Contenu du sommaire : L'esprit de corps

Revue Astérion Mir@bel
Numéro no 31, 2024
Titre du numéro L'esprit de corps
Texte intégral en ligne Accessible sur l'internet
  • Dossier

    • L'esprit de corps. Sur les ressorts imaginaires et affectifs du politique - Céline Hervet, Jacques-Louis Lantoine accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Ce dossier met au jour certains des enjeux philosophiques de la notion d'esprit de corps en adoptant successivement trois angles : celui de l'ambivalence d'un concept en apparence insaisissable, fantasmatique, voire magique, mais qui produit des effets d'identification et d'unification politiques puissants, celui d'une recontextualisation et d'une critique de la métaphore organiciste du « corps politique » où s'éprouve la teneur même du régime et de la société démocratiques, et enfin celui d'un retour à l'âge classique où sont mis au jour les ressorts affectifs et imaginatifs des liens sociaux, qu'il s'agisse des rapports de subordination ou des rapports de solidarité qui lient les membres d'un même groupe et assurent la cohésion de l'ordre social et politique.
      This issue examines some of the philosophical problems around the concept of esprit de corps from three angles: the ambivalence of a concept that appears elusive, phantasmatic, even magical, yet which produces powerful effects of identification and political unification; the re-contextualisation and critique of the organicist metaphor of the ‘body politic', where the very import of the democratic regime and society is tested, and finally, a revisitation of the Classical Age, in which the affective and imaginative triggers of social ties are brought to light, whether in terms of the relationships of subordination or solidarity that bind members of the same group together and ensure the cohesion of the social and political order.
    • Norbert Elias et « l'idéal du nous » - Claire Pagès accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      L'article retrace la manière dont le sociologue Norbert Elias comprend ce qui conduit un individu à dire « nous », à faire corps mentalement avec un groupe, mais aussi à refuser de faire corps ou de se sentir partie prenante, ou encore à dénier faire partie intégrante d'un nous auquel il est pourtant lié par d'étroites relations d'interdépendances. Sa théorie sociale et groupale de l'identité qui refuse le partage entre individu et société conduit Elias, d'une part, à développer l'idée que deux types d'images – image du je et image du nous – organisent la manière dont l'individu s'appréhende lui-même et, d'autre part, à forger l'idée que la représentation qu'il a de lui-même est constituée à la fois d'un idéal du moi et d'un idéal du nous. Après avoir présenté en détail cette pensée de l'identité qui, sur des bases freudiennes, aménage et modifie la perspective et la topique freudiennes en profondeur, nous proposons de souligner les questions qu'elle pose et, pour certaines, laisse en suspens.
      This article traces how the sociologist Norbert Elias understands what leads an individual to say ‘we', to form a mental unit with a group, but also to refuse to form a unit or to feel part of it, or even to deny being an integral part of a ‘we' to which close interdependent relationships nonetheless like him. His social and group theory of identity, which rejects the division between the individual and society, led Elias to develop the idea that two types of image, the I-image and the We-image, organise how individuals perceive themselves, and to forge the idea that the representation they have of themselves is made up of both an I-ideal and a We-ideal. After giving a detailed presentation of this approach to identity, which, based on Freudian principles, radically alters and modifies the Freudian perspective and topic, we propose to highlight the questions it raises and, in some cases, leaves unanswered.
    • Un fantôme dans la machine. Esprit de corps et survie de l'État chez Bourdieu et Deleuze-Guattari - Céline Hervet accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Transposant sur le plan politique le problème épineux de l'union du corps et de l'esprit, cet article s'interroge sur ce qui produit la cohésion du corps politique, à travers une enquête sur la genèse et la survie de l'institution étatique au prisme de la notion d'esprit de corps. Si Bourdieu s'appuie sur les travaux de Kantorowicz pour penser la genèse de l'État moderne à travers la sécularisation progressive de l'idée d'incarnation du corps collectif par le souverain sous la forme d'une adhésion sans faille au corps collectif incorporé qui se donne à voir dans le lien indéfectible unissant entre eux par-delà le temps et la mort les membres des grands corps de l'État ; Deleuze et Guattari, dans leur hétérogenèse de l'État, mobilisent Ibn Khaldûn, qui confère à l'esprit de corps un rôle moteur dans l'histoire des États, leur croissance comme leur déclin. Le croisement de ces deux corpus met au jour l'ambivalence de l'esprit de corps, ferment d'union et de cohésion du corps politique nécessaire à la naissance comme à la survie de l'État, mais qui, par sa nature même, peut le fragiliser. Soit que ce lien qui unit les individus se distende au sein de la société civile à mesure que les relations contractuelles supplantent les liens affectifs. Soit qu'en favorisant une autonomisation de certains groupes au sein même de l'appareil d'État et de la société, il hante la machine de l'État comme un fantôme et menace son unité et la préservation de l'intérêt général dont il est le garant.
      Transposing the thorny issue of the union of body and mind onto the political plane, this article investigates what produces the cohesion of the body politic through an inquiry into the genesis and survival of the institution of the State in light of the concept of esprit de corps. While Bourdieu draws on the work of Kantorowicz to consider the genesis of the modern State through the gradual secularisation of the idea of the sovereign's embodiment of the collective body in the form of unfailing adherence to the incorporated collective body, manifested in the indefectible bond that unites the members of the senior branch of the civil service, beyond time and death. Deleuze and Guattari, in their heterogenesis of the State, draw on Ibn Khaldûn, who sees the esprit de corps as the driving force behind the history of states, both in terms of their growth and decline. The cross-reading of these two works highlights to light the ambivalence of the esprit de corps, the leaven of union and cohesion of the body politic necessary to the birth and survival of the State, which can undermine it by its very nature. Either this bond that unites individuals is weakened within civil society as contractual relations supplant affective ties or, by encouraging the autonomy of specific groups within the state apparatus and society itself, it haunts the state machine like a ghost, ultimately threatening its unity and the preservation of the general interest of which it is the guarantor.
    • Construire la totalité. L'« esprit de corps » dans la France du XVIIIe siècle (Voltaire, Diderot, d'Holbach, Helvétius) - Matteo Marcheschi accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Le présent article examine, à partir des premières occurrences en français de l'expression « esprit de corps » (Saint-Simon, Voltaire), les présupposés philosophiques et métaphoriques des usages au XVIIIe siècle de ce syntagme. Après avoir analysé la tentative de Voltaire de définir ce qu'est l'esprit de corps dans l'article « ESPRIT » de l'Encyclopédie, j'examine un passage du Rêve de D'Alembert de Diderot, dans lequel l'esprit de corps est ramené à son origine métaphorique : l'esprit de corps apparaît ici comme un esprit du corps, ce qui permet de montrer comment l'usage politique de cette catégorie suppose une certaine précompréhension de ce qu'est le corps physiologique et de la manière dont il se forme. En arrière-plan de l'enquête sur l'esprit de corps, Diderot propose en effet un modèle d'organisme marqué par les rythmes et les dynamiques de l'épigenèse : le corps humain, tout comme le corps politique, se révèle toujours sur le point de se réaliser, redéfinissant à chaque instant, selon un principe de plaisir, ses frontières et les rapports entre les organes qui le composent.C'est dans cette optique que, entre La morale universelle de d'Holbach et De l'esprit d'Helvétius, l'esprit de corps devient l'expression de la tentative du XVIIIe siècle d'interroger les relations entre les individus, les groupes et les sociétés, en dessinant une réalité politique stratifiée et traversée par des rythmes de fonctionnement non univoques, reconnaissant dans les passions – l'estime, notamment – et dans l'intérêt les forces constitutives et dissolvantes des sociétés.
      Starting from the first occurrences in French of ‘esprit de corps' (Saint-Simon, Voltaire), this article investigates this phrase's philosophical and metaphorical presuppositions of eighteenth-century uses. After analysing Voltaire's attempt to define the concept of esprit de corps in the ‘ESPRIT' article of the Encyclopédie, I will examine a passage from Diderot's Rêve de D'Alembert, in which esprit de corps is traced back to its metaphorical origin: esprit de corps here appears as esprit du corps, which shows how the political use of this category implies a certain preunderstanding of what the physiological body is and how it forms. As a background to his enquiry into the esprit de corps, Diderot puts forward a model of the organism marked by the rhythms and dynamics of epigenesis: the human body, like the political body, is permanently on the verge of completion, engaged in redefining its boundaries with the world and the relationships between its constituent organs at every moment, according to the principle of pleasure.From this perspective, between d'Holbach's La morale universelle and Helvétius's De l'esprit, esprit de corps becomes the expression of the eighteenth-century attempt to question the relationships between individuals, groups, and societies, outlining a stratified political reality crossed by non-univocal rhythms of functioning, recognising passions – particularly esteem –  and interest as the constitutive and dissolutive forces of societies.
    • Claude Lefort. La démocratie comme régime de la désincorporation - Nicolas Poirier accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Les philosophes ont souvent recouru à l'image du corps pour penser l'organisation de la cité. Cette représentation a longtemps été dominante tant elle permet de penser l'organisation d'une société pourvue d'une cohésion entre ses membres assez forte pour assurer son bon fonctionnement et sa perpétuation dans le temps. L'originalité des positions défendues par Claude Lefort est de montrer qu'il n'est justement pas possible de penser la démocratie, aussi bien en tant que régime politique que comme forme de vie sociale, en référence à l'image du corps. On doit au contraire concevoir celle-ci comme le régime de la désincorporation et la société démocratique comme une société désincorporée, à rebours aussi bien de la monarchie de l'Ancien Régime que du totalitarisme, qui constitue le renversement et l'aboutissement pervers de la logique démocratique. Si la révolution démocratique constitue une césure majeure dans l'histoire politique, c'est au sens où elle oblige, d'après Lefort, à repenser le politique et à en proposer d'autres pratiques qui ne soient plus tributaires de cette représentation en termes de corps. De ce point de vue, la société démocratique est une société intrinsèquement divisée : la figuration symbolique qu'opère le pouvoir permet de faire tenir ensemble les différentes composantes de la société sans qu'elles fassent corps.
      Philosophers have often used the image of the body to think the organisation of the polis. This representation has long been dominant as it makes it possible to envisage the organisation of a society with cohesion between its members strong enough to ensure its proper functioning and perpetuation over time. The positions defended by Claude Lefort are original as they show that it is impossible to envisage democracy, both as a political regime and as a form of social life, with reference to the image of the body. On the contrary, we must conceive of democracy as a regime of disincorporation and democratic society as a disincorporated society, against both the Ancien Regime monarchy and totalitarianism, which constitutes the reversal and perverse outcome of democratic logic. If the democratic revolution marks a significant break in political history, it's in the sense that it forces us, according to Lefort, to rethink politics and propose other practices which are no longer dependent on representation in terms of body. From this point of view, a democratic society is intrinsically divided: the symbolic representation of power makes it possible to hold together the different components without them constituting a body.
    • Une loyauté précaire. L'esprit de corps chez Bourdieu et Spinoza - Jacques-Louis Lantoine accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Aborder l'esprit de corps à l'aune des œuvres de Bourdieu et de Spinoza permet de rendre compte du phénomène de la loyauté à partir de dispositions sociales (l'habitus) et affectives. Certes, en cette matière, la référence bourdieusienne à Pascal est la plus significative et la plus assumée. Les allusions à Spinoza, fréquentes, ne sont le plus souvent que des emprunts stratégiques ou de circonstance. Pour autant, un détour par une analyse spinoziste des raisons affectives – ce qui ne veut pas dire psychologiques – de l'esprit de corps permet non plus seulement de mettre en évidence ce que la loyauté doit aux passions, mais aussi de révéler la précarité de cette loyauté, pour cette raison même. Un tel détour conduit à lire autrement et à nouveaux frais les analyses de Bourdieu, notamment dans La noblesse d'État. Loin d'être le penseur de la pure reproduction du même, celui-ci se révèle attentif à la menace de délitement à laquelle sont confrontés les corps sociaux et les institutions.
      Looking at the esprit de corps in the light of Bourdieu and Spinoza's work gives an account of the phenomenon of loyalty based on social (habitus) and affective dispositions. In this matter, the Bourdieusian reference to Pascal is undoubtedly the most significant and assumed. Allusions to Spinoza, which are quite frequent, are often only strategic or circumstantial borrowings. However, a detour through a Spinozist analysis of the affective – which does not mean psychological – motives behind the esprit de corps not only helps to highlight what loyalty owes to passions but also to reveal the precariousness of this loyalty, for this very reason. Such a detour leads to a fresh and different reading of Bourdieu's analyses, particularly in La noblesse d'État. Far from being the thinker of pure reproduction, he is attentive to the threat of disintegration facing by social bodies and institutions.
    • Corps politiques, esprit de corps et pouvoir sur les corps chez Malebranche et Foucault - Raffaele Carbone accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Le dialogue théorique engagé depuis plusieurs années entre les philosophies de l'époque moderne et les sciences sociales sur la question de la structuration institutionnelle du corps social et du corps politique peut apporter un éclairage sur la notion d'« esprit de corps ». Il s'agit de s'emparer du problème soulevé par les chercheurs en sciences sociales à propos de ce concept pour en faire l'indice d'un travail plus vaste, traversant depuis la première modernité les corpus et les époques. Ainsi on se propose de thématiser l'esprit de corps considéré comme la conscience d'être la partie d'un tout et les injonctions de type moral que ce sentiment d'appartenance comporte en interrogeant les textes de Malebranche. À l'instar d'autres philosophes de son époque, cet auteur réfléchit sur la notion de « corps politique » et sur les modalités de l'appartenance aux plusieurs corps que forment les hommes. En poursuivant cette archéologie d'une notion qui apparaît tardivement à la fin de l'Ancien Régime, on s'approprie aussi l'outillage théorique que Michel Foucault propose dans certains de ses travaux consacrés au pouvoir sur les corps.
      The theoretical dialogue that has been going on for many years between the philosophies of the modern period and the social sciences on the institutional structuring of the social body and the political body can shed light on the concept of ‘esprit de corps'. The purpose is to address the issue raised by social science researchers concerning this concept and to use it as an indication of a broader work spanning corpora and periods from early modernity onwards. Therefore, this article proposes to examine Malebranche's texts to explore the ‘esprit de corps', understood as the awareness of being part of a whole, and the moral injunctions that this sense of belonging entails. Like other philosophers of his time, Malebranche reflected on the notion of ‘political bodies' and on how people belong to the various bodies they form. In pursuing this archaeology of a concept that emerged late in the ‘Ancien Régime', we also appropriate the theoretical tools proposed by Michel Foucault in some of his works on power over bodies.
  • Varia

    • « Nombre des hommes » et « populatio » à la fin de la Renaissance : notes sur la généalogie des savoirs démographiques - Luca Paltrinieri accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Dans un passage de ses cours au Collège de France, Foucault affirme que, avant le XVIIIe siècle, la « population » est un objet « présent-absent » dans les théories et les pratiques de gouvernement. Nous avons essayé de reconstruire l'histoire généalogique des savoirs proto-démographiques du gouvernement chez trois grands théoriciens politiques de la Renaissance : Nicolas Machiavel, Jean Bodin, Giovanni Botero, à partir de cette affirmation énigmatique. Si la problématique de savoir comment avoir une population nombreuse et florissante est bien présente chez les trois penseurs, le vrai obstacle à la naissance d'une conception moderne de la population est représenté par l'impossibilité d'agir directement sur la reproduction humaine, domaine qui relève directement de la volonté divine. Émerge alors, notamment chez Botero, la possibilité d'une politique « incitative », favorisant les mariages et l'éducation des enfants, qui annonce le populationnisme des mercantilistes. L'exemple de la « population » « présente-absente », à travers l'hypothèse foucaldienne, permet de revenir plus largement sur les objets de l'histoire des sciences qui ne sont ni « découverts » ni inventés de toutes pièces ; il faudrait plutôt affirmer que ce sont des objets « en train de se faire », qui acquièrent une réalité graduelle à travers le débat politique et savant.
      In one of his lectures at the Collège de France, Foucault observed that, prior to the eighteenth century, ‘population' was a ‘present-absent' object in the theories and practices of government. In this paper, I have attempted to reconstruct the genealogical history of proto-demographic thought as reflected in the works of three major Renaissance political theorists: Niccolò Machiavelli, Jean Bodin, and Giovanni Botero. While all three thinkers address the question of how to cultivate a large and flourishing population, the primary obstacle to the emergence of a modern conception of population lies in the inability to influence human reproduction directly, an area traditionally regarded as subject to divine will.Botero, however, introduced the possibility of an ‘incentive' policy, promoting marriage and child-rearing, which foreshadowed the natalist policies later advocated by Mercantilists. The case of ‘population' and its peculiar ‘presence-absence' in Renaissance political theories, as interpreted through Foucault's hypothesis, sheds light on the broader history of scientific objects —objects that are neither ‘discovered' nor ‘invented', but rather acquire their reality gradually over centuries through political and scholarly debate.
    • Intériorité et « sujet » dans les Méditations métaphysiques - Raphaël Pierrès accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      En dépit d'un usage bien établi, cet article affronte la question de savoir s'il est légitime de désigner l'ego cartésien comme « sujet ». En effet, le terme de « sujet » ne s'applique pas à l'ego dans les Méditations métaphysiques. Il semble que toutes les conséquences de ce point, qui ne se limite pas à une question terminologique, n'ont pas été tirées. En effet, dans les réponses aux objections formulées par Hobbes, Descartes refuse la reformulation qui passe d'« une chose qui pense » au « sujet de l'esprit ». Appliqué à l'ego, le concept de sujet rend illisible l'interrogation cartésienne. Nous proposons ici de la concevoir dans les termes du problème de l'intériorité. Son enjeu est d'interroger l'articulation entre intériorité métaphysique et intériorité physique, pouvoir intérieur et disposition intérieure.
      Despite a well-established tradition, this article confronts the issue of whether it is legitimate to discuss the Cartesian ego as ‘subject'. Indeed, the term ‘subject' does not apply to the ego in the Meditations on First Philosophy. In his responses to Hobbes' objections, Descartes refused the reformulation from ‘a thing that thinks' to ‘the subject of the mind'. Applied to the ego, the concept of subject renders the Cartesian problem incomprehensible. I propose here to conceive of it as the issue of interiority. I aim to question the articulation between metaphysical interiority and physical interiority, inner power and inner disposition.