Contenu du sommaire : Arts de l'enfance, enfances de l'art

Revue Gradhiva : revue d'anthropologie et de muséologie Mir@bel
Numéro no 9, 2009
Titre du numéro Arts de l'enfance, enfances de l'art
Texte intégral en ligne Accessible sur l'internet
  • Dossier. Arts de l'enfance, enfances de l'art

    • « C'est de l'art ! » : Le peuple, le primitif, l'enfant - Daniel Fabre p. 4-37 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Inclure dans l'art ce qui lui était a priori tout à fait étranger est un des gestes par lesquels s'affirme la modernité européenne. Bien avant 1905 et la soudaine passion pour «l'art nègre», le romantisme a capté et intégré «l'autre de l'art» en accueillant les productions populaires et exotiques qui, à l'encontre des académismes dominants, introduisent en musique, en poésie et en peinture à la fois les dissonances, le sens de l'improvisation et la correspondance entre les arts où se vérifie l'unité primitive de l'Art. L'exploration de ces marges s'appuie, chez Liszt, Champfleury, Baudelaire..., sur la remémoration des expériences d'enfance. Elles seules autorisent l'artiste à proférer devant des objets réputés «sans valeur» : «C'est de l'art ! » L'article se demande comment on est passé de la célébration des pouvoirs de l'enfance à l'étude des productions des enfants. Deux chemins parallèles conduisent à cette reconnaissance. Celui des artistes, qui progressivement vont adopter les manières enfantines. Celui des savants, qui interrogent dans l'enfant le passé de l'art et de l'humanité, c'est-à-dire l'unité de l'homme dans la pluralité de ses cultures.
      To include as art what was a priori entirely alien to it is one of the gestures by means of which European modernity asserts itself. Well before 1905 and the sudden vogue for “negro art”, romanticism captured and integrated “art's other” by welcoming popular and exotic productions which, in their encounter with the dominant academicisms, introduce, in music, in poetry and in painting, at once the dissonances, the sense of improvisation and the correspondence between the arts where the primitive unity of Art is realised. The exploration of these margins relies, for Liszt, Champfleury, Baudelaire... upon the recollection of childhood experiences. These alone authorise the artist to declare before objects reputed to be worthless, “It's art”. This article considers the transition from the celebration of the powers of childhood to the study of the artistic products of children. Two parallel paths lead to this observation: that of artists who progressively adopt childish mannerisms, and that of intellectuals who study in children art's and humanity's past, that is to say the unity of mankind in the plurality of its cultures.
  • I. Les enfants de l'art

    • Corot : le modèle enfant, l'impression d'enfance - Emmanuel Pernoud p. 38-55 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Thème important de sa peinture, l'enfance que peint Jean-Baptiste Camille Corot (1796-1875) est intimement liée aux conceptions éducatives et esthétiques de son temps. En la présentant sous un jour simple et rustique, l'artiste s'affiche comme un héritier de Jean-Jacques Rousseau. En se concentrant sur le regard de l'enfant, Corot met en lumière son propre regard sur le monde et sa volonté de « voir et rendre la nature sans parti pris ». Un lien peut être établi entre certains traits stylistiques de la peinture de Corot – sa naïveté revendiquée, son travail par les masses – et cette insistante représentation de l'enfant, qui prend, dès lors, une dimension allégorique. Chez Corot, enfance de l'art et figure de l'enfant sont donc indissociables : l'enfant symbole de sa peinture invite à la comparaison avec d'autres artistes, en particulier Gustave Courbet (1819-1877).
      An important theme in his painting, childhood as painted by Jean-Baptiste Camille Corot (1796-1875) is intimately linked to the educational and aesthetic concepts of his time. By presenting it in a simple and rustic light, the artist reveals himself as an heir of Jean-Jacques Rousseau. By concentrating on the child's gaze, Corot exposes his own gaze upon the world and his desire to ‘see and render nature without bias'. A link can perhaps be established between certain stylistic features of Corot's painting —his avowed naïvety, his work for the masses— and this insistant representation of the child which thence takes on an allegorical dimension. With Corot, the childhood of art and the figure of the child are indissociable: the child-symbol of his painting invites comparison with other artists, particularly Gustave Courbet (1819-1877).
    • Regards sur l'« autre » dessin d'enfant. Autour de Fallimento de Balla - Pierre Georgel p. 56-81 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Le primitivisme du début du XXe siècle a célébré la fraîcheur « naïve » du dessin d'enfant aux dépens de la pulsion graphique brute, étroitement liée au stade « sadique-anal », qui caractérise le gribouillage, premier état du dessin d'enfant, et ses prolongements jusqu'à la fin de l'adolescence. C'est l'invention de cet « autre » dessin, violent, insociable, proprement excessif, que l'article retrace à partir d'une peinture de 1902, par le futur peintre futuriste Giacomo Balla, qui enregistre avec acuité les signes de cette altérité radicale. Le romantisme en avait opéré la reconnaissance − en accord avec son image « noire » de l'enfance −, mais les premiers « modernes », comme la jeune psychologie de l'enfant, ont tendu à en refouler la réalité. L'« autre » dessin ne reçoit pleinement droit de cité qu'autour de 1930, avec notamment un texte théorique de Georges Bataille, qui l'érige, par un total retournement, en paradigme de la création artistique, une création paradoxalement enracinée dans la destruction.
      The primitivism of the beginning of the 20th century celebrated the ‘naïve' freshness of children's drawing at the expense of the brute graphic urge, closely linked to the ‘sadistic-anal' stage, which characterises scribbling, the first state of children's drawing, and its prolongations until the end of adolescence. This article retraces the invention of this ‘other' drawing, violent, unsociable, properly excessive, starting from a painting of 1902, by the future futurist painter Giacomo Balla, who records with acuteness the signs of this radical alterity. Romanticism enacted its recognition – in accordance with its ‘black' image of childhood – but the first ‘moderns', like the incipient child psychology, tended to suppress its reality. The ‘other' drawing did not receive full acceptance until around 1930, notably with a theoretical text of Georges Bataille who, in a total change of direction, raised it to a paradigm of artistic creation, a creation paradoxically rooted in destruction.
    • Picasso ou l'enfance en boucle - Michèle Coquet p. 82-101 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Comme nombre d'artistes du XXe siècle en quête d'un langage pictural en rupture avec le réalisme académique, Picasso emprunte largement au dessin enfantin ses lignes rebelles à toute convention savante pour élaborer un langage plastique nouveau. Mais sa recherche ne ressortit pas seulement à une interrogation d'ordre formel. Le regard qu'il pose sur le dessin d'enfant se nourrit d'un double mouvement qui, en tant que fils, le porte vers son père, premier maître de dessin et de peinture, et, en tant que père, vers ses propres enfants pour lesquels il exécute de faux dessins d'enfants. Ainsi, pour Guernica, il utilise l'un d'eux comme une arme graphique d'autant plus puissante à dénoncer le bombardement de la ville basque que sa destinataire première est l'une de ses filles. Tout au long de son œuvre, l'artiste ne cesse en réalité de faire retour sur sa propre enfance. En témoigne la résurgence périodique du motif des pigeons. Privilégié par son propre père qui en avait fait son sujet de prédilection, ce motif, qu'il copia durant ses années d'apprentissage, inscrit dans l'œuvre le poids moral d'une dette filiale qu'il ne peut acquitter. Motif iconographique des peintures de l'Annonciation sous la forme d'une colombe auréolée, il lui revient, lorsqu'il est associé à une enfant ou une jeune fille, d'évoquer la mémoire d'une jeune sœur défunte, Maria de la Concepción, dont la mort signa l'engagement définitif du jeune Picasso dans le métier de peintre.
      Like numerous 20th century artists in search of a pictorial language that would break with academic realism, Picasso broadly borrowed from children's drawing his lines that rebelled against all erudite conventions to develop a new plastic language. But his search did not come only from an examination of form. The gaze which he placed on children's drawing was nourished by a double movement which, as a son, carried him towards his father, his first drawing and painting teacher, and, as a father, towards his own children for whom he made pretend children's drawings. Thus for Guernica, he used one of these as a graphic weapon, all the more powerful because its first owner was one of his daughters, to denounce the bombing of the Basque town. Throughout his life's work, the artist never really ceased to return to his own childhood. The periodical resurgence of the motif of pigeons bears witness to this.  Privileged by his own father for whom it was the favourite subject, this motif, which he copied during his years of apprenticeship, inscribes in his work the moral weight of a filial debt that he cannot repay. As an iconographic motif in the paintings of the Annunciation in the form of a haloed dove, he returns to it, when it is associated with a child or a yound girl, to evoke the memory of a young deceased sister, Maria de la Concepción, whose death marked the definitive engagement of the young Picasso in the profession of painter.
  • II. Œuvre de l'art et objet de science: le dessin de l'enfant

    • Le dessin d'enfant exposé, 1890-1915. Art de l'enfance et essence de l'art - Franck Beuvier p. 102-125 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Tantôt comparés aux figurations primitives et préhistoriques, tantôt associésaux œuvres des artistes, tantôt consacrés, les dessins libres d'enfants feront l'objet de centaines d'expositions à travers le monde entre 1890 et 1915. Éducation, science et art se mêlent étroitement pour faire des essais enfantins le témoin des phases du développement de l'individu, de l'espèce humaine, et d'une disposition que l'on estime première et universelle : la disposition esthétique. Cet article revient sur cette effervescence internationale qui s'inscrit dans un débat de fond sur la place de l'art à l'école et dans la société, sur cette valeur nouvelle que vont porter pédagogues, psychologues, anthropologues, élites nationales et artistes au tournant du XXe siècle : un art de l'enfance donnant naissance à l'enfant artiste.
      Sometimescompared to primitive and prehistoric figuration, sometimes associated with the works of particular artists, sometimes sanctified, the free drawings of children were the object of hundreds of exhibitions around the world between 1890 and 1915. Education, science and art intermingle closely to make these childish essays into evidence of the phases in the development of the individual or of the human species; and of a disposition which is considered primitive and universal: the aesthetic disposition. This article reviews this international effervescence which inscribes itself in a fundamental debate about the place of art in school and in society, on this new value promoted by pedagogues, psychologists, anthropologists, national elites and artists at the turn of the 20th century: a childhood art giving birth to the child artist.
    • Corrado Ricci en Californie : « L'art des petits enfants » (1895)1 - Earl Barnes p. 126-131 accès libre
    • « Dessine-moi un bonhomme ». Universaux et variantes culturelles - René Baldy p. 132-151 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Dans ce texte, nous analysons l'évolution avec l'âge des bonshommes dessinés par des enfants européens et nous questionnons l'universalité de ce dessin. Nous confrontons l'approche universaliste, pour laquelle le développement des capacités graphiques suit un processus endogène indépendant de la culture, et l'approche culturaliste, qui insiste sur le caractère historiquement daté et culturellement déterminé des représentations humaines. Les spécificités culturelles observées (thèmes des dessins, particularités graphiques) suggèrent que des enfants de cultures différentes produisent des dessins dont les spécificités sont parfois suffisantes pour en faire des variantes culturelles incompréhensibles au lecteur qui ne connaît pas les symboles utilisés. Nous nous interrogeons sur le statut du dessin comme codage réaliste ou langage graphique et, pour terminer, nous risquerons quelques implications pédagogiques.
      In this text, we analyse how the human figures drawn by European children develop with age and we question the universality of this type of drawing. We confront the universalist approach, for which the development of graphic capacities follows an endogenous process independent of culture, with the culturalist approach, which insists on the historically contingent and culturally determined character of human representations. The cultural specificities observed (themes of drawings, graphic details) suggest that children from different cultures produce drawings with specific features which are sometimes sufficient to make them cultural variants incomprehensible to the viewer who is unfamiliar with the symbols used. We discuss the status of drawing as realist coding or graphic language and finally, we venture some consideration of pedagogical implications.
    • Des enfants dessinateurs au Moyen Âge - René Baldy, Daniel Fabre p. 152-163 accès libre
  • III. Ethnologues sur le terrain de l'enfance

    • Des jeux aux mythes :le parcours ethnographique de Marcel Griaule - Éric Jolly p. 164-187 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Lors de ses missions africaines, de 1928 à 1956, Marcel Griaule travaille d'abord sur les jeux et les dessins des enfants avant de centrer ses recherches sur le savoir mythologique et graphique des vieillards ou des « initiés » dogon. Cet article analyse les raisons de cette progression thématique des activités ludiques vers les systèmes cosmogoniques, des dessins naïfs vers les signes ésotériques, et des enfants innocents vers les adultes « savants ». Explorateur de territoires vierges ou préservés, Marcel Griaule construit son parcours ethnographique comme une patiente ascension depuis le monde originel de l'enfance jusqu'aux connaissances secrètes et figées censées coiffer l'ensemble de la société. L'imaginaire des enfants et les mythes des adultes sont en effet les deux pôles opposés (et hiérarchisés) d'un même univers merveilleux qui l'attire et le fascine.
      During his African expeditions, from 1928 to 1956, Marcel Griaule worked first of all on children's games and drawings before focusing his research on the mythological and graphic knowledge of old people or Dogon ‘initiates'. This article analyses the reasons for this thematic progression from ludic activities to cosmogonic systems, from naïve drawings to esoteric signs, and from innocent children to ‘erudite' adults. As an explorer of virgin or preserved territories, Marcel Griaule constructed his ethnographic career as a patient ascent from the original world of childhood to the secret and congealed knowledge that capped the whole of society. The childhood imaginary and adult myths are indeed the two opposed (and hierarchical) poles of the same marvellous universe which attracted and fascinated him.
    • L'« album de dessins indigènes ». Thérèse Rivière chez les Ath Abderrahman Kebèche de l'Aurès (Algérie) - Michèle Coquet p. 188-203 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Au terme d'une mission de dix-huit mois chez les Ath Abderrahman de l'Aurès en 1935-1936, Thérèse Rivière recueille un ensemble de dessins exceptionnels par leur qualité, leur singularité (ils ne doivent rien aux modèles enseignés par l'école française) et leur nombre (deux cent trente-cinq). Exécutés à l'encre par des garçons et des hommes adultes, ils figurent des scènes de la vie quotidienne et cérémonielle ou relèvent du répertoire graphique religieux destiné à l'enluminure du Coran et aux formulaires thérapeutiques. Ces dessins sont le fruit d'une rencontre : s'ils participent d'un projet d'ethnographie descriptive mené par Thérèse Rivière, qui aurait en partie suggéré les thèmes représentés, ils révèlent aussi ce que leurs auteurs souhaitent dire à l'ethnologue tant sur leur propre culture que sur la nature des relations qu'ils entretiennent avec elle. Par ailleurs, l'analyse des compositions de certains dessins enfantins montre comment le processus d'imprégnation de formes culturellement conçues comme idéales, ici le diagramme quadrangulaire, intéresse de multiples registres d'expression et modèle les figurations plastiques comme les pratiques corporelles ou la disposition spatiale des acteurs lors d'un rituel.
      At the end of an eighteen month expedition among the Ath Abderrahman of the Aurès in 1935-1936, Thérèse Rivière gathered a collection of drawings exceptional for their quality, their singularity (they show no influence of the models taught at the French schools) and their number (two hundred and thirty-five). Drawn in ink by boys and adult men, they reproduce scenes from daily and ceremonial life or derived from the religious graphic repertoire intended to illustrate the Koran and for therapeutic formulae. These drawings are the result of an encounter: if they are part of a descriptive ethnographic project led by Thérèse Rivière, who seems in part to have suggested the themes represented, they also reveal what their authors wanted to say to the ethnologist both about their own culture and about the nature of their relationship with her. The analysis of the composition of certain childhood drawings also shows how the process of impregnation of forms culturally conceived of as ideals, here the quadrangular diagram, infuses multiple registers of expression and models plastic figurations such as bodily practices or the spatial disposition of actors during a ritual.
  • Chronique scientifique