Contenu du sommaire : Sismographie des terreurs
Revue | Gradhiva : revue d'anthropologie et de muséologie |
---|---|
Numéro | no 5, 2007 |
Titre du numéro | Sismographie des terreurs |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Dossier : Sismographie des terreurs
- Introduction - Jackie Assayag p. 4-5
- Le spectre des génocides - Jackie Assayag p. 6-25 Au refus de porter le regard sur l'événement monstrueux que furent les génocides a succédé la « pédagogie par l'horreur ». Dans l'intervalle, il s'est transformé en langage et en objet de consommation « médiatique ». Si le « devoir de mémoire » s'est imposé, la question demeure de savoir ce qu'il faut faire de ces désastres (afin d'éviter que la catastrophe ne se répète). Or il n'y a pas de réponse claire et définitive à cette question. L'essentiel est d'installer une balise ou de tirer un signal d'alarme. Tâche à laquelle s'appliquent les survivants et leurs descendants, ainsi que les résistants ou les militants qui invitent aux commémorations en divers lieux de « mémoires meurtries » : site des crimes, musées, camps, etc. De tels dispositifs montrent en effet que les génocides n'échappent pas à la représentation ; que leur singularité ne disqualifie pas la comparaison ; que leur définition ne doit pas se profiler exclusivement sur le droit ; que le « judéocide » n'est pas une théologie et qu'il ne constitue pas le paradigme des violences extrêmes ; enfin, que les traumatismes doivent être discutés, interprétés et jugés au sein de forums hybrides. En dépit de la montée en puissance des politiques de la mémoire compassionnelle, en voie de mondialisation, il faut donc garantir l'« ininterruption » des récits et des savoirs complexes des désastres et autres crimes de masse.The refusal to face the horror of genocide has been supplanted by the notion of embracing and using the horror to educate others. In the meantime, it has become a sort of language or media object. While the duty to remember prevails, the question remains of what to do with these horrendous events to ensure they never happen again. There is no clear or set answer to this question, however. The important thing is to sound a warning call, a task taken up by survivors and their descendants, activists and protesters, calling for memorials at various sites of “slaughtered memories”: sites of the crimes, museums, camps, etc. Such testaments prove that genocides do not go unrepresented ; that their singularity does not preclude comparison ; that they must not be defined solely and strictly within the framework of the law ; that “Judaicide” is not a form of theology, nor is it the paradigm of extreme violence ; and, lastly, that the trauma inflicted must be talked about, interpreted and judged in mixed forums. Despite the growing tendency towards compassionate memorials, which is becoming a globalised phenomenon, we must still work to ensure that the complex stories and knowledge arising from genocides and other mass crimes continue uninterrupted.
- Transmettre l'effroi, penser la terreur - Sophie Wahnich p. 26-37 Cet article propose une traversée des musées d'histoire des guerres et des terreurs dans l'espace de l'Europe élargie et interroge leur mission effective. L'analyse précise de certains dispositifs muséaux conduit à récuser leur capacité à dire l'histoire complexe, faite de décisions individuelles et collectives, de positions contradictoires, de discontinuités, au profit de mémoires majoritaires qui se veulent consensuelles. Les expériences minoritaires, dissidentes ou devenues honteuses au sein d'une nation sont le plus souvent externalisées ou occultées. Chaque groupe mémoriel minoritaire devra disposer de son musée spécifique, dans une discontinuité des lieux qui redouble les discontinuités d'expérience. Si les musées savent transmettre l'effroi, ils ne questionnent plus la notion de terreur comme catégorie politique. L'effroi est toujours produit par une furie négative et nul conflit de valeurs ne semble venir expliciter les violences de chacun. Loin de travailler les traces résiduelles de la honte, ces musées produisent une accommodation avec le passé qui prend la forme d'une pitié généralisée et d'une longue déploration.This article takes a look at museums devoted to the history of war and terror in an expanding Europe, and calls their real mission into question. Careful analysis of a number of museum systems casts doubt upon their ability to present a complex history made up of collective and individual decisions, contradictory stances, and discontinuities, favouring instead the memories of a majority seeking general agreement. Minority or dissident experiences, or those that have come to be seen as shameful to the nation concerned, are usually externalised or masked. Each minority memory group should have its own museum, with a discontinuity of places increasing the discontinuity of experiences. Although museums know how to communicate the sense of fear, they no longer question the notion of terror as a political category. Fear is always produced by a negative fury, and no conflict of value seems to explain the violence of any. Far from working on the residual traces of shame, such museums accommodate the past in the form of a generalised pity and long drawn out lamentation.
- « Envoyer les fantômes au musée ? » - Catherine Coquio p. 38-51 Le texte pose la question de la fonction anthropologique de la culture muséale des camps et catastrophes historiques – la Shoah, Hiroshima, Kigali – à travers le point de vue de rescapés sur le « kitsch concentrationnaire » : il expose la mise en forme littéraire de cette critique chez deux témoins des camps nazis, dont l'œuvre tardive s'inscrit sur un mode à la fois créateur et iconoclaste dans la « culture de l'Holocauste » en mettant en cause, et en scène, la visite au camp : Ruth Klüger, dans son récit de déportation Refus de témoigner (1992) ; Imre Kertész, dans la parabole allégorique Le Chercheur de traces (1977 puis 1998, c'est-à-dire après et avant la chute du Mur). La première interprète la culture muséale des camps comme « superstition » attachée au lieu des morts – fantômes qu'il faudrait au contraire réveiller par une invocation singulière. Le second interroge la proximité de la ville-musée et du camp-musée – Weimar et Buchenwald – en scénographiant la visite au camp comme une apocalypse du faux. Les deux auteurs s'imaginent en « sorcière » et en « envoyé », construisant une figure de témoin par un procédé de distanciation littéraire dont il faut saisir là aussi la fonction. Tous deux tracent ainsi un seuil entre l'art et le kitsch, et par là entre l'humain et l'inhumain tels qu'ils se manifestent dans les formes culturelles de la mémoire : l'art continue de s'automythifier alors qu'il se décompose sous l'effet du déni touristique et idéologique.The text poses the question of the anthropological function of the museum culture of concentration camps and historical catastrophes —the Shoah, Hiroshima, Kigali, etc.—through survivors' viewpoints on “concentration camp kitsch”. It presents the literary shape taken by such a critique in the hands of two eye witnesses of Nazi camps, their work—long in the making—both a creative and iconoclastic addition to holocaust culture, spotlighting and implicating the camp visit—Ruth Klüger, in the account of her deportation Refus de témoigner (1992), and Imre Kertész in the allegorical parable Le Chercheur de traces (1977 then 1998, i.e. before and after the fall of the Wall). The first interprets museum concentration camp culture as “superstition” attached to the place of the dead—ghosts that, on the contrary, should be reawakened by determined invocation. The second calls into question the proximity of the museum-town and the museum-camp—Weimar and Buchenwald—by portraying the camp visit as an Apocalypse of the False. Both authors assume the roles of “sorcerer” and “messenger”, constructing the countenance of the witness through a process of literary distancing, whose purpose must also be understood. Both writers draw a line between art and kitsch, and, by so doing, between human and inhuman as they are to be seen in cultural forms of memory—art continues to mythicise itself, while decaying under the effect of tourist and ideological denial.
- « Ce qui s'est vraiment passé » - Didier Fassin p. 52-61 Le musée de l'Apartheid, ouvert en 2001 à l'entrée de Soweto, s'efforce de donner vie à une partie de l'histoire de l'Afrique du Sud qui n'avait jusqu'alors pas fait l'objet d'un travail systématique de reconstitution muséale. Conçu pour lutter moins contre l'oubli ou le déni que contre une forme de déréalisation d'un passé pourtant proche, il prend le parti d'un réalisme didactique, associant dans une même expérience un projet pédagogique, qui enseigne ce que furent l'idéologie et la pratique de la ségrégation raciale, mais aussi la résistance au régime et un projet performatif, par lequel on tente de recréer des lieux et des moments afin d'incarner l'oppression aussi bien que la libération. Plutôt que de chercher une impossible objectivité, le parcours propose aux visiteurs une épreuve de vérité par laquelle la rédemption de la nation devient possible.The Apartheid Museum, opened at the entrance to Soweto in 2001, endeavours to bring alive a part of South Africa's history that had up until then been the subject of systematic museal reconstruction. Designed to combat not so much forgetfulness or denial, but rather a kind of “derealisation” of a past not so long gone, it insists upon didactic realism, bringing together under one roof an educational project, teaching what the ideology and practice of racial segregation amounted to and how the regime was resisted, and a performative project seeking to recreate times and places, to give tangible shape to oppression and to liberation. Rather than attempting an impossible objectivity, the museum offers visitors a litmus test through which the nation's redemption becomes a possibility.
- Les instruments de la mémoire - Célestin Kanimba Misago Le rôle de la mémoire du génocide au Rwanda est principalement éducatif ; elle reprend le passé pour corriger le présent et assurer un avenir meilleur. Aussi les instruments de la mémoire mis en place par le gouvernement rwandais visent-ils à amener la population non seulement à lutter contre l'idéologie du génocide, mais aussi à découvrir la nécessité de se réconcilier et de construire une société unie. Les commémorations, les semaines de deuil, les sites mémoriels, par leur nature et leur message, sont pour les générations successives un rappel permanent de ce qu'il ne faut plus jamais faire. Cependant, ces instruments peuvent renfermer des germes de division, susciter des sentiments ambivalents, provoquer des réactions diamétralement opposées. L'analyse de leur fonctionnement met en évidence leur rôle ambigu et soulève la question d'une muséographie traumatisante.In Rwanda, the memory of genocide is kept alive largely for educational purposes—it looks back on the past in order to correct the present and ensure a better future. The instruments put in place by the Rwandan government to ensure continuance of memory seek to encourage the population not only to combat the ideology of genocide, but also to understand the need for reconciliation and construction of a unified society. By their very nature and their message, the commemorations, weeks of mourning, and memorial sites form a permanent reminder for successive generations of what must never be allowed to happen again. These same instruments, however, could well nurture seeds of division, give rise to ambivalent feelings, and provoke diametrically opposed reactions. Analysis of the ways these instruments work shows the ambivalence of their role and raises the question of traumatising museography.
- La représentation muséale des génocides - Reesa Greenberg Une comparaison de la représentation du traumatisme dans les musées de la religion et des cultures juives après la Seconde Guerre mondiale et au National Museum of the American Indian (NMAI) de Washington, créé en 2004, éclaire les possibilités et les limites des musées qui répondent à une histoire de génocides dans les pays où les victimes et leurs descendants continuent de cohabiter avec ceux qui les ont persécutés et leurs héritiers. Le pouvoir et le désir de se représenter sur le mode muséal sont prolongés par une discussion sur des concepts associés au traumatisme – l'autoguérison, zakhor (se souvenir), tikkun olan (reparer le monde), l'orientation temporelle, la survivance et la résilience – en lien avec leurs manifestations muséologiques.A comparison of how trauma has been represented in Jewish and Holocaust museums since the Second World War and the National Museum of the American Indian (NMAI) in Washington, 2004, highlighting the possibilities and limits of museums when representing the history of genocides in countries where victims and their descendants continue to live alongside perpetrators and their heirs. The power and the desire to represent oneself on the museal platform are examined, followed by a discussion of concepts associated with trauma [self-healing, zakhor (remembrance), tikkun olam (repairing the world), temporal considerations, survival, and resilience] in the context of museological representations.
- L'Histoire brouillée - Jean-Louis Margolin p. 84-95 La mémoire du génocide commis par les Khmers rouges de Pol Pot représente un enjeu crucial pour le Cambodge. Deux tendances contradictoires ont été à l'œuvre : gêne et mise à l'écart du côté cambodgien, intérêt grandissant du côté occidental. Du fait des pressions venues de ce dernier (y compris des touristes), les lieux-témoins, et d'abord la prison de Tuol Sleng, sont parfois remis en état et développés. L'ampleur des crimes commis y frappe tout visiteur et les investigations des historiens y trouvent un support essentiel. Néanmoins, un double travestissement menace : la spectacularisation de l'horreur et son rejet du côté d'une monstruosité mi-individuelle, mi-abstraite. L'effet ne pourrait en être que la dissimulation des chaînes de responsabilité et des conséquences du fanatisme idéologique. L'action des communautés locales au Cambodge et le travail mémoriel des réfugiés de la diaspora pourraient participer d'un recours.The memory of the genocide committed by Pol Pot's Khmer Rouge is a crucial issue for Cambodia. Two contradictory trends have been at work—embarrassment and relegation to past history on the part of Cambodians themselves, and growing interest on the part of the Western world. Because of pressure from the latter (including that exerted by tourists), places bearing witness to the catastrophe—Tuol Sleng prison is a case in point—have often been restored and developed. The horror of the crimes committed there cannot fail to affect visitors, and they are essential to historians' investigations. There is, however, danger of a dual misrepresentation—spectacularising the horror and rejection of it as a half abstract, half individual monstrosity. The result can only be dissimulation of chains of responsibility and of the consequences of ideological fanaticism. Action taken by local communities in Cambodia, and memorial work on the part of diaspora refugee, might help to correct the situation.
- Résister à l'outrage - Élisabeth Gessat-Anstett p. 96-101 L'organisation Mémorial héberge en ses locaux de Moscou un musée du GULag qui se présente non pas comme un musée d'histoire, mais comme un musée d'art et d'artisanat. Poursuivant une réflexion que la philosophe Christine Buci-Glucksmann développa à partir des travaux de Jacques Lacan sur les enjeux du beau, cet article éclaire les ressorts de la mise en mémoire contemporaine de l'institution concentrationnaire soviétique en montrant comment un recours privilégié à la production artistique offre dans le contexte russe postsoviétique l'un des seuls fondements possibles à la restitution muséographique d'une mémoire du GULag.At its Moscow site, the Memorial Organisation houses a GULag museum that is, in fact, not a history museum at all, but rather a museum of arts and craftsmanship. Expanding on ideas developed by philosopher Christine Buci-Glucksmann, based on Jacques Lacan's work on the concept of “the beautiful”, this article sheds light on the responsibility of preserving the memory of the Soviet labour camp institution. It does this by showing how, in post-Soviet Russia, the arts offer one of the only possible media for creating a museographic record of the GULag.
- Germaine Tillion face à l'extrême - Tzvetan Todorov p. 102-113 Germaine Tillion n'est pas seulement une ethnologue qui a connu les camps de concentration ; elle a voulu aussi adopter l'attitude de l'ethnologue au camp et profiter de son expérience de déportée dans ses enquêtes ethnologiques. à Ravensbrück, elle cherche à comprendre le système concentrationnaire, qu'elle explique aux autres détenues sous forme de conférences ou d'une « opérette-revue ». En tant qu'historienne et ethnologue, elle cherche à articuler données objectives et expériences subjectives, à trouver le juste équilibre entre identification et distanciation par rapport à ceux qu'elle étudie.Germaine Tillion is not just an anthropologist who lived through a concentration camp; she tended to adopt an anthropologist's point of view even when confined at the camp and would later draw on her experience as a deportee in her professional research. In Ravensbrück, she strived to understand the concentration camp system, which she then explained to the other detainees in the form of lectures or of a “musical review”. As a historian and anthropologist, she endeavours to find the right balance between objective data and her subjective experiences, always walking the line between identifying with her subject and maintaining her distance.
Etudes et essais
- « La question des races » - Chloé Maurel p. 114-131 En 1949, l'Unesco entreprend un vaste programme de lutte contre le racisme, avec la collaboration d'intellectuels comme Claude Lévi-Strauss, Alva Myrdal, Alfred Métraux et Michel Leiris. En 1949 est adoptée une première « déclaration sur la race », visant à nier la validité scientifique du concept de race ; plusieurs autres suivront jusqu'en 1978. Parallèlement sont entreprises plusieurs séries de publications sur le racisme, vouées à un succès variable. La plus intéressante est l'étude Nouville, un village français (1955), qui met en lumière la forte xénophobie régnant dans la population d'un village normand. Expositions, conférences, actions auprès des écoles complètent ce dispositif. Si ce programme a sans conteste suscité des réactions vives (avec par exemple, en 1956, le retrait de l'Afrique du Sud, dont l'Unesco avait condamné le régime d'apartheid), son impact général sur les esprits est difficile à cerner car l'Unesco a dû souvent, par prudence politique, édulcorer son propos et son action, et parce que le racisme se révèle être un préjugé intuitif, réfractaire à toute réfutation rationnelle.In 1949, UNESCO undertook a major programme designed to combat racism, drawn up with the collaboration of such intellectuals as Claude Lévi-Strauss, Alva Myrdal, Alfred Métraux and Michel Leiris. An initial “Declaration on Race” was adopted in 1949, seeking to deny the scientific validity of the concept of race, and a number of others followed up until 1978. In parallel, several series of publications on racism appeared, which met varying success, the most interesting being the study Nouville, un village français (1955), which highlighted the extreme xenophobia existing among the inhabitants of a Normandy village. Exhibitions, lectures, and events aimed at schoolchildren also formed part of the programme, which undoubtedly provoked lively reactions (including South Africa's withdrawal in 1956, after UNESCO's condemnation of the Apartheid regime). The overall result of the programme in terms of its effect on attitudes is, however, difficult to assess, as political prudence often forced UNESCO to tone down its words and deeds, and also because racism showed itself to be an intuitive prejudice beyond the reach of rational refutation.
- « La question des races » - Chloé Maurel p. 114-131
Chroniques scientifiques
- À propos de l'exposition D'un regard l'Autre - Christelle Ventura p. 132-133
- Céline Trautmann-Waller, Aux origines d'une science allemande de la culture. Linguistique et psychologie des peuples chez Heymann Steinthal - Régis Meyran p. 135-138
- « Génocides. Lieux (et non-lieux) de mémoire ». Revue d'histoire de la Shoah, 2004 - Régis Meyran p. 138-139
- Micheline et Vincent Bounoure, Légendaire mélanésien. Mélanésie, invention plastique et imagination légendaire - Michael Löwy p. 139-140