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Revue | Actes de la recherche en sciences sociales |
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Numéro | no 216-217, mars 2017 |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Gouverner le vote des « pauvres » : Champs experts et circulations de normes en Amérique latine (regards croisés Argentine/Mexique) - p. 4-23 En Amérique latine, le vote des classes populaires est aujourd'hui au cœur de débats et de controverses sur le fonctionnement démocratique. Aux croisements de préoccupations expertes et académiques, s'est imposée l'idée que les allocations versées à des populations ciblées, en fonction de critères socio-économiques, sont massivement « manipulées », monnayées contre des voix en période électorale. Cet article revient sur la genèse de cette association au sein d'organismes internationaux et certains courants dominants de la science politique, notamment américaine. Il montre ensuite comment des milieux experts nationaux se sont saisis de cette préoccupation et l'ont traduite en dispositifs de contrôle et de « protection » du vote des « pauvres ». L'article analyse deux programmes développés à l'échelle locale au Mexique et en Argentine. La spécificité de cet article est donc de tenir ensemble cette configuration reliant des individus, des institutions et des dispositifs d'intervention sur les politiques publiques et sur les pratiques électorales et d'analyser de manière critique la production normative, son élaboration intellectuelle ainsi que son application de terrain. Ce faisant, il montre comment est né « un gouvernement du vote des pauvres ».In Latin America, the vote of the poorer classes is the focus of debates and controversies about democracy. Experts and academics tend to accept the notion that subsidies given to specific populations are massively “manipulated” and exchanged for votes during electoral cycles. This article analyzes the emergence of this assumption within international organizations and within some areas of mainstream US political science. It shows how national experts have then adopted this concern and have translated it into mechanisms of control and “protection” of the vote of the poor. The article analyzes two local programs developed in Mexico and Argentina. It traces the connections between individuals, institutions and channels of intervention on public policies, it analyzes critically the production of norms in terms of its intellectual elaboration and of its implementation in the field, and sheds light on the emergence of a “government of the poor's vote.”
- La civilité marchande : Agressivité et retenue professionnelles dans les activités de vente - Louis Pinto p. 24-41 Non réductible à l'échange neutre de biens envisagé par les économistes, la relation marchande se caractérise non seulement par l'inégalité d'information, mais aussi par une modalité spécifique de rapport à l'intérêt. L'alternative entre les extrêmes – apologie des qualités professionnelles de loyauté et de compétence/dénonciation du cynisme mercantile – contribue à occulter les conditions et les modalités de la reconnaissance sociale des pratiques objectivement (sinon subjectivement) intéressées. Si le sociologue peut être tenté à juste titre par la position tenue pour la plus démystificatrice, il doit chercher à élucider la question de la forme spécifique d'efficacité symbolique de pratiques ouvertement définies par la référence à l'intérêt : comment un acte (ouvertement) intéressé est-il possible ? La civilité marchande constitue un ensemble de rituels et de techniques permettant de transfigurer la violence des rapports d'échange en un accord loyal entre des individus raisonnables. Elle constitue par là un instrument symbolique essentiel d'intégration et de présentation de soi du groupe professionnel des vendeurs. Il s'agit d'un modèle idéal qui peut être étudié là où il est le plus apparent, à savoir dans le travail de formation des vendeurs.The commercial relation is not reducible to the neutral exchange of goods analyzed by economists : it is characterized not only by asymmetrical access to information, but also by specific relations to the notion of interest. The oscillation between extreme views of this relation – extolling of professional loyalty and competence vs. denunciation of commercial cynicism – contributes to concealing the conditions and the modalities of the social recognition of practices that are objectively (if not subjectively) interest-driven. If the sociologist can be understandably tempted to adopt a demystifying position, s/he must try to elucidate the question of the specific form of symbolic efficacy of practices that are openly defined in reference to interests : how is an (openly) interested action possible ? Commercial civility comprises rituals and technologies that make it possible to transform the violence of the exchange relationship into a loyal agreement between reasonable individuals. It is thus a crucial symbolic instrument of integration and self-presentation for professional salespeople. It represents an ideal model that can be studies where it is most visible, i.e. in the training of salespeople.
- La pédagogie charismatique de Gilles Deleuze à Vincennes - Charles Soulié p. 42-63 Les années post 1968 furent en France une intense période d'expérimentation pédagogique, notamment dans l'enseignement supérieur. Cet article analyse les pratiques pédagogiques des enseignants en philosophie de l'ex-Centre universitaire expérimental de Vincennes en se centrant plus particulièrement sur celles de Gilles Deleuze. À rebours de l'image qu'on s'en fait ordinairement, celles-ci étaient, somme toute, très magistrales et retrouvaient notamment les voies de la pédagogie charismatique traditionnelle.The years following 1968 were a period of intense pedagogical experimentation in France, in particular in the universities. This article analyzes the pedagogical practices of philosophy professors in the former Experimental University Center of Vincennes and focuses in particular on Gilles Deleuze. Against the conventional image, these practices were very magisterial and convergent with traditional charismatic pedagogy.
- La fabrique des dispositions urbaines : Propriétés sociales des parents et socialisation urbaine des enfants - Clément Rivière p. 64-79 S'appuyant sur une approche par entretiens de l'encadrement parental des déplacements et des activités des enfants au sein d'espaces publics urbains, cet article contribue à mettre au jour les ressorts de la différenciation sociale de la socialisation urbaine des enfants. En montrant comment ce processus de socialisation s'encastre dans des logiques éducatives et des ressources contrastées, il s'inscrit dans une réflexion plus large sur la différenciation sociale de l'enfance. La distinction idéal-typique de trois « manières d'encadrer » la mobilité des enfants met en lumière le rôle joué par le volume et la structure des différentes formes de capitaux (économique, culturel, mais aussi social) détenus par les parents. Les contrastes observés invitent à envisager les effets de cette socialisation différenciée en termes d'inégalités, l'encadrement parental s'érigeant en dispositif contribuant à la formation des habitus par le biais de l'incorporation de dispositions sociales et spatiales.This article is based upon interviews about the parental control of the mobility and activity of children within urban spaces. It sheds light on the mechanisms of social differentiation at work within children's urban socialization. By showing how this process is embedded within educational patterns and varying economic resources, it contributes to a wider reflection about social differentiation in childhood. The ideal-typical distinction of three “oversight mode” over children's mobility sheds light on the role played by the volume and the structure of different kinds of capital (economic, cultural, social) held by the parents. The contrasts observed suggest that the consequences of this differentiated socialization can be analyzed in terms of inequalities, parental oversight turning into a mechanism that shapes habitus through the incorporation of spatial and social dispositions.
- Les garages à ciel ouvert : configurations sociales et spatiales d'un travail informel - Collectif Rosa Bonheur, Anne Bory, José-Angel Calderon, Valérie Cohen, Blandine Mortain, Séverin Muller, Juliette Verdière, Cécile Vignal p. 80-103 Cet article est issu d'une enquête ethnographique collective portant sur l'organisation de la vie quotidienne des classes populaires à Roubaix, ville désindustrialisée qui connaît depuis plusieurs décennies un déclin démographique et urbain ainsi qu'un reflux des anciennes dynamiques de valorisation du capital. Les habitants des quartiers pauvres y effectuent des activités telles que la mécanique automobile, qui concerne principalement les hommes. Source de revenus, de qualification et de travail pour différentes générations, la réparation automobile se déploie dans la rue, sur des parkings, dans des garages « à ciel ouvert », plus ou moins clandestins, révélant la porosité de la frontière entre l'informalité et la formalité du travail. Cette activité se réalise au prix d'une plus grande emprise de la division sexuelle et raciale du travail, régulatrice de la distribution des postes et des statuts. Elle s'inscrit, plus largement, dans un système de travail de subsistance que doivent quotidiennement réaliser les hommes et les femmes des classes populaires aux marges du marché du travail formel. L'inscription spatiale de ces pratiques révèle la centralité populaire de Roubaix alors qu'elle est habituellement perçue comme une ville périphérique et reléguée.This article is based upon collective ethnographic fieldwork focusing on the everyday life of the working classes in Roubaix, a de-industrialized city that has been going through demographic and urban decline for several decades while the former processes of capital valorization have been scaled back. The inhabitants of the poorest neighborhoods engage in activities such as auto repairs (in this case, they are essentially men). A source of income, of qualification and of work for different generations, mechanical services are offered in the street, on parking lots or in more or less clandestine “outdoor” garages. They reveal the porosity between formal and informal labor. This activity implies a strong sexual and racial division of labor that regulates the distribution of positions and of status. More generally, it takes place within a wider system of subsistence work in which working class men and women located on the margins of the formal labor market participated daily. The spatial inscription of these practices suggests that Roubaix occupies a central position for this popular economy, while it is usually considered a peripheral and remote city.
- Se voir « avec les yeux des autres » : Ou comment de jeunes ouvriers se sont laissés imposer des représentations dominantes d'eux-mêmes - Martin Thibault p. 104-123 « Qu'est-ce que tu fais dans la vie ? ». Cette question qui semble banale et qui vient souvent rapidement dans l'économie des rapports sociaux recèle nombre d'interrogations que le chercheur peut se poser sur les relations que les agents entretiennent avec leur condition car elle engage bien souvent à se présenter par son activité professionnelle, comme si l'identité sociale était chevillée à son identité professionnelle. Essayer de comprendre la manière dont on met en mot sa condition sociale invite donc à ne pas euphémiser l'apparence banale de cette question pour mieux mesurer comment elle révèle, notamment lors d'échanges entre personnes de différents milieux sociaux (ce dont les relations avec l'enquêteur peuvent aussi être révélatrices), la présence quotidienne des rapports de classe. À partir de l'étude des représentations de soi d'un groupe ouvrier spécifique dans un atelier de la RATP, nous essaierons de montrer en quoi une partie des jeunes ouvriers a été gagnée par des représentations de sa condition « avec les yeux des autres » quand d'autres groupes s'en tiennent à distance. Dès lors, se pencher sur les manières de dire sa condition invite à réfléchir au sentiment de classe à l'intérieur d'un atelier, ce qui illustre des tensions plus larges au sein des classes populaires contemporaines.“What do you do ?” This banal question that often surfaces in the economy of social relationships entails a number of questions that a researcher may ask about how social actors related to their own condition, because it is often an invitation to present oneself through one's professional activity, as if social and professional identities were joined at the hip. Trying to understand how we express our social condition means no underestimating the apparent banality of this question and grasping how it reveals the daily presence of class relationships, in particular in the context of interactions between people coming from different social backgrounds (as can be revealed in the interaction with the researcher herself). Based upon the study of self-representations among a specific group of workers in a RATP [the Paris transport authority] workshop, the article tries to show how some among these young workers have adopted representations of their condition “seen through the eyes of others,” while other groups distantiate themselves from such perceptions. Analyzing the different ways in which they express their condition thus implies reflecting upon class identities within the workshop, which in turn exemplify broader tensions within today's working classes.