Contenu du sommaire : Les « années 68 » des sciences humaines et sociales
Revue | Revue d'histoire des sciences humaines |
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Numéro | no 26, 2015 |
Titre du numéro | Les « années 68 » des sciences humaines et sociales |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Éditorial - Wolf Feuerhahn, Olivier Orain p. 5-6
Dossier : Les « années 68 » des sciences humaines et sociales
- Introduction - Olivier Orain p. 9-16
- Excellence sociologique et « vocation d'hétérodoxie » : Mai 68 et la rupture Aron-Bourdieu - Marc Joly p. 17-44 Parmi les innombrables retombées du mouvement de Mai 68 sur la sociologie française, la rupture entre Raymond Aron et Pierre Bourdieu – matérialisée par la scission du Centre de sociologie européenne (CSE) en deux laboratoires distincts – constitue l'un des épisodes les plus mal connus. On s'interrogera, tout d'abord, sur la nature du lien entre les deux sociologues. La thèse défendue est qu'Aron, qui occupa une position centrale et prééminente dans la sociologie française à partir du début des années 1950, fut en mesure de définir un modèle d'excellence sociologique qu'il projeta sur le jeune Bourdieu. Le problème – qui conduisit à la rupture – est que l'« élu » n'était pas disposé à se plier au jeu de la transmission charismatique que voulait lui faire jouer le fondateur du CSE. C'est ainsi que, tout en restant fidèle au modèle aronien de l'excellence sociologique à la française, Bourdieu en réinventa les modalités de mise en œuvre sous l'influence de l'humeur des « années 1968 ».Among the innumerable effects of May 68 on French sociology, the rupture between Raymond Aron and Pierre Bourdieu which outcome was the split of the Centre de sociologie européenne (CSE) into two research centres, is one of the least known episodes. This article first addresses the nature of the relationship between both sociologists. The thesis is that Aron, who occupied a central and dominant position in French sociology from the early 1950s, defined a model of sociology excellence that he projected on Bourdieu. The problem, which lead to the split, was that the one “elected” did not accept to comply with the kind of charismatic transmission that the founder of the CSE wanted him to play. Thus, while staying faithful to the Aron model of French sociological excellence, Bourdieu reinvented its way of handling under the influence of the spirit of the “1968s”.
- Mai 68 et la sociologie - Patricia Vannier p. 45-62 La configuration de la sociologie, tant sur le plan institutionnel que sur le plan théorique, a considérablement été modifiée par Mai 68. Partant d'un travail de terrain sur le Centre d'études sociologiques (CES), premier et unique laboratoire CNRS de sociologie à cette date, cette étude présente dans un premier temps l'engagement des chercheurs au cours des événements de Mai 68, la nature des débats et les dénouements survenus à l'issue d'un mois et demi de grève. Dans un second temps, il s'agit de montrer les changements intervenus pour la discipline après Mai 68 et auxquels ont participé des chercheurs du CES. L'organisation de la recherche a été réformée et la vie de laboratoire s'est transformée en accordant notamment un pouvoir de gestion aux chercheurs. Le développement universitaire de la sociologie s'est construit en reliant davantage enseignement et recherche grâce au recrutement de chercheurs. Enfin, l'analyse des causes de Mai 68 a été l'occasion pour une nouvelle génération de sociologues de mettre à l'épreuve des modèles théoriques qui se sont imposés dans la sociologie française jusque dans les années 1990.May 68 considerably modified the structure of sociology, institutionally as well as theoretically. Based on an empirical study on the Centre d'etudes sociologiques (CES), the first and only CNRS laboratory of sociology in this period, this study first presents the researchers' commitment during the events of May 68, the nature of the debates and the outcomes that occurred after one and a half month of strike. Then, we analyze the changes in the discipline after the events of May 68, in which the researchers of the CES were involved. The organization of research was reformed and the laboratory life changed, particularly because the researchers were given a share of its management. The development of sociology in French universities was built by reinforcing the link between teaching and research through the researchers' recruitment. At last, the analysis of the causes of the events of May 1968 was the opportunity for a new generation of sociologists to test theoretical models that were essential to French sociology until the 1990s.
- Critique et discipline - Renaud Debailly p. 63-82 Nous proposons d'étudier ici les liens entre les études sur les sciences et la critique radicale de la science qui émerge au sein de différents milieux scientifiques à partir de Mai 68. En retraçant l'évolution de ces mouvements de critique, les trajectoires de certains acteurs et les transformations de la sociologie des sciences en France, notre objectif est de cerner les points de convergence et de saisir les conséquences de cette convergence pour la sociologie des sciences.We propose to study here the connections between science studies and the radical critique of science which emerges in different scientific communities from May 68. By tracing the evolution of these critical movements, the trajectories of certain actors and changes in the sociology of science in France, our aim is to identify areas of convergence and to understand the consequences of this convergence for the sociology of science.
- Mai 68 et la sociologie des sciences - Mathieu Quet p. 83-99 Cet article observe comment Mai 68 s'est traduit dans le domaine de la réflexion sur l'inscription sociale des sciences et des techniques à partir d'une approche d'analyse de discours. L'étude de revues consacrées aux relations sciences/société dans les années 1970 et au début des années 1980 fait émerger deux pôles de discours : le courant de critique des sciences et la sociologie des sciences émergente. Par-delà les continuités institutionnelles et individuelles, l'article montre des continuités discursives entre ces deux pôles, analyse les enjeux politiques qu'elles soulèvent et s'intéresse également aux tensions qu'elles ont pu provoquer. Une attention particulière est accordée à l'articulation du radicalisme politique des années 1968 et du radicalisme épistémologique de la « nouvelle » sociologie des sciences.This article, based upon discourse analysis, shows how May 68 translated in the field of science and technology studies. The study of journals dedicated to science/society relationship in the 1970s and in the early 1980s sheds light upon two discursive poles: the radical science movement and the emerging sociology of science. There is an institutional and individual continuum between these two poles. But the paper pays more attention to the discursive continuum between them. It analyzes the political issues raised by this continuum and the tensions it provoked. A special attention is given to the articulation between political radicalism during the 1968s and the epistemological radicalism promoted by the “new” sociology of science.
- La psychosociologie des groupes aux sources de Mai 68 ? - Annick Ohayon p. 101-113 À la fin des années 1950, la psychosociologie des groupes, venant des États-Unis, est introduite en France. Au sein de l'université, et pas seulement en psychologie, elle va bousculer les modèles pédagogiques traditionnels.L'auteur analyse le stage de dynamique de groupe conduit en 1962 à Royaumont, à la demande du syndicat étudiant, l'UNEF, comme un des événements annonciateurs de Mai 68. L'un de ses animateurs, Georges Lapassade, cherche à mettre la psychosociologie au service de la Révolution, en promouvant la spontanéité, l'acting out et l'autogestion. Il sera un leader important du mouvement étudiant.Dans les années 1970, la psychosociologie va se scinder en deux tendances : l'une radicale, active à l'université sous la forme de l'analyse institutionnelle, et l'autre réformiste, visant à des changements organisationnels mineurs dans le monde du travail et de la production industrielle.At the end of the fifties, Social Psychology of Group Dynamics was introduced in France, coming from the USA. It produced a significant disruption on the traditional pedagogic practices in the whole University, not only in the psychological studies.The author analyses the National Students Training Group, conduced in 1962 at the Royaumont Abbey for the UNEF Student Trade Union, as a forwarning moment of the Mai 68's events. After those, in the seventies, the psychosociological movement will split up into two trends : one, radical, settled at the University, and the second one, reformist, working in the industrial world to introduce minor changes in the management.
- Les deux 68 de la psychiatrie - Jean-Christophe Coffin p. 115-134 Cet article explore la manière dont les critiques adressées à la psychiatrie ont connu une étape nouvelle suite aux événements de Mai 68. Le but a été d'apprécier dans quelle mesure ce moment devenu si important dans nos représentations s'intègre dans une histoire de la contestation de la psychiatrie dont la chronologie est différente des événements strictement politiques. Ce travail s'appuie sur deux psychiatres, l'Italien Franco Basaglia et le Français Henri Ey, dont les trajectoires et les idées sont divergentes mais qui sont intervenus sur le pouvoir psychiatrique, la médicalisation et la normalisation des comportements c'est-à-dire des thèmes largement discutés au cours de la période qui a suivi les mouvements de contestation de la fin des années 1960.This article examines the way critics regarding psychiatry have evolved following the 68 social unrest. The objective is to appreciate how the psychiatric profession has incorporated this historical moment, so much embedded in our social representations, seen as the time of critical psychiatry but which political chronology differs from the other.This research is based on the work of two psychiatrists, the Italian Franco Basaglia and the French Henri Ey. Their ideas and trajectories diverge, but they both have addressed the issues of medical power, institutionalization and normalization of behaviors in psychiatry ; in other words, the issues that were discussed in the aftermath of the 1968 events.
- La revue Actes : le droit saisi par le regard critique dans le sillage de 68 - Liora Israël p. 135-150 Le retour sur l'histoire de la revue Actes. Cahiers d'action juridique permet de revenir sur le renouvellement des approches critiques du droit après 1968. Créée dans un premier temps par des avocats engagés, la revue s'est construite au croisement d'une réflexion critique et du développement de pratiques militantes du droit caractéristiques de la période. Progressivement, avec la diversification des membres de son comité de rédaction, la revue s'est davantage tournée vers les sciences humaines et sociales, en particulier sous l'influence intellectuelle de Michel Foucault.The history of the journal Actes: Cahiers d'action juridique leads to reconsider how critical approaches of law were reshaped after May 68 events. The journal was initially founded by politically oriented lawyers, and was built upon the conciliation of critical legal theory and new forms of political lawyering typical of the period. Progressively, in relation with the diversification of its members, the journal developed an orientation toward social sciences and humanities, notably under the intellectual influence of Michel Foucault.
- Architecture et sociologie : matériau pour l'analyse d'un croisement disciplinaire - Olivier Chadoin, Jean-Louis Violeau p. 151-172 Cette contribution porte sur l'exploration d'un cas de croisement disciplinaire souvent référé à Mai 68 : la rencontre entre sciences sociales et architecture. Ce moment possède un certain nombre de caractéristiques qui permettent de questionner l'idée de « changements disciplinaires synchrones ». À partir de l'analyse d'événements marquants (colloques, revues, débats, « scènes » spécifiques…) et des expériences d'acteurs de ce moment, il s'agit de traiter de manière symétrique des changements survenus dans les champs de l'architecture et de la sociologie dans le sillage de leur rencontre après 1968.This contribution concerns the exploration of a case of disciplinary crossing often referred to May 68: the meeting between social sciences and architecture. This moment possesses a number of characteristics which allow to question the idea of “synchronous disciplinary changes”. From the analysis of landmarks (colloquiums, reviews, debates, “specific scenes”) and experiences of actors of this moment, it is a question of treating in a symmetric way changes arisen in the fields of the architecture and the sociology in the trail of their meeting after 1968.
- Les « enfants terribles » de la Landschaft - Nicolas Ginsburger p. 173-208 En 1968, la géographie universitaire ouest-allemande a fait l'objet d'une grande effervescence dans la nouvelle génération d'étudiants et de professeurs, remettant en cause radicalement l'identité disciplinaire et le concept central et unificateur de Landschaft (région-paysage). Cette agitation, révélatrice de diverses tensions professionnelles et institutionnelles et d'un changement profond de paradigme, a eu comme apogée le Congrès des géographes allemands (Geographentag) de Kiel en 1969 où se sont affrontés de manière théâtrale les différents acteurs du champ. Il s'agit donc d'étudier ici les logiques à l'œuvre, les stratégies déployées et les moyens utilisés pour opérer cette rupture, déterminante pour une certaine géographie « radicale », illusoire pour les tenants de la tradition, dans un « moment 68 » en tout cas très marquant dans l'histoire de la géographie européenne de la seconde moitié du xxe siècle.In 1968, the West German Academic Geography was under pressure : a new generation of students and professors radically questioned the disciplinary identity and the unifying concept of Landschaft (region-landscape). This intellectual, political and social movement reveals professional and institutional tensions and a difficult change of paradigma which broke out during the controversial German Geographical Congress (Geographentag) of Kiel 1969. The various groups within the disciplin theatrically developped strategies and logics which have to be studied here. This “68/69 revolution”, whether significant for yesterday's and today's radical geographers or illusiory for more traditional specialists, was in any case a major step in the 20th century history of European geography.
- Mai 68 et ses suites en géographie française - Olivier Orain p. 209-242 Cet article fait le point sur les évolutions qu'a connues la géographie française durant les décennies 1960 et 1970 et met l'accent sur les transformations politico-syndicales et épistémologiques survenues, immédiatement ou avec un certain délai, à l'issue des événements de 68. Il met en lumière dans un premier temps le relatif consensus et l'homogénéité d'une corporation dont l'expansion démographique dans l'après-guerre s'est faite sans transformation majeure des manières de faire ou des équilibres internes. Il explore ensuite la trajectoire des instituts et sections de géographie durant le mouvement de mai-juillet 1968, qui à la fois participent à la dynamique contestataire générale et réinventent leur fonctionnement interne, tout en voulant réformer dans un sens assez légitimiste les contenus d'enseignement. Enfin, il indique comment des processus de clivage interviennent essentiellement après la crise elle-même : politiques d'abord, avec l'émergence et la cristallisation d'une droite géographique jusque-là évanescente ; scientifique ensuite, avec le développement du processus contestataire souvent appelé « nouvelle géographie ».This article summarizes what is actually well-known about the evolution of French geography during the 60's and the 70's and then focuses on political and epistemological changes that appeared immediately or following in wake of 1968's events. It first shows how the geographic community more or less maintained social and political consensus and homogeneity through its demographic expansion during post-war decades, which price was an epistemological conservatism and a static equilibrium between old constituents of the discipline. Then it depicts how Departments of Geography in universities were mobilized during the months of contestation (May-July 1968), mixing a global involvement within the national movement and a local reform of geographical communities and institutions, that shows a conformist view of what geography is, similar to common idiosyncratic self-representations mastered by geographic leaders. Lastly, it explores the political break-ups that immediately followed the 1968 crisis and the more delayed rise of a scientific criticism called “nouvelle géographie” and partly inspired by the English-American “new geography”, but specific in the way it mixes political and epistemological dimensions.
- Une fertilisation paradoxale ? - Olivier Orain p. 243-294 Cet article propose un panorama des travaux qui se sont interrogés sur l'incidence de « Mai 68 » et ses suites sur le savoir, ses institutions et son personnel. Pour l'essentiel, il examine ce que ces contributions apportent à l'histoire des sciences humaines et sociales. Dans une première partie, il montre la précocité des réflexions sur ce sujet et s'attarde sur le schème de la « pensée 68 », que le livre éponyme a popularisé. Il en souligne les approximations, notamment en matière d'examen causal. Dans une deuxième partie, il s'attarde sur l'importance de la date « 1968 » dans l'historiographie des sciences humaines des années 1980-2000 et les formes d'évitement qu'elle manifeste dès lors qu'il s'agit de traiter frontalement des mécanismes par lesquels l'humeur contestataire a pu infléchir les agendas de recherche. Il examine longuement l'exception qu'a constituée un séminaire de l'Institut du temps présent, en 1988, dont les actes ont eu une diffusion confidentielle. Dans une troisième partie, il propose un cadre programmatique destiné à systématiser l'enquête sur les incidences des « années 68 » sur le personnel, les institutions et les contenus des sciences humaines et sociales.This article offers a panoramic view of works that wondered about the influence and the consequences the events of May 1968 had on knowledge, on its institutions and on people who work on it. It mainly analyses how such works are contributing to the history of human and social studies. It first shows the precocity of the reflections on that matter and lingers over the scheme of “68 thought” that the eponym book made popular. He underlines its approximations, especially regarding causal analysis. In a second part, it lingers over the importance of the date “68” in the historiography of human sciences in the 1980's-2000's and over the different kinds of avoidance this branch of science shows whenever it has to handle directly the mechanisms by which the anti-establishment mood was able to change research‘s schedules. It analyses at length the exception that a seminary of the “Institute of Present Time” created in 1988, even if the broadcast of its proceedings was extremely narrow. In the third part, it proposes a program frame to systematize the survey on the consequences of the “68 years” on the staff, institutions and contents of human and social studies.
Document
- Propositions destructives - p. 297-304
- À propos de « Propositions destructives » - Olivier Orain p. 305-311
Varia
- Convergences, transferts et intégrations entre sciences du langage, sciences et ingénierie en temps de guerre et de guerre froide (1941-1966) - Jacqueline Léon p. 315-338 Dans cet article, nous proposons d'examiner l'impact des sciences de la guerre sur les sciences du langage pendant la Seconde Guerre mondiale et le début de la guerre froide. Nous envisagerons plusieurs points. En quoi l'interaction entre sciences de la guerre (ingénierie et sciences) et sciences du langage se distingue de l'effort de guerre en tant qu'investissement des linguistes dans l'enseignement des langues étrangères. Nous examinerons les deux cas où cette interaction a marqué l'évolution des sciences du langage. La théorie des traits distinctifs de Jakobson, grâce à la physique acoustique et la théorie de l'information, a permis de développer une nouvelle phonologie en continuité avec la phonétique. La traduction automatique, en tant que technologie de guerre froide, bien que conçue en dehors de la linguistique, a amorcé le tournant de la seconde mathématisation du langage, ou « mathématisation automatisation » des sciences du langage. Dans les deux cas, on examinera dans quelle mesure on à affaire à un transfert, une convergence ou une intégration entre sciences de la guerre et linguistique.This paper aims at examining the impact of war sciences on language sciences during the World War II. I will assume that the interaction between war sciences (engineering and sciences) and language sciences should be distinguished from the war effort undertook by linguists to teach foreign languages. Two cases will be analyzed. Roman Jakobson's distinctive features theory, associating acoustical physics and information theory to linguistics, led to a new phonology in continuity with phonetics. Machine translation, as a cold war technology conceived outside of linguistics, initiated the second mathematics turn of language, that is the mathematics and computer turn of language sciences. In both cases, one will examine which type of connection between war sciences and linguistics is concerned : transfer, convergence or integration.
- Convergences, transferts et intégrations entre sciences du langage, sciences et ingénierie en temps de guerre et de guerre froide (1941-1966) - Jacqueline Léon p. 315-338
Comptes rendus
- Pierre Singaravélou, Professer l'Empire. Les « sciences coloniales » en France sous la IIIe République - Ricardo Roque p. 341-344
- Jean-François Bert, L'atelier de Marcel Mauss. Un anthropologue paradoxal - Anne Collinot p. 345-346