Contenu du sommaire : Sciences humaines et sociales en Russie à l'Âge d'argent
Revue | Cahiers du monde russe |
---|---|
Numéro | volume 51, no 4, octobre-décembre 2010 |
Titre du numéro | Sciences humaines et sociales en Russie à l'Âge d'argent |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Avant-propos - Wladimir Berelowitch, Michel Espagne p. 491
Articles
- De la philologie allemande à l'anthropologie russe 1880-1920 - Michel Espagne p. 493-506 L'article explore un certain nombre de passages de la philologie allemande à l'anthropologie russe au tournant du XIXe et du XXe siècle. Très attentif à la science allemande de son temps, Aleksandr Veselovskij a importé en Russie le diffusionnisme du sanskritiste allemand Theodor Benfey. Héritier de Veselovskij, Žirmunskij s'est fait historien de courants de la philologie allemande médiéviste comme ceux de Eduard Sievers ou Andreas Heusler. De Leo Spitzer à Karl Vossler en passant par Oskar Walzel, la romanistique allemande a pu transmettre quelques modèles de pensée formaliste. La pénétration en Russie du néokantisme de Warburg est complémentaire de cette introduction de la philologie. Dans ces phénomènes de circulation la reconstruction, la reformulation et le métabolisme liés à l'importation sont une dimension essentielle du processus d'appropriation des modèles allemands.The article explores a certain number of transfers from German philology to Russian anthropology that took place at the turn of the twentieth century. A close observer of the German scholarship of his time, Aleksandr Veselovskii imported to Russia the diffusionist theory of German Sanskrit specialist Theodor Benfey. Zhirmunskii, who was Veselovskii's heir, studied the history of such trends of German medieval philology as those represented by Eduard Sievers or Andreas Heusler. German Romance studies, represented by Leo Spitzer, Karl Vossler, and Oskar Walzel passed on some models of formalist thought. The penetration in Russia of Warburg's Neo-Kantianism complemented that of philology. In these circulation phenomena, the reconstruction, reformulation and metabolism inherent to importation were an essential dimension of the appropriation of German models.
- Heinrich Wölfflin en Russie : De la découverte de l'Italie et de l'art baroque russe à la conception de la méthode formaliste et structuraliste dans la critique littéraire - Ekaterina Dmitrieva p. 507-520 L'article montre comment la recherche que Wölfflin effectua dans le domaine de l'histoire de l'art, et notamment de l'art italien, avait mené en Russie à la découverte du baroque spécifiquement russe et contribua également à l'élaboration de la méthode formaliste dans l'étude littéraire. L'autre enjeu de l'article est d'étudier comment, dans la période soviétique, on a su approprier les idées de l'historien suisse à l'idéologie marxiste.The article shows how Wolfflin's research in the fields of history and art, and more particularly Italian art, led to the discovery in Russia of the specifically Russian Baroque and contributed to the elaboration of the formalist method in the study of literature. The article also studies how the Swiss historian's ideas were successfully appropriated by Marxist ideology during the Soviet period.
- Le formalisme russe : Une séduction cognitiviste - David Romand, Sergueï Tchougounnikov p. 521-546 À partir d'une approche comparatiste et résolument contextualiste, nous nous proposons de réinterpréter l'ensemble de la doctrine formaliste au regard de la psychologie allemande du XIXe siècle, afin de mieux saisir ses délimitations fondamentales (forme/matériau, sujet/fable, etc.) et de mettre au jour l'existence d'une ligne « ethnopsychologique » dans la constitution du structuralisme européen. Après avoir dégagé les grands traits de la « dominante psychologique » dans le formalisme russe, nous exposerons les principes de la tradition « cognitiviste » allemande dans lequel elle plonge ses racines. Nous nous intéresserons ensuite à deux notions centrales du formalisme, celle de langage transmental (zaum') et celle de geste langagier, en montrant qu'elles sont l'une et l'autre particulièrement représentatives de cet héritage psychologique. Force est de constater que le formalisme russe s'est montré extrêmement réceptif à la nouvelle conception de la vie psychique élaborée par les psychologues allemands au cours du XIXe siècle, tradition de recherche dont les neurosciences cognitives sont aujourd'hui les héritières. Présenté par ses promoteurs, et interprété par la plupart des commentateurs, comme une réaction contre les tendances « psychologistes » du moment, le « programme » formaliste apparaît paradoxalement saturé de concepts et de termes psychologiques. Ceux-ci constituent un ensemble plus ou moins hétéroclite de toute évidence récupéré par le biais de l'esthétique et des sciences du langage d'inspiration psychologique de la fin du XIXe siècle. Cette étude montre qu'au-delà de leur valeur esthétique propre, les réflexions du formalisme russe reposent en fait sur une psychologie implicite qui ne prend tout son sens qu'au regard de la tradition « cognitiviste » allemande et sa réappropriation par les Geisteswissenschaften. À cet égard, le formalisme russe participe du vaste mouvement de psychologisation des sciences humaines amorcé dès la moitié du XIXe siècle, et qui semble s'être prolongé bien plus avant dans le XXe siècle qu'on ne le croit d'ordinaire. Le cas emblématique du formalisme russe invite repenser la généalogie du formalisme et du structuralisme européens en général.In this study, we adopt a comparative and resolutely contextualist approach and set out to reinterpret the Formalist doctrine as a whole, using nineteenth-century German psychology as point of reference in order better to understand Formalism's basic distinctive concepts (form/material, plot/story oppositions, etc.) and reveal the existence of an “ethnopsychological” lineage in European Structuralism. First, we isolate the main features of the “psychological dominant” of Russian Formalism, then expound the principles of the German “cognitivist” tradition in which it is rooted. We then turn to the study of two core notions of Formalism, transrational language (zaum') and vocal gesture, and demonstrate that they are both particularly representative of that psychological legacy. Russian Formalism was obviously extremely receptive to the new conception of psychological life elaborated by German psychologists throughout the nineteenth century and inherited today by cognitive neuroscience. Promoted and generally interpreted as a reaction against the “psychologizing” tendencies of the time, the Formalist “program” paradoxically abounds in psychological terms and concepts stitched together into a more or less homogeneous patchwork by late-nineteenth-century esthetics and language sciences of psychological inspiration. Our study shows that beyond its own esthetic value, Russian Formalist thought actually rests on implicit psychological notions which only acquire their full meaning in the light of the German “cognitivist” tradition and its appropriation by Geisteswissenschaften. In that respect, Russian Formalism partakes of the vast psychologizing movement which started affecting the Humanities as early as the mid-nineteenth century and which seems to have lasted much further into the twentieth century than is usually thought. The emblematic case of Russian Formalism is an invitation to an overall rethinking of the genealogy of European Formalism and Structuralism.
- Pëtr Bogatyrëv et le théâtre de marionnettes : L'émergence d'une sémiotique théâtrale entre Russie et Tchécoslovaquie - Céline Trautmann-Waller p. 547-563 Pendant son séjour à Prague, et plus précisément entre les années 1923 et 1931, Bogatyrëv a consacré au théâtre de marionnettes un livre (?ešskij kukol'nyj i russkij narodnyj teatr [Le théâtre de marionnettes tchèque et le théâtre populaire russe], 1923) et plusieurs articles. L'article commence par étudier ce que les travaux de Bogatyrëv nous révèlent de sa fréquentation des théâtres de marionnettes tchèques et de ses réactions à l'effervescence étonnante qu'ils suscitent à l'époque, liée notamment aux débuts de la jeune République tchécoslovaque, avant de passer aux grandes lignes de son analyse. L'approche des héritiers de l'esthétique néo-herbartienne tchèque, attentive aux caractéristiques concrètes du matériau artistique, interagit ici avec celles des traditions ethnographiques russes et du formalisme, tel que Bogatyrëv le connaissait à travers le Cercle linguistique de Moscou et à travers ses contacts avec certains des membres de l'OPOJAZ, mais aussi avec l'inspiration reçue de la Volkskunde allemande de l'époque, en même temps que par la critique lucide de certains de ses aspects, et les travaux de la linguistique et de l'ethnologie française (Meillet, Lévy-Bruhl, Dumézil).De manière générale le déplacement de l'analyse sur la représentation elle-même en tant que performance ponctuelle, lieu d'échange et entité sémiotique complexe, participe d'une tendance plus large à défendre l'« actualité » des pratiques culturelles contre la « survivance ». Tendue entre deux traditions populaires (le théâtre populaire russe et le théâtre de marionnettes tchèque) et entre les avant-gardes de ces deux mêmes pays, l'étude de Bogatyrëv inclut une réflexion sur les relations entre tradition, improvisation et création, les échanges entre art des élites et art populaire, l'interaction entre le créateur et son public et ouvre sur une analyse de la spécificité du signe théâtral.Between the years 1923 and 1931, at the time of his stay in Prague, Pëtr Bogatyrëv devoted several articles to puppet theater and an essay, Tcheshskii kukol'nyi i russkii narodnyi teatr (Czech puppet theater and Russian folk theater, 1923). The present article starts with a study of what Bogatyrëv's works reveal about his attendance at Czech puppet theaters and how he reacted to the stunning excitement they sparked at the time – a time of effervescence following the birth of the young Czech Republic. The article then moves on to the analysis per se. The approach adopted by the heirs of the Czech neo-Herbatian esthetics, which focuses on the concrete characteristics of the artistic material, interacts with the approaches of Russian ethnographical traditions and of Formalism as Bogatyrëv knew it through the Moscow Linguistic Circle and his contacts with certain members of OPOIAZ; it also interacts with the German Volkskunde of the time and the lucid criticism of some of its aspects; and last, with the works of French linguists and ethnologists (Meillet, Lévy-Bruhl, Dumézil).On the whole, the analytic shift toward the performance itself as live performance, a place for exchange and a complex semiotic entity, partakes of a larger tendency to support the “presentday” character of cultural practices against “survivals.” Situated midway between two popular traditions (Russian folk theater and Czech puppet theater) and between these two countries' avant-gardes, Bogatyrëv's study includes a reflection on the relations between tradition, improvisation and creation, exchanges between elite and folk art, the interaction between the creator and his public, and marks the beginning of the study of the specificity of the theatrical sign.
- Le formalisme russe et ses sources : Quelques considérations de méthode - Cathérine Depretto p. 565-579 L'article retrace l'historique de la question des sources du formalisme russe et met en évidence les difficultés propres à cette question. Le formalisme russe étant divers, il est difficile de parler de ses sources en général. Ainsi, si l'on prend l'exemple de deux formalistes oubliés, Vladimir Šklovskij et Konstantin Močulskij, doit-on intégrer, à ces sources, leur domaine de spécialité, les études romanes. Plus généralement, il y a dans le courant pétersbourgeois du formalisme russe une forte dimension intuitive qui rend aléatoire toute recherche d'emprunts conceptuels rigoureux. On rappelle pour finir que les formalistes eux-mêmes (Tynjanov en particulier) ont tenté avec la distinction entre genèse et évolution de fournir aux chercheurs des outils susceptibles de les aider dans les problématiques des sources et des transferts.The article traces the history of the question of the sources of Russian Formalism and stresses the difficulties inherent to this question. Russian Formalism is a diverse movement, and it is difficult to speak of its sources as a whole. For instance, if we take the example of two forgotten Formalists, Vladimir Shklovskii and Konstantin Mochulskii, are we to consider their field of research, Romance languages, as one of the sources of Formalism? More generally, there is in the Petersburg strand of Formalism a strong intuitive dimension that makes the search for rigorous conceptual borrowings uncertain. Last, it must be known that the Formalists themselves (particularly Tynianov) tried to use the distinction between genesis and evolution to provide scholars with tools liable to help them deal with questions relative to sources and transfers.
- Les savoirs urbains en Russie au tournant du xxe siècle : Émergence, cheminements, sources étrangères - Ewa Bérard p. 581-598 Jusqu'à la fin du XIXe siècle, le faible poids économique de la ville russe freine la reconnaissance de son potentiel social et culturel autonome. Au tournant du siècle, c'est une « poignée de passionnés » (Alexandre Koyré) de la grande ville, venant pour la plupart des marges du monde universitaire (médecins, architectes, journalistes), qui jette les bases des savoirs urbains. Ils sont rejoints par des savants universitaires, géographes, historiens, statisticiens. Des penseurs libéraux, de Čičerin à Miljukov, cherchent à dégager le rôle de la ville dans la marche du pays vers les libertés politiques. La question de la construction de la discipline et de la transmission des acquis est discutée par le biais de production éditoriale et journalistique, ainsi qu'en scrutant l'engagement des porteurs des savoirs urbains dans le travail municipal. On s'emploie enfin à identifier les sources étrangères de la réflexion sur la culture et la société urbaines, et l'implication de cette réflexion dans les réseaux internationaux.Until the end of the nineteenth century, the economic weakness of Russian towns made it difficult to acknowledge their autonomous social and cultural potential. At the turn of the century, however, a “handful of people with a passion” (Alexandre Koyré) for the large city laid the foundations of a new discipline, urban knowledge. Physicians, architects and journalists, they came mostly from the fringes of the academic world and sparked new scientific interest on the part of historians, geographers, and statisticians. Liberal thinkers such as Chicherin and Miliukov insisted on the role of the city in the history of Russia's political liberties. Our study of the creation of this new field and the transmission of its findings relies on a scrutiny of publications, translations and newspapers, as well as the involvement of its initiators in municipal work. Last, we try to identify the foreign sources of urban knowledge and its developments abroad.
- « Science nationale » et importations culturelles : Aleksandr Lappo-Danilevskij, le premier Pitirim Sorokin et Mihail Gru?evskij, entre histoire et sociologie - Aleksandr Dmitriev p. 599-627 L'article a pour objet la manière dont l'idée d'une spécificité nationale des sciences s'est formée chez trois intellectuels importants des années 1910 – les historiens Aleksandr Lappo-Danilevskij et Mihail Gruševskij et le sociologue Pitirim Sorokin. Leur conception des liens entre la sociologie et l'historiographie ainsi que leur vision des qualités nationales particulières dans la recherche scientifique n'avaient rien à voir avec un quelconque traditionalisme slavophile ou une quelconque idéologie de l'enracinement. Ce furent des réponses différentes à un défi moderne très concret : l'atmosphère de la Première Guerre mondiale et, parallèlement, une montée des forces et des mouvements nationaux. L'œuvre de Lappo-Danilevskij, Sorokin et Gruševskij a reflété l'éclatement de l'Empire russe et la fin de la « République des sciences » en Europe après 1914.The article studies how three major intellectuals of the late 1910s – the historians Aleksandr Lappo-Danilevskii and Mikhail Grushevskii and the sociologist Pitirim Sorokin came to elaborate a specific national form of Humanities studies. Their conception of the relation between sociology and historiography as well as their understanding of the specific national features of scholarship had nothing in common with Slavophile traditionalism and sense of rootedness. They represented various responses to a very concrete modern challenge: the atmosphere of World War I and the concomitant growth of nationalist movements and forces. The works of Aleksandr Lappo-Danilevskii, Mikhail Grushevskii, and Pitirim Sorokin mirror the decline of the Russian Empire and the end in Europe of the “Republic of Science” after 1914.
- Villes libres et franchises urbaines dans l'historiographie russe du xixe et du début du xxe siècle : Les références occidentales - Wladimir Berelowitch p. 629-652 L'article porte sur les façons dont l'historiographie russe, depuis Karamzin jusqu'à Pokrovskij, a rendu compte de l'histoire des villes russes au regard de celle des villes de l'Europe occidentale : il apparaît, en effet, que celles-ci devinrent une référence fréquente de cette historiographie, particulièrement lorsqu'il s'agissait de la période « libre » de Novgorod et de Pskov, mais aussi lorsque des historiens entreprirent d'étudier l'histoire des institutions municipales mises en place par Pierre le Grand, puis (surtout) Catherine II. La question des spécificités russes dans l'histoire des villes, celle des franchises urbaines furent ainsi traitées par référence, souvent explicite, aux historiens occidentaux de la période romantique qui avaient développé cette problématique. L'article propose enfin une périodisation de cette historiographie des villes russes qui, à bien des égards, répondait à une actualité politique.The article describes how Russian historiography – from Karamzin to Pokrovskii – gave account of the history of Russian towns by referring to that of West European towns: as it turns out, the latter became a frequent point of reference for Russian historiography, particularly when it dealt with the “free” period of Novgorod and Pskov. That was also the case when historians started studying the history of municipal institutions installed by Peter the Great and – to a larger extent – Catherine II. Specific Russian features in the history of towns and urban franchises were often addressed by explicit reference to the Western historians of the Romantic era who had developed this area of research. Last, the article sketches a periodization of the historiography of Russian towns – a historiography which in many respects responded to the current political developments of the time.
- De la philologie allemande à l'anthropologie russe 1880-1920 - Michel Espagne p. 493-506
Sources et ouvrages de référence
Comptes rendus
- Comptes rendus - p. 665-845