Contenu du sommaire : L'Europe sociale en perspectives. Textes réunis et présentés par Anne-Marie Guillemard

La recherche comparative sur les États-providence est devenue un champ particulièrement fécond de la recherche en sciences sociales. Elle a permis notamment le croisement de préoccupations scientifiques (théorie des genres, sociologie économique, théorie des comparaisons internationales, sociologie des relations internationales, théorie néo-institutionnaliste) qui se trouvent souvent juxtaposées ailleurs. Elle bénéficie en outre d'une intégration enviable de ses analyses dans les débats politiques et sociaux du monde actuel. Cet article vise à présenter et à analyser les approches parmi les plus significatives de la période contemporaine. Faute de pouvoir développer une analyse extensive, l'article se concentre sur trois débats : l'analyse des variétés ? États-providence et de leur classification possible ; le rapport entre globalisation et évolutions de la protection sociale ; les nouvelles configurations politiques de l'action au sein des États-providence. Ce faisant, il met en évidence la contribution de ces recherches à la construction d'une théorie néo-institutionnaliste en devenir.

Depuis la fin des années soixante-dix, trois types différents de réformes de la protection sociale ont été mis en place en France : réduction des déficits sociaux par une augmentation des cotisations sociales ; réformes sectorielles de maîtrise des dépenses sociales ; changements institutionnels transformant les fondements du système. Le blocage des premières tentatives de réforme de la Sécurité sociale a été facilité par les institutions propres aux assurances sociales. Mais les gouvernements, sous la contrainte européenne, ont réussi à négocier des mesures de réduction des prestations sociales en séparant plus fortement le monde des assurances sociales et celui de la solidarité nationale. Les réformes institutionnelles ont été introduites de façon d'abord marginale sur la base de consensus ambigus, voire contradictoires, puis sont venues renforcer un processus global de dualisation du système français de protection sociale.

Avec la création de l'Union économique et monétaire (UEM), les États-providence européens sont entrés dans une nouvelle phase d'évolution. Les marges de manœuvre des budgets publics ont substantiellement diminué, tandis que l'expansion des quatre libertés de circulation dans l'ensemble de l'Union européenne (UE) a sérieusement affaibli la coercition que l'État exerçait sur les acteurs et les ressources, essentielle à la stabilité des institutions de redistribution. Cet article explore ces questions en adoptant la perspective de Rokkan, reprenant sa vision originale du lien entre la construction des frontières et la structuration des systèmes nationaux. La première partie de cet article expose brièvement le point de vue théorique. La deuxième trace l'évolution des institutions nationales de protection sociale depuis leur origine jusqu'au début des années soixante-dix. La troisième décrit les défis qui sont apparus, auxquels la « souveraineté sociale » d'un État-nation doit faire face, défis qui sont largement liés au processus d'intégration européenne. La dernière partie présente diverses remarques d'ordre spéculatif sur la déstructuration potentielle de l'architecture traditionnelle de la protection sociale, en indiquant à l'occasion les variations d'une nation à l'autre et les évolutions possibles au niveau de l'Union européenne.

Dans l'Union européenne, dans les dix dernières années, des réformes ont été mises en œuvre qui tendent à relier plus étroitement les prestations de chômage ou d'assistance à l'activité sur le marché du travail. La frontière entre politiques de l'emploi, politiques sociales, politiques fiscales se brouille. Cette « activation » de la protection sociale prend pourtant des visages très contrastés selon les pays, dont les éléments ressortissent à deux types idéaux, le régime libéral et le régime universaliste d'activation. Les familles d'États sociaux présentent des logiques diverses de combinaison de ces traits. Le niveau communautaire intervient pour l'essentiel dans la diffusion de cadres cognitifs d'interprétation des problèmes économiques : il diffuse une approche d'économie orthodoxe qui considère l'activation comme un levier pour une politique sociale subordonnée à la politique économique.

Travailler après 55 ans est aujourd'hui de moins en moins fréquent en Europe. Le mouvement de retrait précoce constitue l'un des défis majeurs qu'ont à affronter les systèmes de protection sociale, confrontés au vieillissement démographique et aux mutations du travail. L'article traite cette question en tant qu'elle constitue un bon analyseur des processus actuels de réforme de la protection sociale, de la nature des changements à l'œuvre et des viscosités institutionnelles qu'ils ont à surmonter. Il présente les résultats de deux études de cas portant sur les trajectoires réussies de réforme des politiques publiques en vue de combattre le mouvement de sortie précoce du marché du travail aux Pays-Bas et en Finlande, et s'interroge sur la nature des innovations introduites. Il montre que dans chaque cas une refonte des principes de base du régime continental de protection sociale a été mise en œuvre, tout en préservant l'étendue des droits sociaux assurée par ce régime. On assiste à un nouvel encastrement des systèmes de prestations dans des systèmes d'incitation, marquant l'avènement d'un nouveau mode de régulation politique de la protection sociale, accordant une plus large part aux motivations stratégiques des acteurs individuels et collectifs.

Les sociétés industrielles avancées sont confrontées à des pressions de plus en plus fortes qui les poussent à réformer leur système de protection sociale, alors même que les programmes sociaux bénéficient en général d'un soutien politique conséquent. Prises entre la capacité de résistance des institutions sociales et un contexte qui exige la rigueur permanente, les politiques de réforme ont dans l'ensemble centré leurs efforts sur la construction de vastes coalitions visant à restructurer, plutôt qu'à démanteler, les États-providence arrivés à maturité. Comprendre les dynamiques de réforme exige d'une part, de distinguer précisément les dimensions selon lesquelles opère cette dernière [que j'intitule « cost-contain- ment » (contingentement des dépenses), « recommodification » (remarchandisation) et « recalibration » (reconfiguration)] et d'autre part de prendre en compte les arrangements institutionnels et politiques spécifiques à l'œuvre dans chacun des régimes de protection sociale, libéral, conservateur, corporatiste et social-démocrate.