Contenu du sommaire : Une méthode Illich ?
Revue | Communication & Langages |
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Numéro | no 204, juin 2020 |
Titre du numéro | Une méthode Illich ? |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Éditorial
- Sciences en danger, revues en lutte - p. 3-9
Anthropologie
- Textures de la surface : le sol et la page - Tim Ingold, Samuel Goyet, Martine Descouens, Emmanuël Souchier p. 11-29 En partant de l'intérêt renouvelé pour les surfaces en tant que lieu de production du sens, cet article compare deux types de surface : la page et le sol. Dans l'Europe médiévale, la lecture était vue comme une promenade dans un paysage, les lignes inscrites sur le parchemin similaires aux chemins tracés sur le sol. Suivant cette analogie, le sol est comme un parchemin utilisé à de nombreuses reprises : un palimpseste. Mais en tant que surface, le palimpseste se construit en enlevant des couches. Il obéit à un principe anti-stratigraphique. Comment se fait-il, alors, que les Modernes ont tendance à considérer la page et le sol en des termes stratigraphiques ? La réponse à cette question se trouve dans les technologies du pavage et de l'imprimerie. Ces dernières opèrent une séparation entre notre imagination et notre façon d'habiter la terre. Est-il alors possible de réunir les deux ? La conclusion de cet article propose deux manières de faire, en passant par des exemples littéraires. Ce qui est en jeu, ce sont des façons différentes de penser l'esprit : comme un palimpseste ou comme un substrat. Peut-être qu'en revenant à la conception médiévale de la lecture comme promenade, on peut finalement redonner à la géographie son sens littéral : celui d'une écriture de la terre.Building on the renewed interest in surfaces as sites for the generation of meaning, this article compares two kinds of surface: the page and the ground. In medieval Europe, reading was likened to wayfaring through the landscape and the lines inscribed on parchment to paths trodden on the ground. Based on this analogy, the ground resembles a multiply reused parchment—a palimpsest. But as a surface, the palimpsest is built up by taking layers away. The principle of its formation is anti-stratigraphic. How come, then, that modern people tend to understand both ground and page in stratigraphic terms? The answers are found in the technologies of paving and printing. Both separate the space of imagination from our habitation of the earth. Is it possible, then, to reunite the two? The paper concludes with two literary examples of how this might be done. At stake are different ways of thinking of the mind: as palimpsest or substrate. Perhaps by returning to the medieval idea of reading as wayfaring we can finally restore geography to its literal sense, as earth writing.
- Textures de la surface : le sol et la page - Tim Ingold, Samuel Goyet, Martine Descouens, Emmanuël Souchier p. 11-29
Enjeux politiques
- Protéger les Lettres et les Sciences humaines et sociales « critiques » - Igor Babou, Bruno Brulon Soares, Hester du Plessis, Joëlle Le Marec, Carpanin Marimoutou, Camille Noûs p. 31-42 Les Lettres et les Sciences humaines et sociales ont une dimension critique et émancipatrice qui constitue un phénomène culturel majeur partout sur la planète. Cette tradition du savoir est cependant fragile, et menacée par trois types de phénomènes : d'une part, par des attaques anti-intellectualistes ; d'autre part, par des régimes autoritaires et des dictatures ; enfin par des transformations structurelles induites par l'utilitarisme, le management et le marché. Nous appelons à constituer un collectif international pour envisager leur patrimonialisation dans le cadre de conventions internationales.The Humanities and Social Sciences have a critical and emancipatory dimension that constitutes a major cultural phenomenon throughout the world. However, this tradition of knowledge is fragile and threatened by three types of phenomena: on the one hand, by anti-intellectualist attacks; on the other hand, by authoritarian regimes and dictatorships; and finally, by structural transformations induced by utilitarianism, management and the market. We call for an international collective to consider patrimonialisation of Humanities and Social Sciences within the framework of international conventions.
- Protéger les Lettres et les Sciences humaines et sociales « critiques » - Igor Babou, Bruno Brulon Soares, Hester du Plessis, Joëlle Le Marec, Carpanin Marimoutou, Camille Noûs p. 31-42
Une méthode Illich ?
- Éléments pour une « méthode Illich » - Milad Doueihi, Emmanuël Souchier p. 43-47
- Relire la méthode d'Ivan Illich. Cheminer vers des sciences « humaines » ? - Emmanuël Souchier p. 49-78 La méthode d'Illich consiste à se défaire des présupposés qui imprègnent l'usage des mots et des sens et déconstruit les cadres instituants qui déterminent notre façon de penser et de mener la recherche. Les travaux d'Illich sur les « cadres oculaires » qui ont historiquement façonné le regard sont comparés à ceux de H.‑Ch. Puech sur la conception du temps chez les chrétiens et les Grecs anciens et à ceux de C. Magni sur l'espace dans l'écriture olmèque. Illich dessine étymologiquement sa méthode comme un chemin qui se fait en marchant et cherche à renouer avec une « lecture savoureuse et jouissive » et « la fonction conviviale du langage ». Il développe une poïét(h)ique attentive à la langue et l'écriture de l'autre, déployant une éthique scientifique à travers « un chemin d'amitié » qui passe par l'ascèse, cet exercice qui définit le travail du chercheur. Lequel passe par une injonction poïétique, créativité terminologique au service de la clarté des textes donnés à lire au lecteur. N'est-ce pas d'une éthique et de valeurs aussi clairement redéfinies dont a cruellement besoin la recherche contemporaine ?Ivan Illich's method consists in letting go of any preconceptions about the use of our words and our senses, therefore deconstructing the institutive frames by which we think and conduct research. Illich's historical works on the “ocular frames” that have shaped our ways of seeing are compared to H.-Ch. Puech's works on the conception of time by ancient Greeks and Christians and C. Magni's work on space in Olmec writings. Illich etymologically unfolds his method as a path made by walking which restores the “flavours” and “joys” of reading as well as the “convivial function of language”. Since his “poet(h)ics” pay special attention to the language and writings of the others, his scientific ethos is based on a “path of friendship” leading to asceticism (as a constitutive exercise in the works of a researcher) and to a poetic injunction (his terminological creativity aims at making texts clear for readers). Aren't those explicitly redefined ethics and values somehow missing in contemporary research?
- Du lisible au visible : la naissance du texte, une méthode critique pour penser l'« éthique perceptive » de la culture numérique ? - Marc Jahjah p. 79-93 À partir d'une lecture d'un texte d'Ivan Illich (Du lisible au visible : la naissance du texte) et de son œuvre critique, l'article met au jour un certain nombre d'outils conceptuels et méthodologiques pour étudier les rapports entre les cultures scolastique et industrielle. Loin d'être opposées, tout porte en effet à croire qu'elles ont un destin commun au point que la seconde pourrait être le point d'aboutissement de la première. Notre accès contemporain aux savoirs (fragmentation, instrumentalisation, anthologisation, industrialisation et spectacularisation des textes) serait-il ainsi le fruit d'une lente mutation intellectuelle, matérielle et économique initiée au xiiie siècle dans les universités ? Cette hypothèse est testée sur deux objets : le Stabilo Boss et un dispositif de lecture-écriture dit « social », Readmill.Based on a reading of Ivan Illich's works, this article unveils a number of conceptual and methodological tools for studying relationships between scholastic and industrial cultures. Far from being opposed, we suggest that they have a common destiny. Is our contemporary access to knowledge the fruit of a slow intellectual, material and economic mutation initiated in the 13th century in universities? This hypothesis is tested on two objects: the Stabilo Boss and a read-write apparatus, “Readmill”.
- Pourquoi Illich n'a-t-il pas formulé une vision alternative de l'informatique ? - Philippe Aigrain p. 95-102 L'article pose la question suivante : pourquoi Illich n'a pas développé une vision alternative de l'informatique alors qu'il aurait pu y être poussé par son approche des techniques ? On commence par étayer l'affirmation selon laquelle Illich disposait notamment avec son concept de monopole radical des outils nécessaires à la construction d'une vision alternative de l'informatique, si ce n'est dans les années 1970, du moins dans les années 1980 après la naissance de l'informatique personnelle. Analysant les raisons qui ont pu pousser Illich à conserver une vision essentialiste et négative de l'informatique, on pointe en particulier sa vision de la lecture, profondément enracinée dans ses positions religieuses, et le fait qu'il persiste à considérer l'informatique comme une technologie et non comme vecteur d'une mutation anthropologique.The reason for raising the question in the title is that Illich appears to have developed intellectual tools that could lead him to sketch other possible paths for the development of computing. A reading—in particular of Tools for conviviality—shows that with the criticism of radical monopolies and the promotion of human control on tools Illich could have explored—at least in the 1980s with the birth of personal computing—other paths than those of an essentialist negative vision of computers. To try to understand why he did not, the paper highlights his vision of reading, deeply rooted in his theological ideas, and the fact that he keeps considering computers as a technology and not as the basis of an anthropological mutation.
- Des méthodes de « sauvages ». Illich et Leroi-Gourhan : la pertinence d'un dialogue pour penser la césure numérique - Éric de Thoisy p. 103-120 La méthode d'Illich, celle de Leroi-Gourhan, et celle proposée pour une recherche doctorale en architecture : des lieux de convergence sont-ils envisageables, et pertinents quand les deux auteurs convoqués ne sont pas, a priori, les meilleurs spécialistes du contexte numérique qui nous intéresse pourtant ? Ils ont, l'un comme l'autre, recours à une méthode, celle du « miroir du passé », pour apprivoiser une césure dans l'histoire de la technique qu'ils pressentent sans totalement la comprendre. Ils nous suggèrent la mise en œuvre d'une relecture, ou d'une conversion, de certaines pratiques documentaires de « sauvages » que l'histoire des « civilisés » a écartées trop vite. Le miroir, aussi, peut être une méthode pour approcher un aspect difficile du numérique : la reformulation du statut de la technique, entre naturel et artificiel.Ivan Illich's method, André Leroi-Gourhan's method, and the method of a Ph
D research in architecture: will we find some common ground? And will it be relevant as we are interested in the digital context, which does not seem to be the main field of knowledge of these two writers? Both of them, though, share a same intuition: looking into the “mirror of the past” as a method to get to understand a discontinuity in the history of technology. They suggest, without certainty, that some “wild” reading and writing practices, which have been put aside by the history of the “civilized,” may be considered again—converted would be a better word. And the mirror also appears to be a relevant method to apprehend a difficult yet significant aspect of the digital culture: the reformulation of the relationship between nature and artifice. - L'écologie sonore d'Illich. Une méthode critique pour le matérialisme numérique ? - Stéphan-Eloïse Gras p. 121-135 À partir d'une analyse de la place du sens de l'écoute dans la technocritique d'Illich, l'auteure observe comment les technologies de l'écoute en ligne contribuent à façonner un régime sensoriel numérique. Tandis que le son et la musique deviennent de plus en plus prédominants dans nos interactions avec des « machines imitant les comportements humains », la méthode d'Illich permet de mettre en évidence une écologie sensorielle qui révèle la capture de nos attentions en ligne. En s'intéressant au streaming musical et à des artefacts comme le player, les algorithmes de recommandation ou les logiciels de reconnaissance d'affects, il est possible de contempler les tensions théologiques du matérialisme numérique.Based on an analysis of the place of listening skills in Illich's technocriticism, the author observes how online listening technologies contribute to shape a digital sensory regime. As sound and music become more and more prevalent in our interactions with “machines imitating human behavior,” Illich's method allows us to highlight a sensory ecology which reveals the capture of our attentions online. By looking at music streaming and artifacts like the player, recommendation algorithms, or an affect recognition software, it is possible to contemplate the theological tensions of digital materialism.
Médiation de l'art
- Montrer l'art contemporain à la télévision en France. Dispositifs de médiation (1960-2013) - Clémence de Montgolfier p. 137-156 Alors que dans les années 1960, les programmes télévisés sur les arts constituaient une partie significative du jeune paysage audiovisuel français, ces derniers ont progressivement disparu de nos écrans pour être aujourd'hui visibles uniquement « la nuit et l'été ». Les programmes télévisés qui montrent l'art contemporain dans le champ des arts plastiques produisent une double médiation entre les œuvres et les téléspectateurs : celle de l'exposition et celle de sa médiation audiovisuelle. Quelles sont alors les spécificités de ces dispositifs de monstration des œuvres d'art ? Nous analyserons leur évolution depuis 1960 et montrerons qu'ils situent leur objet, les œuvres d'art contemporain, dans une double contrainte du fait même de leur recontextualisation : une promesse de transparence de la médiation d'un côté, et une promesse d'intensification de la densité de leur médiation, plus opaque, de l'autre.Whereas in the 1960's, televised programs about the arts were a significant part of the young French audiovisual landscape, they have progressively disappeared from the screens to nowadays they are only visible “at night and in the summer”. Those television programs that show contemporary art in the field of visual arts constitute a double mediation between artworks and viewers : both the exhibition and its audiovisual mediation. What are then the features of these apparatuses showing artworks? We will analyse the evolution of these programs since 1960 and show that they place their object, contemporary artworks, in a double bind by recontextualizing them : promising their transparent mediation on the one hand, and promising a more intense density of their mediation—thus more opaque—on the other hand.
- Montrer l'art contemporain à la télévision en France. Dispositifs de médiation (1960-2013) - Clémence de Montgolfier p. 137-156
Lectures
- Daniel JACOBI, Les Musées sont-ils condamnés à séduire ? et autres écrits muséologiques, Paris, MkF Éditions, 2017, 287 p. - Sébastien Appiotti p. 157-159
- Sarah LEPERCHEY et José MOURE (dir.), Filmer le quotidien, Les Impressions Nouvelles, 2019, 253 p. - Giuseppina Sapio p. 159-160
- Collectif, Scriptopolis, Paris, Éditions Non Standard, 2019, 832 p. - Mathilde Vassor p. 161-163
- Errata - p. 177