Contenu du sommaire : L'office du juge
Revue | Les cahiers de la justice |
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Numéro | no 4, 2020/4 |
Titre du numéro | L'office du juge |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Éditorial
- Qu'est-ce qu'appliquer la loi ? - p. 573-574
Tribune
- L'office du ministre de la Justice - Jean-Louis Gillet p. 579-584 L'office d'un ministre de la Justice, membre d'un gouvernement en charge d'un département régalien coïncidant avec un pouvoir de l'État, se caractérise par des nécessités de réflexion, d'expression et d'action respectueuses d'impératifs administratifs et de règles juridictionnelles fondamentales, articulées à sa personnalité et au contexte politique et institutionnel.The position of Minister of Justice, a member of the government in charge of a department that wields a power of the State, is characterised by a need for reflection, expression and action that obeys administrative imperatives and fundamental legal rules, which turn on his or her personality and the wider political and institutional context.
- L'office du ministre de la Justice - Jean-Louis Gillet p. 579-584
Dossier. L'office du juge
- Introduction - Qu'est-ce que juger ? - Sylvie Perdriolle p. 585-593
- Le jugement de Salomon, la vérité et la paix - Boris Bernabé p. 595-608 Le paradigme légaliste sur lequel reposaient jusqu'à la fin du XXe siècle les caractères de l'office du juge est aujourd'hui renversé. Le juge comme les justiciables doivent réapprendre que l'acte de juger, dans sa plénitude, n'a pas pour finalité l'énoncé d'une vérité objective mais le rétablissement de la paix civile. Pour ce faire, le juge, « oracle des mœurs » (G. Cornu) doit déployer une qualité supérieure à toutes les autres, que le Jugement de Salomon (1 Rois 3, 16-28) désigne entre toutes.The legalist paradigm upon which the different characteristics of the role of the judge rested until the end of the 20th century has now been overturned. The judge and all those brought before the justice system have to learn anew that the act of judging, in all its fullness, is not intended to produce an objective statement of truth, but rather to restore peace in civil society. To achieve this, the judge as the "oracle of morals" (G. Cornu) must deploy a higher quality of judgment than all others, as demonstrated by the Judgment of Solomon (1 Kings 3: 16-28).
- Puissance et enjeu de l'interprétation judiciaire de la loi. Approche pratique à partir d'un cas de responsabilité médicale - Guy Canivet p. 609-632 Dans tous les systèmes juridiques, en droit civil comme en Common Law, la littérature théorique relative à l'interprétation de la loi par le juge est considérable. Entre ceux qui estiment que ce pouvoir de dire le droit est inhérent à la fonction de juger et ceux qui le dénoncent comme une manifestation du « gouvernement des juges » contraire à la souveraineté du législateur comme au principe de séparation des pouvoirs, entre ceux qui définissent l'interprétation comme un acte de connaissance et ceux qui en font un acte de volonté, ceux qui défendent une conception littérale et ceux qui militent pour une vision contextuelle de la juris dictio, toutes les opinions ont été - et sont encore - soutenues. Toutefois, pour bien comprendre la puissance et les enjeux de l'interprétation juridictionnelle de la norme écrite, il est utile de l'aborder d'un point de vue pratique, à partir d'un cas significatif. Dans une telle perspective, plus qu'une illustration, le contentieux fortement médiatisé de la responsabilité du médecin en cas de faute dans le dépistage prénatal du handicap génétique grave, qui a donné lieu au début des années 2000, à une série d'arrêts de l'assemblée plénière de la Cour de cassation dans un contexte paroxystique, est tout particulièrement révélateur des diverses forces, politiques, académiques, économiques et sociales pesant sur la fonction normative du juge sans pour autant en réduire l'effectivité. Avec un recul de vingt ans, la chronique de cette crise impose une réflexion sur la responsabilité sociale du juge et sur son incidence sur l'autorité de sa juridiction.In all legal systems, both civil and common law systems, there is a considerable body of theoretical literature on the interpretation of the law by judges. Between those who believe that this power to make the law is inherent in the function of judging and those who denounce it as a manifestation of "government by judges" and therefore contrary to the sovereignty of the legislator and the principle of separation of powers, between those who define interpretation as an act of knowledge and those who consider it an act of volition, those who defend a literal conception and those who are militantly in favour of a contextual vision of juris dictio, all these opinions have been - and still are - held. However, to get a proper understanding of the power of the judicial interpretation of the written standard and what is at stake therein, it is useful to approach the issue from a practical standpoint, drawing on a significant case. In such a perspective, more than an illustration, the case chosen - one that was given much coverage in the media - concerning the liability of a doctor in the event of negligence in prenatal screening for a serious genetic disorder, which gave rise, at the beginning of the 2000s, to a series of rulings by plenary sessions of the French Court of Cassation in a highly charged context, is particularly revealing of the various forces, political, academic, economic and social, weighing on the normative function of the judge without reducing its effectiveness for all that. With the benefit of twenty years of hindsight, the chronicle of this crisis demands a reflection on the social accountability of the judge and its impact on the authority of the court.
- L'autorité du juge à l'épreuve (du refus) de son pouvoir d'interprétation - Fanny Malhière p. 633-646 Cette contribution a pour objet de montrer la relation ambivalente entre l'autorité du juge et son pouvoir d'interprétation. Bien qu'inhérent à la fonction de juger, le pouvoir d'interpréter la loi a pendant longtemps été dénié au juge français. La construction de son autorité s'est d'abord construite sur une conception oraculaire de son interprétation. Aujourd'hui, cette conception est remise en cause au profit d'une approche légitimante qui implique d'enrichir la motivation des décisions pour en renforcer l'autorité persuasive.The aim of this contribution is to demonstrate the ambivalent relationship that exists between the judge's authority and his or her interpretive powers. Although inherent in the role of the judge, the power to interpret the law was long denied to the French judge. The judge's authority was originally constructed on an oracular conception of its interpretation. Today, this conception is being challenged by a legitimising approach that involves providing more detailed explanations of rulings in order to reinforce their persuasive authority.
- Phénoménologie du jugement judiciaire - Bertrand Mazabraud p. 647-659 L'expression « jugement judiciaire » désigne autant la manière de juger que la décision rendue. Or l'attention est généralement focalisée sur le « jugement rendu » - au point d'en faire un « produit » servant des objectifs politiques et sociaux, tandis que le comment du jugement reste plus énigmatique, oscillant entre un jugement de connaissance (jusqu'à la limite d'un jugement scientifique) et un jugement esthétique (à la limite de l'artistique). Il convient donc, en suivant Kant et Ricœur, d'esquisser une phénoménologie du jugement judiciaire, de s'attarder sur ses modalités, pour mieux appréhender son « rendu ». Ce moment se découvre comme une dialectique ouverte d'interprétation et d'argumentation, qui fait pendant à la clôture de la décision. À l'oublier, c'est l'équilibre bien pesé du jugement qui se trouverait rompu.The expression "judicial judgment" refers to both the manner of judging and the decision rendered. However, attention is generally focused on the ”judgment rendered” - to the point of making it a ”product” serving political and social objectives, while the how of the judgment remains more enigmatic, oscillating between a judgment of knowledge (until at the limit of a scientific judgment) and an aesthetic judgment (at the limit of the artistic). It is therefore appropriate, following Kant and Ricœur, to outline a phenomenology of judicial judgment, to dwell on its modalities, in order to better understand its "rendering". This moment is discovered as an open dialectic of interpretation and argument, which parallels the closing of the decision. Forget that, it is the well-weighed balance of judgment that would be upset.
- L'impartialité au cœur de l'autorité du juge. Approches philosophiques - Julie Allard p. 661-672 L'autorité du juge est souvent menacée par la subjectivité des décisions rendues, auquel on oppose un impératif d'impartialité. Du point de vue philosophique, l'impartialité, liée à la position tierce du juge, est perçue comme sa capacité à mettre entre parenthèse sa subjectivité, ses opinions et convictions personnelles, ses sentiments et ses affects, qui pourraient influencer de manière arbitraire sa décision. Cette impartialité est conçue par la tradition rationaliste comme une distance avec le corps et ses fragilités : il s'agit de juger en pur esprit (Platon) ou en être inanimé (Montesquieu). Deux traditions contestent cette conception de l'impartialité : selon les empiristes, aucun jugement n'est possible en surplomb, sans affect ni émotion (Hume) ; selon les sceptiques, la prétendue impartialité du juge est un rideau de fumée qui cache le pouvoir des juges et surtout, l'arbitraire de leurs décisions (Montaigne). Les penseurs contemporains comme Hannah Arendt tentent de concilier l'impératif de rationalité et le recours aux sentiments et à l'imagination pour bien juger, et aboutissent ainsi à une notion d'impartialité qui n'est pas ontologique, mais conçue comme un retour critique sur soi.The judge's authority is often threatened by the subjectivity of the decisions handed down, which it is claimed are subject to an imperative of impartiality. From a philosophical point of view, impartiality, which is linked to the judge's position as a third party, depends on his or her ability to set aside subjectivity, personal opinions and beliefs, as well as feelings and emotions which could influence his or her decision-making in an arbitrary way. This impartiality is seen by the rationalist tradition as a distancing from the body and its weaknesses: it is about judging as a pure spirit (Plato) or an inanimate object (Montesquieu). There are two traditions that challenge this conception of impartiality: according to empiricists, n° judgment is possible from above without feeling or emotion (Hume); according to sceptics, the purported impartiality of the judge is a smokescreen that hides the power held by judges and above all, the arbitrary nature of their decisions (Montaigne). Contemporary thinkers like Hannah Arendt have attempted to reconcile the imperative of rationality and the recourse to feelings and imagination in seeking to judge well, arriving at a notion of impartiality that is not ontological, but seen as turning critical scrutiny on oneself.
- Le doute et le magistrat. Réflexions historiques sur la quête impossible d'une preuve infaillible - Louis de Carbonnières p. 673-687 Pour le magistrat, le doute est à la fois une méthode et un outil. Tout au long de l'histoire juridique, le juge a envisagé ce doute d'une manière a priori paradoxale, voire illogique pour qui n'est pas familier des cours de justice. Il s'agit de douter pour ne plus douter, pour créer une sûreté juridique. Le doute en apparaît comme un moyen qui se dissout dans un résultat qui en est l'antinomie. Mais cela a conduit le juge occidental à rechercher une preuve infaillible, qui lui ôte tout doute, au point que le magistrat adopte une attitude mentale similaire face à la preuve, qu'il s'agisse du jugement de Dieu ou du jugement par l'ADN et abdique par humilité son rôle d'appréciation. Face à l'essor de la preuve scientifique, il devra décider s'il veut se réduire au rôle de bouche juridique d'un expert scientifique, étranger au monde du droit.For the judge, doubt is both a method and a tool. Throughout legal history, the judge has in principle considered this doubt paradoxically, even illogically, as it may seem to those not familiar with courts of law. It is about doubting so that there is n° more doubt, to generate judicial security. Doubt therefore appears as a means that is dissolved in the result which is in contradiction with it. But this has led Western judges to seek infallible proof that removes all doubt, to the point where the judge adopts a similar mental attitude when faced with evidence whether it is the judgment of God or a judgment via DNA, and out of humility abdicates the judge's role of appreciation. Faced with the development of scientific evidence, judges will have to decide whether they wish to be reduced to the role of the judicial mouthpiece of the scientific expert, an outsider in the legal world.
- Les modèles de raisonnement probatoire : les inférences mathématiques face à la mise en récit - Olivier Leclerc, Etienne Vergès p. 689-704 Élément central de l'office du juge, le raisonnement probatoire est observé depuis plusieurs décennies par les chercheurs. Dans le monde académique, deux modèles scientifiques s'affrontent pour comprendre et décrire comment les acteurs du procès raisonnent avec les preuves pour trancher les litiges qui leur sont soumis. Les « modèles compteurs » supposent que les juges et les jurés évaluent et combinent les preuves de façon arithmétique. Le « story model » soutient qu'ils assemblent les preuves pour en faire des histoires dont ils apprécient la crédibilité. Cet article explicite et discute ces modèles en les confrontant à des procès réels.A central element in the role of the judge, evidential reasoning has been observed by researchers for several decades. In academia, there are two conflicting scientific models for understanding and describing how the actors in a trial reason on the basis of the evidence to settle the disputes that come before them. "Meters models" suppose that judges and juries evaluate and combine evidence in an arithmetical manner. The "story model" maintains that they assemble evidence to make stories, whose credibility they then assess. This article explains and discusses these models by confronting them with real trials.
Chroniques
- La prudence du juge à l'épreuve des organisations judiciaires - Jean Danet p. 705-722 En quoi l'organisation judiciaire, appréhendée au travers de la procédure suivie en amont de l'audience, de ce qui reste de celle-ci, du service du juge, du déroulement de sa carrière et enfin de l'évolution du management, pèse-t-elle sur l'office prudentiel du juge civil et pénal ? C'est la question que cet article explore. Sans aucunement mythifier le passé, il en ressort que les évolutions analysées tout comme diverses inerties propres à l'institution entravent l'office prudentiel du juge au risque d'en faire le simple débiteur d'une décision.To what extent does the judicial organisation, seen through the procedure followed prior to the trial and what remains of it, the judge's service and career path and finally changes in management, weigh on the prudential role of the civil and criminal judge? This is the question explored in this article. Without giving the past mythical status, it shows that the changes analysed and various forms of inertia specific to the institution hinder the judge's prudential role at the risk of turning the judge into a simple purveyor of decisions.
- Juger à l'épreuve de la violence - Alexandre Millet p. 725-738 Au-delà de la justice qui découle de l'application de la loi, l'acte de juger produit un sentiment de justice au travers de l'interprétation que le juge donne au nexus de la violence formée au procès : violence des actes à juger, violence de la sentence commandée par l'acte de juger, violence sociale que le procès peut apaiser ou au contraire réveiller. La prudence du juge consiste dans cette disposition herméneutique à l'égard du nexus de la violence. L'article commence par retracer les étapes d'une réflexion sur l'oralité, avant d'avancer des propositions sur l'herméneutique de la violence.Beyond the form of justice that stems from application of the law, the act of judging produces a feeling of justice through the interpretation the judge gives to the nexus of violence formed at the trial: violence of the acts to be judged, violence of the sentence that results from the act of judging, social violence that the trial may ease or, on the contrary, aggravate. The prudence of the judge consists in this hermeneutic disposition with regard to the nexus of violence. The article begins by charting the steps in a reflection on the oral process, before putting forward some proposals on the hermeneutics of violence.
- L'office du juge : un éclairage via la modélisation mathématique - Jacques Lévy Véhe p. 739-748 En analysant finement la jurisprudence dans un domaine donné du droit à la lumière de critères précisément définis, il est possible de construire des modèles mathématiques du processus de décision judiciaire. De tels modèles sont probabilistes, ce qui signifie qu'ils sont capables de rendre compte de l'ensemble des issues possibles d'une procédure, reflétant ainsi l'aléa inhérent à toute action contentieuse. Disposer d'un modèle permet de procéder à des « expériences numériques » et ainsi de répondre à diverses questions sur la façon dont les éléments d'un dossier sont pris en considération par les juges pour rendre leurs décisions.By closely analysing precedent in a given area of law in light of precisely defined criteria, it is possible to construct mathematical models of the judicial decision-making process. These are probabilistic models, which means that they are capable of accounting for all the possible outcomes of any given proceedings, thereby reflecting the unknown element inherent in all litigation. Having a model allows "digital experiments" to be carried out and various questions to be answered regarding the elements in a case taken into consideration by judges to give their rulings.
- La prudence du juge à l'épreuve des organisations judiciaires - Jean Danet p. 705-722
Lire | voir | entendre
- La critique du jugement dans l'"Orestie" d'Eschyle - Pierre Judet de La Combe p. 749-764
- Un certain regard : À propos de Jean-Joseph Lataste, "Les Réhabilité(e)s et quelques échos contemporains", sous la direction de Stéphane Jacquot - Sandra Travers de Faultrier p. 765-770