Contenu du sommaire : La domination ecclésiale. Modèles et critiques (XIXe-XXe siècle)
Revue | Revue de l'histoire des religions |
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Numéro | tome 236, no 2, 2019 |
Titre du numéro | La domination ecclésiale. Modèles et critiques (XIXe-XXe siècle) |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- La domination ecclésiale. Modèles et critiques, XIXe-XXe siècle : Avant-propos - Frédéric Gabriel, Dominique Iogna-Prat, Alain Rauwel p. 235-241
- Quelques métamorphoses de la civitas terrena. Augustin dans les lectures d'Étienne Gilson et Robert Markus - Elisa Brilli p. 243-263 L'essai examine les interprétations par Étienne Gilson et Robert Markus de la civitas terrena (ou civitas diaboli) théorisée par Augustin dans le De civitate Dei. Après avoir rappelé les aspects les plus troublants et ambigus de la notion augustinienne de la civitas terrena, à savoir son champ sémantique flexible et sa consistance paradoxale, la manière dont ces questions sont abordées par Gilson et Markus offre le point de départ pour une réflexion plus vaste sur leurs relectures respectives de la pensée d'Augustin, et son application au présent. Bien qu'opposées à maints égards, ces relectures (ecclésiologique pour Gilson et politique pour Markus) se rapprochent dans leur dissolution du couple augustinien (civitas terrena/civitas dei) au sein d'un schéma tripartite. En cela, elles sont représentatives d'une tendance majoritaire dans la réception moderne et contemporaine de l'œuvre de l'évêque d'Hippone.The essay examines the interpretations that Étienne Gilson and Robert Markus offered for the civitas terrena (or civitas diaboli) theorized in Augustine's De civitate Dei. First, the essay recalls the most delicate and ambiguous aspects of Augustine's notion of the civitas terrena, namely its flexible semantic field and its paradoxical consistency. Then, it takes the way in which Gilson and Markus approached these questions as a starting point for a broader reflection on their re-readings of Augustine's thought and their application of it to the present. Although these re-readings contrast under many respects, Gilson's being ecclesiological while that of Markus is political, they are alike in dissolving Augustine's couple (civitas terrena/civitas dei) within a tripartite scheme. As such, these interpretations are representative of a major tendency in the modern and contemporary reception of the work of the Bishop of Hippo.
- À propos de Saeculum de Robert Markus - Michel Senellart p. 265-281 Le livre de Robert Markus, Saeculum : History and Society in the Theology of St. Augustine publié en 1970, offre une interprétation remarquable de la conception augustinienne de la vie sociale. Comment les buts que poursuivent les hommes en société, selon Augustin, se rapportent-ils aux fins dernières de leur existence ? À rebours de la théologie impériale constantinienne, l'évêque d'Hippone n'aurait pas seulement désacralisé l'ordre politique établi. Il aurait surtout défini le saeculum comme la région du « chevauchement » (overlap) des deux cités, céleste et terrestre, pourtant exclusives l'une de l'autre dans leur réalité eschatologique, jetant ainsi les bases d'une représentation du politique comme espace autonome, neutre et pluraliste.Robert Markus's book, Saeculum : History and Society in the Theology of St. Augustine, published in 1970, offers a remarkable interpretation of the Augustinian concept of social life. How, asks Augustine, do the objectives that men pursue in society relate to the ultimate purposes of their existence ? In a reversal of Constantinian imperial theology, the Bishop of Hippo does not merely desacralize the established political order. Above all, he defines the saeculum as the region in which the celestial and terrestrial cities “overlap”, though they are exclusive from one another in their eschatological reality, thus laying down a basis for the representation of the political realm as an autonomous, neutral and pluralist space.
- L'invention de la Réforme grégorienne. Grégoire VII au xixe siècle, entre pouvoir spirituel et bureaucratisation de l'Église - Charles de Miramon p. 283-315 Qui a inventé la Réforme grégorienne ? L'expression a été canonisée par les ouvrages d'Augustin Fliche des années 1930, mais l'origine du concept remonte un siècle plus tôt au XIXe siècle. Cet article explore en premier lieu la transformation de la perception de Grégoire VII dans les années 1830 chez Johannes Voigt, Auguste Comte, François Guizot et Georg Wilhelm Friedrich Hegel, et plus largement comment cette période historique fut théorisée tant par la philosophie idéaliste que par l'histoire libérale. Une seconde partie se concentre sur le dernier quart du XIXe siècle et deux figures, Henri Charles Lea et Rudolf Sohm. Enfin, on montre l'importance de la Réforme grégorienne sur Max Weber dans sa conceptualisation de la bureaucratie cléricale.Who invented the Gregorian Reform ? The expression passed into common usage through Augustin Fliche's books in the 1930s but the origin of the concept can be traced back a century earlier, to the 1830s. This paper studies the changing perceptions of Gregory VII in the works of Johannes Voigt, Auguste Comte, François Guizot and Georg Wilhelm Friedrich Hegel, and, more broadly, how this historical period was theorized both by idealist philosophy and by liberal history. It then focuses on the last quarter of the nineteenth century and on two figures, Henri Charles Lea and Rudolf Sohm, and, finally, on the importance of the Gregorian Reform for Max Weber as he framed his concept of clerical bureaucracy.
- Des Églises « tolérantes envers les pécheurs » : pouvoir de contrainte et structure ecclésiale chez Max Weber - Isabelle Kalinowski p. 317-347 Après avoir fait le point sur les problèmes soulevés par la traduction de Herrschaft par « domination » chez Max Weber, aujourd'hui contestée, puis constaté dans un deuxième temps que la problématique de la « domination » est bel et bien présente en tant que telle dans la sociologie religieuse wébérienne, nous explorerons les raisons pour lesquelles il n'existe cependant pas à proprement parler de « domination ecclésiale » dans son œuvre. La polarité décisive de sa sociologie des groupements religieux, qui oppose l'institution ecclésiale à des groupements « charismatiques » exerçant des effets de « conditionnement » d'une intensité jamais atteinte dans le cadre ecclésial, représente à bien des égards un héritage de la théologie protestante libérale allemande, avec les présupposés de laquelle elle présente sur ce point une remarquable continuité, mais dont elle s'écarte néanmoins par quelques dissonances décisives.“Domination” in the work of Max Weber only reveals its complete potential in religious configurations which are not churches but charismatic groups. The events that the German sociologist identifies as most striking sociologically and historically, chiefly the rise of modern capitalism, were due to the imposition of moral patterns in these small groups, reaching a level of constraint that Christian ecclesial institutions had never been able to obtain. After preliminary remarks on recent criticisms of the translation of Weberian Herrschaft as “domination” (perceived in French as a Bourdieusian concept), I will argue that Weber paradoxically explores the ways of domination in his sociology of religion by analysing the most “democratic” religious structures, Puritan sects, as responsible for the deepest forms of social control. This perspective on the Church is in many ways an inheritance from German liberal Protestant theology – except on a few decisive points.
- Regards gramsciens sur l'Église (1916-1980) - Alain Rauwel p. 349-366 L'intérêt du Gramsci de la maturité pour l'Église romaine comme archétype d'institution hégémonique est bien connu. Il faut cependant insister sur la continuité de cet objet d'étude attentive, dès les années turinoises et les premiers engagements journalistiques du jeune intellectuel. Il faut aussi s'interroger sur la postérité d'un aspect de l'enquête gramscienne a priori très marginalisé dans les divers gramscismes développés depuis l'après-guerre. Peu d'œuvres manifestent cette continuité, sans doute, mais elles sont majeures. En Italie, le rapport très complexe de Pasolini au catholicisme est incompréhensible s'il n'est placé sous la grande ombre du philosophe sarde. En France, aussi curieux que cela puisse paraître, c'est du côté de Louis Althusser qu'il faut aller chercher la fidélité à un discours marxiste du culturel qui sache ne pas négliger l'ecclésial.It is well known that, in his later years, Gramsci was very interested in the Roman Church as the archetype of a hegemonic institution. This interest was not only characteristic of his old age, but can already be identified during his youth in Turin and his beginnings as a journalist. It is also worth looking into the posterity of this aspect of Gramscian thought, as it appears to have been quite marginalized in the main Gramscisms of the 20th and the 21st century. The works in which this continuity can be observed are few in number but of major importance. In Italy, the complex relationship between Pasolini and Catholicism cannot be properly understood if it is not seen under a Gramscian perspective. In France, as strange as it may seem, Louis Althusser was the most faithful to a Marxist analysis of culture that manages to take the Church into account.
- « Des prélats, c'est-à-dire des politiques » : l'Église dans les Cahiers de prison d'Antonio Gramsci - Romain Descendre p. 367-394 Les Cahiers de prison voient le plein aboutissement de la réflexion politique menée avec constance par Gramsci sur la question de l'Église. Sans revenir sur l'hostilité de rigueur envers une institution rétive à toute émancipation, il analyse méticuleusement au début des années 1930 l'histoire du catholicisme, depuis la Contre-Réforme jusqu'à l'aubaine représentée en Italie par le récent Concordat, et notamment la réactivation de l'ancien projet jésuite de « pouvoir indirect ». Cela lui permet, dans un second temps, de réfléchir au modèle que peut incarner l'Église pour penser l'État élargi et la conquête idéologique.The Prison Notebooks are for Gramsci the outcome of a long political reflection centered on the question of the Church. His hostility towards the institution, averse to all forms of emancipation, remains but does not prevent him, in the early 1930s, from analyzing the history of Catholicism, from the Counter-Reformation to the new Concordat, seen as an opportunity for the old Jesuit plan of gaining “indirect power” over all aspects of social life. This meticulous study allows Gramsci to consider the Church as a possible pattern for a process of ideological conquest.
- Gramsci lecteur des encycliques. L'Église de Pie XI et l'« État intégral » dans le Cahier 6 - Marie Lucas p. 395-414 Au xxe siècle, l'Église catholique est considérablement affaiblie. Cependant, Gramsci constate qu'elle peut encore se prévaloir en Italie d'une assise sociale et d'une expérience ancestrale de l'hégémonie dont un parti politique moderne peut tirer enseignement. La lecture attentive qu'il consacre, dans ses Cahiers de prison, aux dernières encycliques, lui permet de ne pas être dupe de l'apolitisme affiché dans les Accords du Latran. L'importance de cette lecture des lettres du pape et de la presse catholique apparaît si on la rapporte au tournant théorique du Cahier 6, lieu d'émergence des principales catégories politiques gramsciennes. Gramsci y élabore en effet sa théorie de l'« État intégral » et de l'« hégémonie » au terme d'une confrontation avec la théologie politique (du pape Pie XI et de l'appareil d'hégémonie qu'elle ordonne).The Catholic Church weakened considerably in the 20th C. However, Gramsci noted that in Italy it could still boast of a solid social base and had an ancestral experience with hegemony that might provide valuable lessons for a modern political party. In the Prison Notebooks, his attentive reading of the latest encyclicals allows him to avoid being taken in by the proclaimed apolitical nature of the Lateran Treaty. The importance of this reading of the Pope's letters and of the Catholic press is clear if we connect it with the theoretical turning point found in Notebook 6, in which the main Gramscian political categories emerge. Here, Gramsci develops his theory of the “integral State” and of “hegemony” after an examination of political theology (that of Pope Pius XI and of the machinery of hegemony that it lays out).
- Antonio Gramsci et l'Église : du côté de la Réforme - Luigi-Alberto Sanchi p. 415-428 À côté des réflexions d'Antonio Gramsci à l'égard de l'Église catholique prédominante en Italie, il n'est pas sans intérêt de s'occuper des idées qu'il a formulées, notamment dans les Cahiers, au sujet de la Réforme protestante, en tant que phénomène historique aboutissant, entre autres, à la Révolution française et à l'essor de la philosophie classique allemande, mais aussi comme élément agissant dans le monde contemporain. Notons, d'un côté, les sociétés majoritairement réformées, en premier lieu aux États-Unis d'Amérique, objet d'une attention constante de la part de Gramsci ; de l'autre côté, la présence de « néo-calvinistes » dans le débat italien de son temps autour de la nécessaire modernisation sociale et politique, sur la base de l'Éthique de Weber que Gramsci avait lue et méditée.In addition to Antonio Gramsci's reflections on the Catholic Church and its predominance in Italy, it is also interesting to examine the ideas that he formulated, in particular in the Notebooks, on the Protestant Reformation as a historical phenomenon leading up to the French Revolution and to the rise of Classical German philosophy, among other things, but also as an active element in the contemporary world, foremost in the United States of America. On one hand, there are predominantly reformed societies, the United States first of all, which were the object of Gramsci's constant attention ; and on the other hand, the presence of “neo-Calvinists” in his own contemporary Italy within the debate on necessary social and political modernization, on the basis of Weber's Ethics, which Gramsci had read carefully and absorbed.
- L'État comme crypto-Église dans les cours de Pierre Bourdieu - Blaise Dufal p. 429-452 La place de l'Église catholique dans l'œuvre de Pierre Bourdieu est a priori particulièrement ténue. Pourtant, dans ses cours au Collège de France, notamment dans sa sociologie historique de l'État, il convoque régulièrement le modèle ecclésial catholique pour pouvoir échapper au discours de l'État sur lui-même. Nourrie des travaux des historiens et particulièrement de certains médiévistes, la réflexion de Bourdieu trouve dans l'Église une modalité de contre-discours qu'il espère fructueuse pour sortir de l'auto-justification de l'État. Bourdieu devient alors théologien de l'État, fasciné par les juristes médiévaux, figures archétypales de l'efficacité sociale d'un discours théorique. Le sociologue trouve dans les métaphores catholiques des ressources pour penser sa propre pratique.The place of the Catholic Church in the work of Pierre Bourdieu is, a priori, particularly tenuous. Yet in his lectures at the Collège de France, particularly in his historical sociology of the State, he regularly summons the Catholic ecclesial model to escape the State's discourse about itself. Nourished by the work of historians, and particularly by certain medievalists, Bourdieu's reflection finds in the Church a form of counter-discourse that he hopes will be fruitful for escaping from the self-justification of the State. Bourdieu thus becomes a theologian of the State, fascinated by medieval jurists, an archetypal figure of the social efficiency of a theoretical discourse. In Catholic metaphors, the sociologist finds resources for thinking about his own practice.