Contenu du sommaire : Positionnalités des chercheur∙e∙s minoritaires

Revue Raisons Politiques Mir@bel
Numéro no 89, février 2023
Titre du numéro Positionnalités des chercheur∙e∙s minoritaires
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  • Éditorial

  • Dossier

    • Savoirs multisitués : Les reliefs de la positionnalité - Emmanuel Beaubatie p. 25-42 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais
      Dans les sciences sociales règne un idéal de neutralité. Cependant, cette notion est amplement questionnée en raison des règles tacitement masculines, blanches et bourgeoises qui la sous-tendent. Une large frange des travaux qui portent cette critique s'inscrit dans une tradition de pensée féministe. Dans ce champ d'étude, bon nombre de textes avancent que les savoirs scientifiques sont nécessairement situés. À partir d'une enquête menée auprès d'une population minorisée par un chercheur lui-même concerné, cet article propose d'explorer les reliefs de la positionnalité. Il revient sur l'hypothèse classique de l'objectivité privilégiée des chercheur·e·s minorisé·e·s en pointant la multiplicité et la porosité des frontières sociales qui forgent la condition minoritaire. Comment estimer un degré d'objectivité lorsque des chercheur·e·s concerné·e·s empruntent des chemins analytiques radicalement différents ? Que se passe-t-il lorsqu'enquêteur·trice et enquêté·e sont uni·e·s par l'expérience d'une même oppression tout en ayant des vies qui ne se ressemblent pas ? En s'appuyant sur une enquête en terrain trans', ce texte décrit les retentissements scientifiques à la fois de l'intersectionnalité et de la multidimensionnalité des positions sociales des chercheur·e·s. À partir de ce cas d'étude, il examine aussi les conditions de possibilité et le prix différencié de la réflexivité.
      In the social sciences, there is an ideal of neutrality. However, this notion is widely questioned, notably because of the tacitly masculine, white and bourgeois rules that underlie it. A large part of the work that bears this critique is part of a tradition of feminist thought. Within this field of study, many texts have argued that scientific knowledge is necessarily situated. Based on a survey conducted on a minority group by a researcher who also belongs to this group, this article explores the contours of positionality. It goes back on the classical hypothesis of the privileged objectivity of minority researchers by pointing out the multiplicity and porosity of the social borders that forge the minority condition. How can a degree of objectivity be estimated when minority researchers take radically different analytical paths? What happens when the investigator and the respondent are united by the experience of the same oppression while living lives that are not at all similar? Based on an investigation in the trans field, this text describes the scientific repercussions of both intersectionality and the multidimensionality of the researchers' social positions. From this case study, it also examines the conditions of possibility and the differentiated price of reflexivity.
    • Enquêter sur son groupe minoritaire d'appartenance : avantage épistémique et production de la face interne de la frontière du groupe - Damien Trawalé p. 43-59 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais
      À partir d'une enquête ethnographique menée dans des associations parisiennes LGBT noires, cet article questionne les effets que peuvent induire pour la recherche un statut de minorité partagé entre enquêteur·rice et enquêté·e·s. L'enjeu est double. Il s'agit d'abord de questionner la notion d'avantage épistémique en remettant en cause l'idée selon laquelle le statut d'insider serait mécaniquement gage de facilité d'accès au terrain, de confiance et de compréhension. L'article se propose, ensuite, de substituer à cette notion d'avantage épistémique une autre caractéristique qui apparaît plus fondamentalement structurer la recherche d'un·e minoritaire qui porte sur son groupe statutaire d'appartenance. Dans cette configuration, le·la chercheur·e se trouve pris·e dans le travail d'entretien et de production des frontières du groupe qui structure plus largement les relations qu'entretiennent ses membres dans la vie quotidienne.
      This article is grounded on the ethnography of Black GLBT organisations based in Paris. It questions the impacts on the research process of a share minority status between the researcher and the researchees. The analysis has two main purposes. First, by calling into question the fact that an insider status necessarily facilitate access to the field, trust and comprehension, the article questions the notion of epistemic privilege. Then, it is suggested to replace the notion of epistemic privilege by another feature that seems to more centrally structure the research of an insider. In the context of a share minority status, the researcher is stuck into the work of boundary production and maintenance that more generally structures relations between members of a minority group.
    • Exploring Anticolonialism Through Intimate Forms of Knowing - Sara Salem p. 61-76 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais
      Dans les travaux universitaires sur le Moyen-Orient, on a longtemps supposé que les chercheurs de la région étaient « moins objectifs » en raison de leurs liens personnels, intimes et politiques avec les pays dont ils sont originaires. En m'appuyant sur les critiques de cette hypothèse orientaliste par les féministes de couleur et les théoriciens postcoloniaux, j'explore ma propre positionnalité par rapport à mon travail sur l'anticolonialisme en Égypte, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Je me demande comment certaines hypothèses sur la production de connaissances continuent à définir de manière décisive qui peut « étudier » le Moyen-Orient et comment, et comment cela contribue à des formes continues de colonialité dans le domaine. Je me tourne ensuite vers mes recherches sur l'anticolonialisme, et plus particulièrement sur les archives anticoloniales, afin d'explorer comment des formes de connaissance incarnées, intimes et ressenties sont essentielles à la restitution d'histoires de la pensée et de l'action radicales au Moyen-Orient. En m'appuyant sur l'idée de théorie du ressenti de Dian Million, je mets l'accent sur les modes de connaissance qui remettent radicalement en question les notions eurocentriques d'objectivité et de savoir, en proposant des formes intimes de connaissance qui rendent visibles des archives et des histoires qui, autrement, sont souvent réduites au silence.
      Within academic work on the Middle East, there has long been an assumption that scholars from the region are “less objective” because of our personal, intimate, and political ties to the countries we are from. Building on critiques of this Orientalist assumption by feminists of colour and postcolonial theorists, I explore my own positionality in relation to my work on anticolonialism in Egypt and in the Middle East and North Africa in general. I ask how certain assumptions about knowledge production continue to structure who can “study” the Middle East and how, and how this contributes to continuing forms of coloniality within the field. I then turn to my research on anticolonialism and specifically anticolonial archives to explore how embodied, intimate, and felt forms of knowing are central to recovering histories of radical thought and practice in the Middle East. Thinking with Dian Million's idea of felt theory, I centre ways of knowing that radically challenge Eurocentric notions of objectivity and knowledge to propose intimate forms of knowing that make visible archives and histories which otherwise often remain silenced.
    • Conversation avec Philomena Essed - Philomena Essed, Silyane Larcher p. 77-95 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais
      Sociologue néerlandaise vivant aux États-Unis, fille d'immigrés de classe supérieure originaires du Suriname et féministe engagée dans le mouvement des femmes aux Pays-Bas, figure majeure des recherches néerlandaises et européennes sur les processus de racialisation et leurs fondements structurels (sociaux et historiques), Philomena Essed revient sur son parcours de chercheuse « diasporique », entre Europe et Amériques. Racialisée comme « femme de couleur » ou « noire » dans une société où le vocabulaire permettant de nommer et spécifier les rapports sociaux de race dans leur imbrication avec les inégalités sociales de classe et de genre est peu disponible et faiblement diffusé, elle évoque les obstacles rencontrés dans le monde universitaire majoritairement « blanc » et masculin des Pays-Bas des années 1980-1990. Elle souligne les solidarités, mais aussi les ambiguïtés des relations avec les collègues en position dominante à l'université. Elle retrace l'orientation progressivement prise aux États-Unis par ses travaux, inscrits dans une perspective critique de la race sans s'assimiler pour autant aux Critical Race Theories, vers les thèmes de la justice sociale, les enjeux moraux des processus de racialisation et de leurs transformations contemporaines. À partir d'une position située à la croisée de plusieurs mondes, plusieurs héritages sociaux et de plusieurs cultures, elle décrit en creux le contenu éthique qu'elle donne à son identité de chercheuse et d'intellectuelle.
      A Dutch sociologist based in the United States, the daughter of upper-class immigrants from Suriname and a feminist involved in the women's movement in the Netherlands, Philomena Essed is a major figure in Dutch and European research on race and its structural (social and historical) foundations. Identified as a “woman of color” or “Black” in a society where the vocabulary to name and specify race as a process in its interweaving with inequalities based on class and gender is not widely available and not widely disseminated, she evokes the obstacles she encountered in a predominantly “white” and male academy in the Netherlands of the 1980s and 1990s. She underlines the solidarity, but also the ambiguities of the relationships with colleagues in dominant positions in the academy. She traces the progressive orientation of her work in the United States, grounded in a critical perspective of race without assimilating herself to the Critical Race Theories, more orientated on social justice, the moral stakes of race as a process and its contemporary transformations. From a standpoint located at the crossroads of several worlds, several social heritages and cultures, she describes the ethical content she gives to her identity as a woman scholar and intellectual.
    • Aux origines de la Critical Race Theory : trajectoire biographique de son fondateur, Derrick Bell - Lionel Zevounou p. 97-105 accès réservé
    • Acquiescement silencieux : Le prix trop élevé du prestige : Extraits - Derrick Bell, Lionel Zevounou p. 107-117 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais
      Derrick Albert Bell Jr (1930-2011) est considéré1 comme l'un des – sinon le – fondateurs des Critical Race Theories (CRT) bien qu'il ne se soit jamais présenté comme tel. Si la réception des CRT s'est opérée en France par le biais des études de genre et des sciences sociales, notamment par le travail de Kimberlé W. Crenshaw sur l'intersectionnalité, l'apport de Derrick Bell est relativement resté dans l'ombre. Après avoir milité au NAACP (National Association for the Advancement of Color People), il est le premier Africain-Américain à bénéficier d'une titularisation à la Harvard Law School en 1969. Alors que l'arrêt Brown Board v. Education de 1954 – généralement présenté comme la première décision phare mettant fin à la ségrégation raciale – fut considéré en son temps comme une victoire par une large partie du mouvement sur les droits civiques, Derrick Bell fut l'un des rares juristes à porter un regard sceptique sur la fin du mouvement. Il doute que le système juridique parvienne, à lui seul, à transformer des institutions – dont l'université – profondément façonnées par le racisme et la ségrégation. Au sein de la faculté de droit de Harvard, Derrick Bell se bat pour faire entendre la nécessité d'ouvrir l'accès du corps enseignant aux Noirs et aux minorités (ethniques et de genre) plus largement. C'est ce combat mené pendant une vingtaine d'années sur lequel il revient dans le livre Confronting Authority. Reflections of an Ardent Protester (1994) dont est extrait le texte traduit ici. À travers les colères, les désillusions et un profond pessimisme se révèlent en creux la marginalité et l'isolement politique d'un universitaire noir d'une université d'élite dans l'Amérique post-ségrégationniste. Cette position spécifique s'y présente autant comme une source de résistance à l'injustice raciale que comme la source d'un engagement actif.
      Derrick Albert Bell Jr. (1930-2011) is considered one of the founders of Critical Race Theories (CRT), although he never presented himself as such. If the reception of CRTs took place in France through gender studies and social sciences, notably through the work of Kimberlé W. Crenshaw's work on intersectionality, Bell's contribution has remained relatively obscure. After his activism with the National Association for the Advancement of Color People (NAACP), he was the first African American to receive tenure at Harvard Law School in 1969. While the Brown vs. Education Board decision of 1954—widely touted as the first landmark decision ending racial—was considered a victory by much of the civil rights movement at the time, Bell was one of the few legal scholars to look back skeptically at the end of the movement. He doubted that the legal system alone could transform institutions—including the university—deeply shaped by racism and segregation. At Harvard Law School, Bell fought to make the case for opening the faculty to blacks and minorities (ethnic and gender) more broadly. It is this twenty-year struggle that he recounts in Confronting Authority. Reflections of an Ardent Protester (1994), from which the text we are about to read is taken. Through the anger, disillusionment and deep pessimism, the marginality and political isolation of a black academic from an elite university in post-segregation America are revealed. This specific position is presented as much as a source of resistance to racial injustice as it is the source of active engagement.
  • Varia

    • Le problème et la question : L'équation politique moderne ressaisie par la réaffiliation religieuse parmi les immigrés et leurs enfants - Hamza Esmili, Johan Giry p. 119-141 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais
      L'article propose une relecture la controverse insécablement politique et épistémologique qui prend forme dans le problème musulman en France. Il retrace deux de ses motifs constitutifs : l'un libéral qui correspond au paradigme de la lutte contre la radicalisation, l'autre conservateur apparaissant avec la thèse du séparatisme islamiste. En creux de la dispute autour du problème musulman, il s'agit ensuite de retrouver le motif manquant – celui que l'on affirme socialiste – en vue d'appréhender autrement, de façon tout à fait sociologique, la réaffiliation religieuse parmi les immigrés et leurs enfants. Ce motif refoulé dans notre conscience collective est fondé sur l'appréhension du social comme dimension sui generis, irréductible tant à son identification libérale à une classe d'éléments reliés par l'analogie de propriétés sociales qu'à la réaction conservatrice déliant la nation des solidarités pratiques qui ne cessent pourtant de la parcourir. Intrinsèquement sociologique et politique, le motif socialiste se découvre en filigrane de la refondation réflexive qui prend forme dans le réinvestissement de la tradition islamique parmi les immigrés et leurs enfants.
      The article proposes a rereading of the political and epistemological controversy that takes shape in the “Muslim problem” in France. It traces two of its constitutive motifs: one the one hand the liberal one, which corresponds to the paradigm of the fight against radicalization, on the other conservative motif, which appears with the thesis of Islamist separatism. We aim at finding the missing motif—the socialist one—to understand religious reaffiliation among immigrants and their children in a different and entirely sociological way. This motif, which is repressed in our collective consciousness, is based on the understanding of the social as a sui generis dimension, irreducible both to its liberal reduction to a class of elements linked by the analogy of social properties and to the conservative reaction that unties the nation from the practical solidarities that nevertheless continue to run through it. Intrinsically sociological and political, the socialist motif is linked to the reflexive refoundation that takes shape in the reinvestment of the Islamic tradition among immigrants and their children.