Contenu du sommaire : Capsules temporelles
Revue | Gradhiva : revue d'anthropologie et de muséologie |
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Numéro | no 28, 2018 |
Titre du numéro | Capsules temporelles |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Introduction - Frédéric Keck p. 4-23
- Capsules temporelles, modes d'emploi. Un antidote pour la fin d'un monde - Michèle Coquet p. 24-49 Le phénomène des capsules temporelles est en passe de devenir planétaire. Des collectifs de toutes sortes – écoles, universités, municipalités, institutions publiques ou privées, églises parfois – organisent des cérémonies lors desquelles sont enterrées des collections de « choses », composant une sorte d'instantané de leur époque à la manière d'un cliché photographique, destinées aux humains d'un futur proche ou aux êtres d'un futur si lointain qu'ils échappent à toute représentation. L'intérêt que suscitent tant la création des capsules temporelles que les formes de ritualisation accompagnant leur installation, la place que ces artefacts semblent occuper dans les imaginaires contemporains révèlent à l'analyse les inquiétudes de sociétés occidentales confrontées à différentes crises – écologiques, sanitaires, climatiques, démocratiques –, à l'effondrement des cosmologies traditionnelles et à la difficulté conséquente de se projeter dans l'avenir. L'espoir, grâce au geste d'« encapsulement », de pouvoir faire advenir une permanence du maintenant dans l'après, serait proportionnel au sentiment de l'imminence d'une fin sans eschaton, c'est-à-dire sans refondation possible d'un autre monde.Time capsules are becoming a world phenomenon. Organisations of all kinds —schools, universities, cities, public and private institutions and even churches— are having ceremonies during which collections of “things” are buried. These “things” are a kind of snapshot of our time, just like photographs, and are destined to humans of a near future or to beings of a future so distant that we cannot represent them. An analysis of the interest in the creation of time capsules, the forms of the celebrations organised when they are buried, and the place of these artefacts in contemporary imaginations, reveal the anxieties of western societies facing various crises—ecological, health, climate, democratic—, the collapse of traditional cosmologies and its consequence: the difficulty in projecting into the future. “Encapsulating” raises the hope of making the present time continue in the future, such hope being proportional to the feeling that the world is to end without an eschaton, that is, without any possible recreation of a new world.
- Temporalités encapsulées dans les peintures aborigènes du musée du quai Branly - Arnaud Morvan p. 50-75 À partir d'une réflexion sur l'incorporation de l'histoire coloniale dans les œuvres d'art et les objets rituels aborigènes, l'article examine l'intégration d'une peinture contemporaine de l'artiste kija Paddy Nyunkuny Bedford à l'architecture du musée du quai Branly. Il s'agit de déterminer si la temporalité non-linéaire aborigène qui met plusieurs temps en présence relève d'une forme de capsule temporelle, ou bien si celle-ci n'est qu'une projection européenne reliant des pratiques non-occidentales à un passé mythique. L'œuvre de Bedford semble juxtaposer différents modes d'inscription de l'événement dans le paysage, l'un mythique, l'autre historique, et matérialiser le passage entre les dimensions virtuelles et actuelles de la mémoire.Based on a study of the incorporation of colonial history in Aboriginal art and ritual objects, this article examines the integration of a contemporary work of art by Kija artist Nyunkuny Bedford to the musée du quai Branly-Jacques Chirac's building. It tries to determine if the nonlinear Aboriginal temporality, by which several timeframes can exist together, may be considered as a time capsule or if the latter is only a European projection on the work, connecting non-Western practices to a mythical past. Bedford's work seems to juxtapose different modes of inscription of events into landscapes —one mythical, the other historical— and to materialise the movement from the virtual dimensions of memory to its present dimensions.
- Des pièces d'époque aux capsules temporelles. Temps historique et temps vécu dans l'expérience esthétique - Rémi Labrusse p. 76-111 Les pièces d'époque, ou period rooms, se définissent comme des transplantations ou des réinventions d'intérieurs historiques dans un cadre muséal. Capsules dans la capsule du musée, elles ont pour mission d'y sauvegarder le sentiment d'un temps vécu, celui de l'habitation et de ses usages, et de réparer ainsi l'impression macabre qui a plané dès l'origine sur l'idée de musée. Concrètement, cependant, l'expérience de la pièce d'époque opère un renversement de cet horizon utopique : les dimensions du temps, en s'emmêlant, s'y donnent sur le mode de la perte, suivant un processus qui, selon le psychanalyste et phénoménologue Ludwig Binswanger, est le propre de la mélancolie. Troisième temps, enfin : l'encapsulage muséal donne une profondeur réflexive à cet affect mélancolique. Par là, la pièce d'époque devient aussi l'espace d'accomplissement d'un travail de deuil à l'égard des ambitions propres à toute fabrication de capsule temporelle.Periods rooms can be defined as transplantations or reinventions of historical rooms in museums. They can be considered as capsules within the museum's capsule, the aim of which is to preserve the feeling of a lived time, that of the home and its uses, and thus to overcome the macabre impression of the idea of museums since their origins. However, the experience of a period room in fact reverses this utopian promise: by being entangled, the various dimensions of time involved in a period room appear to be lost as they go through a process which, according to psychoanalyst and phenomenologist Ludwig Binswanger, is the defining characteristic of melancholy. The capsule created by the museum adds a reflexive dimension to this melancholic affect. Therefore, the period room also becomes a space of mourning, distinct from the ambitions involved in the making of time capsules.
- Une illusion du vraisemblable. Mise en scène taphonomique et prospective néolithique à Çatalhöyük - Rémi Hadad p. 112-141 Le site néolithique de Çatalhöyük, en Anatolie, tire sa notoriété des peintures murales et des espaces architecturaux magnifiquement préservés qui lui confèrent parfois un air de Pompéi préhistorique. Tout comme la célèbre ville antique, cet état de conservation résulte d'une destruction soudaine, soustrayant les vestiges aux processus irrévocables d'érosion ou de démolition. Çatalhöyük, toutefois, n'a pas été frappé par une catastrophe unique et définitive mais est le résultat de pratiques culturelles qui ont inhumé et accumulé ces restes tout au long de l'occupation du site. La notion de capsule temporelle conjure l'illusion qui consisterait à y voir, comme à Pompéi, des instantanés de la vie quotidienne, pour saisir au contraire la logique de ses condamnations volontaires et le statut interprétatif des vestiges ainsi constitués. Produire activement du passé, pour le dire vite, c'est aussi agir au futur.The Neolithic site of Çatalhöyük is famous for its murals and beautifully preserved architecture, which are sometimes evocative of a prehistoric Pompei. Like the ancient city, this remarkable state of preservation was due to a sudden destruction which prevented the vestiges to become irrevocably eroded and demolished. However, Çatalhöyük was not the scene of a single and definitive tragedy but the result of cultural practices: the remains were buried and accumulated during the entire occupation of the site. The notion of time capsule avoids the illusion of considering that, like in Pompei, we are left with “snapshots” of daily life. Instead, it enables us to understand the logic at work behind these voluntary condemnations and the interpretative status of these man-made vestiges. In short: to produce some past is also to act for the future.
- Le stockage géologique des déchets nucléaires : une anti-capsule temporelle - Sophie Poirot-Delpech, Laurence Raineau p. 142-169 Les déchets issus de l'industrie nucléaire nous confrontent à des problèmes inédits, tant d'un point de vue institutionnel que technique, en raison du danger qu'ils représentent sur des milliers, voire des millions d'années pour certains radionucléides. La réponse aujourd'hui envisagée est leur enfouissement dans les couches géologiques profondes, expérimenté in situ en France dans un laboratoire souterrain à Bure, en Lorraine, préfigurant un site de stockage. Les colis de déchets nucléaires devraient, telles des capsules temporelles, être confinés dans l'argile pour voyager dans le temps. Mais contrairement à celles-ci, ils le seraient pour n'être jamais exhumés et définitivement oubliés. À partir d'une enquête de terrain, cet article souligne la dimension paradoxale d'un projet qui, pour garantir que ces déchets ne deviennent de dangereux témoins de notre temps, finit par chercher à en préserver la mémoire.With waste produced by nuclear industry, we are facing new kinds of problems, both institutional and technical, because of the danger they represent for the next thousand years, or even million years in the case of some radionuclides. Today, one solution has been suggested: to bury them in deep geological repositories. In France, they are being experimented in situ in an underground laboratory site in Bure (Lorraine), the future site of a repository. Like time capsules, nuclear waste should be disposed in clay in order to travel through time. But contrary to these capsules, they are never meant to be unearthed but rather forever forgotten. Based on fieldwork, this article highlights the paradox of a project which, to ensure waste does not turn into a poisonous reminder of our time, is actually aiming to preserve the memory of its existence.
- Décapsuler. Une histoire vraie - Sara Loar p. 170-193 En décembre 1972, avec le lancement de la sonde Apollo 17, la Nasa mettait un terme à son programme d'exploration de la Lune. Lorsque cette même année et la suivante, elle envoya Voyager 1 puis Voyager 2 à destination de Jupiter, Uranus, Saturne et Neptune, l'astrophysicien Carl Sagan demanda de fixer sur les sondes une plaque aux dimensions réduites et très légère, qui a atteint la postérité sous le nom de Golden Record. Pour ce « message à destination de possibles civilisations extra-terrestres », Sagan et son équipe choisirent cent dix-huit photographies « de notre planète, de nous-mêmes et de notre civilisation », qu'accompagnaient encore « 90 minutes de la meilleure musique au monde, un essai audio sur l'évolution intitulé The Sounds of Earth, ainsi que des salutations dans une soixantaine de langages humains (et en langage baleine) ».Imaginons.Imaginons que l'occasion soit donnée à une anthropologue de rejouer ce geste. Que choisirions-nous d'envoyer dans l'espace ? Quel serait notre message ? Comment nous accorderions-nous sur son contenu ? Qu'est-ce qui, au regard de l'horizon qui est le nôtre aujourd'hui, mériterait d'être sélectionné, transmis ?With the launch of Apollo 17 in December 1972, NASA put an end to its lunar exploration programme. When that same year it sent Voyager 1 and then, the next year, Voyager 2 to Jupiter, Uranus, Saturn and Neptune, astrophysicist Carl Sagan asked that a small and very light plaque, known as the Golden Record, be fixed to each probe. In this “message to potential extraterrestrial civilisations”, Sagan and its team included 108 photographs “of our planet, ourselves and our civilisation” along with “90 minutes of the most beautiful music in the world, an audio essay on evolution entitled The Sounds of Earth, as well as greetings in some 60 human languages (and wale sounds).”Now imagine.Imagine that anthropologists were given the opportunity to do the same thing. What would we should choose to send to space? What would our message be? How would we agree on its content? Given our present situation, what would deserve to be selected and transmitted?
Études et essais
- Réappropriations contemporaines du rituel. Regards croisés sur le cinéma kuikuro (Haut-Xingu, Brésil) et le festival traditionnel luvale (Haut-Zambèze, Angola) - Isabel Penoni p. 194-219 L'article pose un regard croisé sur la récente production artistico-culturelle de deux populations autochtones : les Kuikuro du Haut-Xingu (Brésil) et les Luvale du Haut-Zambèze (Angola). L'analyse porte principalement sur la manière dont un rituel dit traditionnel se trouve réapproprié de façon inédite au moyen de nouvelles technologies et d'expressions artistico-culturelles contemporaines. Dans le cas des Kuikuro, il s'agit de réfléchir sur un ensemble de films qui abordent le rituel à travers un langage cinématographique articulant fiction et documentaire selon une nouvelle technique de la mémoire. Dans le cas des Luvale, en revanche, il s'agit d'analyser un spectacle renfermant une collection de « morceaux culturels » qui condensent et évoquent des séquences entières des principaux rituels luvale. On interrogera le rôle que jouent le festival luvale et le cinéma kuikuro dans la transmission et la préservation des savoirs rituels autochtones, c'est-à-dire, pour reprendre les termes locaux, la manière dont ces deux manifestations constituent, respectivement, un dispositif de « rappel » et un dispositif de « conservation » de la « culture ».This article examines and compares the recent artistic and cultural productions of two indigenous populations, the Kuikuro of upper Xingu (Brazil) and the Luvale of upper Zambezi (Angola). It mainly focuses on the way a traditional ceremony is reappropriated in a unique way by means of new technologies and contemporary artistic and cultural performances. The Kuikuro have produced a series of films in which a cinematographic language is used to apprehend the ritual by mixing fiction and documentary through a new technology of memory. As for the Luvale, this paper analyses a performance composed of different “cultural pieces” which condense and recall entire sequences of the main Luvale ceremonies. The article examines the role of the Luvale festival and Kuikuro cinema in transmitting and preserving indigenous knowledge, or, to put it in local terms, the way these two cultural products may be seen as a means to “recall” and “preserve” culture.
- Des seins de moine à Vézelay. Eugène-Eugénie, nouvelle image transgenre au xii e siècle - Chloé Maillet p. 220-243 Eugène-Eugénie est un·e saint·e légendaire dont le culte se développe depuis l'Antiquité tardive dans l'Empire d'Occident et d'Orient. Au xii e siècle, ce personnage figure en habit de moine mais découvrant ses seins, sur un des chapiteaux de la nef de la Madeleine de Vézelay, une église de pèlerinage très fréquentée par toute la chrétienté occidentale. Cet article vise à détricoter la construction d'une image des variations de genre en partant du succès de cette iconographie au Moyen Âge central et à interroger les limites de la binarité de genre avant l'avènement du naturalisme.Eugene-Eugenia is a legendary saint whose cult started spreading in the western and eastern empire in late Antiquity. In the xii th century, this character appears wearing a monk's robe but disclosing her breasts on one of the capitals of the Vézelay abbey, then an extremely popular church for Christian pilgrims. This paper aims at understanding how such a picture of gender variations was built by first examining the success of this iconography in the central Middle Ages and then to question the limits of gender binarity before naturalism emerged.
- Réappropriations contemporaines du rituel. Regards croisés sur le cinéma kuikuro (Haut-Xingu, Brésil) et le festival traditionnel luvale (Haut-Zambèze, Angola) - Isabel Penoni p. 194-219
Chronique scientifique