Contenu du sommaire : Apprendre à lire les autres avec soin
Revue | A contrario |
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Numéro | no 31, 2021/1 |
Titre du numéro | Apprendre à lire les autres avec soin |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Éditorial
- Lire en l'autre comme dans un livre ouvert - Yves Érard, Layla Raïd, Joséphine Stebler p. 3-22
Articles
- Peut-on décrire « ce qui “se passe réellement” quand on lit » ? - Florent Coste p. 23-40 La tentation est grande de confiner la lecture dans la sphère privée et mentale du lecteur. Wittgenstein a montré toutes les impasses auxquelles nous conduisent de telles options. La lecture constitue une zone particulièrement maltraitée par ces mythologies du privé et du mental. Ce qui est vrai de la lecture ordinaire l'est plus encore de la lecture littéraire. Ainsi, la lecture des textes littéraires est généralement appréhendée à travers des dualismes ruineux pour l'expérience que l'élève ou l'étudiant peut en faire.It is highly tempting to confine reading to the reader's private and mental sphere. Wittgenstein has shown how such options tend to end in dramatic stalemates. This article sets out to highlight how such mythologies of the private are even more damaging about literary reading. Indeed close reading of literary texts is generally apprehended through dualisms (close/distant; slow/quick; deep/superficial) that reveal themselves harmful to the student's experience of them.
- La lecture littéraire à l'université : pour un partage de l'intime - Gaspard Turin p. 41-55 Cet article prend pour objet un enseignement de master donné sur plusieurs années en Faculté des lettres à l'Université de Lausanne et consacré au devenir des études littéraires dans la Cité (transmission et médiation du littéraire). Mais les observations qui s'y rattachent portent ici sur les modalités peu ou mal interrogées de la lecture littéraire dans le cadre universitaire lui-même. Il découle de ces observations la nécessité d'une approche de la lecture littéraire promouvant subjectivité, créativité et prise en compte des apports de la critique didactique, dans un cadre où ces zones d'intérêt peinent à trouver leur place. Si les études littéraires trouvent, encore aujourd'hui, leur intérêt dans la construction identitaire des sujets lecteurs qui s'y consacrent, il est plus que jamais nécessaire de donner à ces derniers l'espace nécessaire à l'expression d'une subjectivité, voire d'une intimité dans le partage des récits qui nous fondent.This article focuses on a master's degree class, that took place several years in a row in the Faculté des lettres at the University of Lausanne and that was devoted to the future of literary studies in society (transmission and mediation of literature). However, the observations made here relate to the little or poorly questioned modalities of literary reading in the university context itself. These observations point to the need for an approach to literary reading that promotes subjectivity, creativity, and the contributions of didactics, in a context where these areas of interest are struggling to find their place. If literary studies still find, even today, their interest in the construction of the identity of the “sujet lecteur”, it is more than ever necessary to give them the necessary space for the expression of subjectivity, or even intimacy, in the sharing of the narratives that create our communities.
- Réponse : Responsabilité éducative, autocritique et culture générale : quelques propositions d'un point de vue de philosophe politique de l'éducation - Camille Roelens p. 57-61 Ce texte est une lecture, assumant une part de subjectivité et un ancrage fondamental en philosophie politique de l'éducation, du propos développé dans ce même dossier par Gaspard Turin (prolongement d'un dialogue initialement entamé lors d'une participation commune à l'évènement scientifique support de ce numéro). Une première partie de notre propre texte s'attache à montrer que la mise en question de la responsabilité éducative dans ses conditions de possibilités actuelles constitue le fil rouge de la démarche que Turin propose. Une seconde partie, plus courte, entreprend d'insérer deux marque-pages thématiques dans le texte de Turin, et invite ainsi le lecteur à y considérer son apport pour une posture éducative autoréflexive et autocritique d'une part, pour une réinvention de la notion de culture générale d'autre part.This text is a reading, assuming a part of subjectivity and a fundamental anchoring in the political philosophy of education, of the subject developed in the same dossier by Gaspard Turin (continuation of a dialogue initiated during a joint participation in the scientific event supporting this issue). The first part of our own text seeks to show that the questioning of educational responsibility in its current conditions of possibility is the common thread of the approach proposed by Turin. A second, shorter part starts placing two thematic bookmarks into Turin's text, and thus invites the reader to consider its contribution to a self-reflective and self-critical educational posture, on the one hand, and to a reinvention of the notion of general knowledge, on the other hand.
- Penser les lieux du care : fiction, wonder et vies ordinaires - Dominique Hétu p. 63-79 Cet article vise à montrer le potentiel des éthiques du care dans le champ littéraire, plus particulièrement par l'entremise des notions de wonder et d'ordinaire telles que mobilisées dans deux œuvres de fiction contemporaine. L'article pose d'abord des balises théoriques à l'intersection des études littéraires, des éthiques du care, des éthiques de l'ordinaire et des wonder studies afin de circonscrire l'appareil méthodologique. Dans un deuxième temps, on propose une étude comparative de deux romans de l'écrivaine montréalaise Heather O'Neill, La ballade de Baby et Mademoiselle Samedi Soir, lesquels problématisent l'expérience de la pauvreté, de la précarité et de la relationnalité et configurent les sujets fictionnels comme des figures morales complexes dont l'agentivité est façonnée par leur ouverture au wonder et leur rapport au care.This article aims to show the potential of care ethics in literary studies, more precisely by working with the notions of wonder and the ordinary as they are mobilized in two contemporary novels. Firstly, the article details the theoretical markers of the methodological approach at the intersection of literary studies, care ethics, ordinary ethics, and wonder studies. Secondly, the article offers a comparative study of Heather O'Neill's first two novels, Lullabies for Little Criminals and The Girl Who Was Saturday Night. These two literary texts problematize experiences of poverty, precarity and relationality as well as they configure fictional subjects as complex moral figures whose agency is shaped by their opening to wonder and caring inclinations.
- Réponse : Spatialité, minimalisme et hospitalité(s) : de la capacité à répondre … à l'appel des êtres et des choses - Camille Roelens p. 81-87 Ce texte est une réponse au propos développé dans ce même dossier par Dominique Hétu, prolongement d'un dialogue initialement entamé lors d'une participation commune à l'évènement scientifique support de ce numéro. Une première partie de notre propre texte permet de revenir sur deux enjeux massifs mis en lumière par Hétu, à savoir la pluralité des lieux éducatifs et les liaisons dangereuses pouvant exister entre care et paternalisme. Une seconde partie propose un bref retour ciblé sur trois éléments que la lecture du texte de Hétu met en tension et/ou en question à divers niveaux. Sont ainsi successivement abordés le lien entre autorité et auctorialité et l'importance respective des notions d'hospitalité et d'attention, le tout dans l'optique de penser ensemble care et éducation.This text is a response to the subject developed in the same dossier by Dominique Hétu, an extension of a dialogue initially started during a joint participation in the scientific event supporting this issue. A first part of our text returns to two crucial issues highlighted by Hétu, namely the plurality of educational places and the dangerous links that can exist between care and paternalism. A second part provides a brief, focused feedback on three elements that Hétu's reading of the text puts under tension and/or in question at various levels. The link between authority and auctoriality and the respective importance of the notions of hospitality and attention are thus successively addressed, all with the aim of thinking together about care and education.
- L'enfant des mots : attention et connaissance d'autrui chez Iris Murdoch - Layla Raïd p. 89-110 En m'appuyant sur la philosophie d'Iris Murdoch (La souveraineté du Bien), ainsi que sur son œuvre romanesque (A Word Child), je propose une analyse philosophique de l'attention, et de sa place dans la connaissance que nous avons des autres et de nous-mêmes. Tout en soulignant les emprunts de Murdoch à la pensée de Simone Weil, et en rapprochant ses analyses de l'approche phénoménologique de Paul Ricœur, je propose une interprétation du Word Child, comme le récit d'un apprentissage : celui d'un travail sur soi du héros narrateur, qui apprend à lire en lui-même en même temps qu'il apprend à lire les autres. Je propose plus généralement de voir la lecture des romans de Murdoch comme une éducation à la lecture de soi et des autres.Drawing on Iris Murdoch's philosophy (The Sovereignty of Good) and her fictional works (A Word Child), I propose a philosophical analysis of attention, and its place in self-knowledge and the knowledge of others. First, I show how Murdoch's conception of attention inherits from the philosophy of Simone Weil, which I contrast with Paul Ricœur's phenomenological approach. Second, I propose an interpretation of the Word Child, as a novel of initiation, where the hero/narrator develops his capacity for attention, and learns how to read himself and others. More generally, I propose to see Murdoch's novels as an invitation to educate the reader's capacity to read oneself and others.
- Réponse : Attention, amour et aveuglement moral - Miranda Boldrini p. 111-116 Dans cette réponse à l'article de Layla Raïd, nous proposons de problématiser le rapport entre émotions morales et les notions d'« attention » et d'« amour » chez Iris Murdoch. Dans ce cadre, nous suggérons une interprétation de cette relation qui se concentre sur la dimension épistémique de la notion d'« attention » de Murdoch.In this reply to Layla Raïd, I suggest a way of problematizing the relationship between moral emotions and Iris Murdoch's notions of “attention” and “love”. I propose an interpretation of this relationship focused on the epistemic dimension of Murdoch's notion of “attention”.
- Se lire soi-même pour lire les autres : éthique du care, autoréflexivité et responsabilité épistémique - Miranda Boldrini p. 117-135 Cet article entend mettre en lumière la place que deux notions, celle d'« autoréflexivité » et celle de « responsabilité épistémique », peuvent assumer dans une réflexion portant sur les limites de notre lecture des autres et de leurs besoins, à l'intérieur d'une éthique du care. Ces deux notions seront abordées telles qu'elles émergent chez trois philosophes : Miranda Fricker, bell hooks et Iris Murdoch. Ces auteures proposent en effet, chacune à leur manière, une pensée des limites de la connaissance des autres, où ces limites sont pensées en lien avec la conception de soi de l'individu connaissant. Ainsi, on s'interrogera sur la possibilité de considérer l'« autoréflexion » et la « responsabilité épistémique » comme des manières moralement appropriées de répondre aux limites caractérisant notre lecture des autres, en ce qu'elles éclairent le travail sur soi nécessaire pour lire les autres avec soin.The article aims at showing how the notions of “self-reflexivity” and “epistemic responsibility” could make sense of the limits characterizing our reading of others and of their needs, from the perspective of an ethics of care. These notions are understood through reference to Miranda Fricker, bell hooks and Iris Murdoch. We show that, in their own ways, all three authors propose a thought of the limits of our understanding of others, where these limits are considered as tied to our way of conceiving ourselves. “Self-reflection” and “epistemic responsibility” are then explored as appropriate moral ways to respond to the limits characterizing our reading of others, since they show what kind of work on oneself is needed in order to read others with care.
- Réponse : Lire les besoins de nouveau-nés prématurés : imagination, limites, témoignage - Line Rochat p. 137-142 Cette réponse à l'article de Miranda Boldrini aborde la question des limites de la connaissance des autres depuis une expérience de terrain menée dans un service de néonatologie suisse. Dans un premier temps, la description d'une scène donne à voir les difficultés d'endosser une posture de réceptivité et de responsivité face à un autre dont on ne parvient pas à lire les besoins. Dans un second temps, la question du témoignage est amenée comme une forme de réponse et de reconnaissance de la douleur de l'autre.This paper is a reply to Miranda Boldrini's article. Based on a one-year fieldwork inside a neonatal care unit in Switzerland, it deals with the issue of how one gets to know one's needs and the limits of such knowledge. First, a description of a scene drawn on my own field experience shows how it can be difficult to assume an attitude of receptivity and responsiveness in the case where one cannot read another's needs. Second, the paper broaches the topic of testimony, looking at the ways in which it could be considered as a form of answer and recognition of one's pain.
- (Re)lire les corps avec soin - Stéphanie Pahud p. 143-156 La présente contribution, croisant des perspectives de la (socio)linguistique et des éthiques du care, explore un usage métaphorique du verbe « lire » : elle repose sur le postulat que « nos corps sont à lire ». Elle soumet à discussion l'hypothèse qu'une lecture des corps « qui prend soin » (caring) peut permettre non seulement de rencontrer autrui « attentivement » et « solidairement », dans le respect de ses vulnérabilités, mais aussi, en nous reconnaissant dans cette dynamique intersubjective de lecture, d'aller vers une meilleure version de notre propre corps – d'accroître notre liberté/puissance – et de faire entendre notre voix. Elle entend montrer que, bien qu'exposés aux normes en circulation dans nos contextes de vie, nos corps s'offrent comme des médias de résistance à ces dernières et que les (re)parler avec soin nous offre la possibilité de passer du fantasme limitant d'un « parler bien » au fantasme libérateur d'un « parler juste ».The present contribution, which combines (socio-)linguistic and care ethics perspectives, explores a metaphorical use of the verb “to read”: it is based on the premise that “our bodies are to be read”. It discusses the hypothesis that reading with care the human body can give us the opportunity, not only to meet others “attentively” and “in solidarity”, while respecting their vulnerabilities, but also to recognize ourselves in this intersubjective dynamic of reading, to work towards a better version of our own bodies—to empower us—and to make our voice better heard. This essay intends to show that, although our bodies are exposed to the norms circulating in our lives, our bodies can be viewed as ways of resisting these norms. Speaking of them with care offers us the possibility of moving from the limiting fantasy of “speaking well” to the liberating fantasy of “speaking righteously”.
- Voix (non-)conclusives. Brayan et Perceval - Claude Welscher p. 157-163 Qu'est-ce que lire les autres avec soin lorsque Brayan, étudiant de 16 ans, exprime son désarroi et celui de la classe lors de la lecture d'un dialogue parodique de la Quête du Graal ? Alors que tous, nous étions supposés rire des atermoiements lexicaux d'un Perceval sujet aux sarcasmes d'Arthur et incapable de faire entendre ses demandes, Brayan me fait comprendre que lui et ses camarades se trouvent bien souvent aux prises avec des exigences langagières dans lesquelles ils ne parviennent pas à trouver leur voix. Dans l'arrêt que marque cette revendication, Brayan me fait comprendre que j'avais attribué à la classe un rôle surplombant qui n'était guère que le mien. Ce moment de contre-rythme pédagogique rend l'éthique visible et me fait comprendre le problème moral de la question de l'attention et du soin de la voix d'autrui.What does it mean to read others carefully when Brayan, a 16-year-old student, expresses his and his classes dismay while reading a parodic dialogue of the Quest for the Grail? While all of us were supposed to laugh at the lexical procrastinations of a Percival victim of Arthur's sarcasms and unable to make his demands heard, Brayan makes me understand that he, as well as his classmates, often find themselves struggling with language problems in which they can't find their voice. In the interruption created by this claim, Brayan makes me understand that I had assigned to the class an overarching role that was only mine. This moment of pedagogical counter-rhythm makes ethics visible and makes me understand as a moral problem the question of attention and care for the voices of others.
- Peut-on décrire « ce qui “se passe réellement” quand on lit » ? - Florent Coste p. 23-40
Varia
- The Signal Gait of the Human - Marco Motta p. 165-186 Cet essai rend compte de ma découverte de l'importance de Stanley Cavell. Initialement conçu comme un hommage, ce texte s'avère être plutôt une méditation sur l'enseignement à propos de la lecture, de la lecture de l'autre, et de la lecture de soi par l'autre, que nous pourrions recevoir de Cavell. Il est simultanément un examen de l'idée que l'écriture est un mode de lecture, et la lecture un mode d'écriture. Il se trouve que la façon de penser de Cavell m'a été révélée durant mon terrain de recherche anthropologique à Zanzibar sur le compagnonnage entre les humains et les esprits. C'est pourquoi je retrace ici les contingences de cette révélation, et relate la manière dont la pensée de Cavell est intimement liée aux notions de rythme, de doute, de silence, de pauvreté, et de beauté.This essay accounts for my discovery of Stanley Cavell's importance. Originally conceived as a tribute, this text turns out to be more a meditation on what teaching we are to receive from Cavell about reading, reading the other, and allowing oneself to be read, which is simultaneously an examination of what it is to write as a mode of reading, and read as a mode of writing. As it happens, Cavell's way of thinking was revealed to me during my long-term ethnographic fieldwork I conducted in Zanzibar on the companionship between humans and spirits. Hence, I trace back the contingencies of this revelation, and recount how Cavell's turn of thinking is intimately tied to notions of rhythm, doubt, silence, poverty, and beauty.
- The Signal Gait of the Human - Marco Motta p. 165-186