memory. But all along the 1920s, the rural realities contradicted these goals and dreams. Back to their villages, the former soldiers wanted peace and waited (in vain) to be rewarded for their sacrifices. Political education leaders, deprived from reliable agents in the countryside, did not manage to remobilize the veterans on the “cultural front” and failed to transfer the new culture and politics from the cities to the peasantry. The general demobilization of the minds contrasted with the “overmobilization” the Bolsheviks wanted to impose on the Russians.
- Veuves et veuvages de la première guerre mondiale : Lyon (1914-1924) - Peggy Bette p. 191 En présentant le cas des veuves lyonnaises de la première guerre mondiale, cet article a pour but de montrer que ces femmes ne répondent pas toutes au stéréotype homogénéisant de la femme en deuil, fidèle à l'époux défunt et vivotant des maigres revenus de sa pension. Cet article souligne, d'une part, la diversité des origines et des situations socio-économiques de ces veuves. Il démontre, d'autre part, que loin d'être des femmes désemparées et assistées, les veuves de guerre lyonnaises manifestent une réactivité et un dynamisme face à leur nouvelle situation que l'historiographie a peu mis en lumière. Déménagement, remariage, vente ou reprise d'un commerce... rien n'arrête ces femmes encore jeunes, souvent mère d'un ou plusieurs enfants et ayant déjà eu une activité professionnelle. Toutefois, au-delà de la diversité des situations, des réactions et des motivations, un phénomène singularise les expériences de ces veuves de guerre sur le plan socio-économique : leurs décisions et leurs initiatives sont régulées par les temps du conflit.In presenting the case of the Lyon widows of the First World War, this article shows that these women do not all respond to the homogenizing stereotype of the woman in mourning, faithful to the deceased spouse and eking out a meager living from his pension. This article points out on one hand the social-economic diversity of these widows' origins and situations. On the other hand, it shows that far from being helpless and dependent, the Lyon war widows demonstrated a reactivity and dynamism toward their new situation that historiography barely paid attention to. Moving, remarriage, sale or taking over of a business; nothing stopped these still-young women, often mothers of one or several children and having already had a professional activity. In any case, beyond the variety of situations, reactions and motivations, one phenomenon distinguishes the experiences of these war widows socio-economically: their decisions and initiatives were determined by a time of conflict.
Rubriques
Avis de recherches
- Une décennie de désindustrialisation (1974-1984) - Ludovic Laloux p. 203
- Les territoires du rugby : une histoire mondiale - Antoine Mourat p. 204
Images et Sons
- L'Europe s'expose - Nicolas Beaupré, Dorota Dakowska et Benoît Majerus p. 206
- Guerre et poste - Philippe Artières p. 211
- Du praxinoscope au cellulo : retour sur la richesse du cinéma d'animation français - Dimitri Vezyroglou p. 213
- Histoire de la police française - Arnaud-Dominique Houte p. 214
- Dans les fermes de notre enfance - Martine Cocaud p. 216