Contenu du sommaire : Les morts utiles
Revue | Terrain |
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Numéro | no 62, mars 2014 |
Titre du numéro | Les morts utiles |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Revue de presse du numéro 62
Les morts utiles
- Les morts utiles - Vinciane Despret p. 4-23 Il n'est pas rare de nos jours d'entendre des personnes affirmer que leurs proches défunts les ont aidées, après leur disparition. Ils les ont guidées dans les difficultés, consolées, ils leur ont envoyé des messages de réconfort ou même des conseils. Ce phénomène se retrouve dans de nombreuses cultures et connaît parfois une extension assez remarquable. Il arrive que des morts puissent ainsi reprendre du service et connaître des carrières post mortem fécondes qui enrichissent la vie des vivants, non seulement des proches, mais également des étrangers capables d'accueillir cette aide inattendue. De véritables vocations se créent, tant pour les disparus que pour ceux qui bénéficient de leur guidance, de leur expertise ou de leur aide. Les destins post mortem ne se limitent pas à des éveils de vocation. Des carrières en tous genres sont offertes aux morts, qu'ils participent, selon leur volonté ou non, à des échanges de services ou de biens, au réaménagement des solidarités, parfois même à des projets politiques.It is not unusual nowadays to hear of people telling us that individuals who had been close to them have helped them after death. These people may have told them what to do when they were faced with difficulties, comforted them, sent them messages of reassurance or even have given them advice. We find this kind of phenomenon in a remarkable number of cultures throughout the world. In this way then it is possible for the dead to continue to help and to engage in fruitful post mortem careers which enrich the lives of living people who may have been close to them and in some cases of strangers who can become the channels for this unexpected help. In this way vocations may be created, whether these be those of the departed or those who benefit from the received guidance acting either as experts or merely as helpers. These post mortem destinies do not simply follow from the realisation of such a vocation. All sorts of careers are open to the dead, whether these result from their own free will or not. They are called upon to participate in exchanges of services or of goods; they may be asked to reorganise solidarities. Sometimes the dead may even be expected to participate in political projects.
- Redéfinir la mort - Vivien García, Milena Maglio La mort est bien souvent évoquée à travers l'image de la frontière. Cet article, en s'intéressant à quelques discours ayant trait à la question de sa (re-)définition, montre toutefois qu'elle n'a rien d'une évidence. L'apparition, à partir des années 1950, de nouvelles technologies, ayant ouvert la voie à des pratiques médicales inédites, et la volonté de ne pas entrer en contradiction avec l'éthique médicale traditionnelle ont d'abord engendré un traitement scientifique du problème. L'invention de la mort cérébrale, en 1968, par le comité de la Harvard Medical School, en est le résultat. Paradoxalement, c'est le développement des connaissances scientifiques lui-même qui conduisit à faire de la nouvelle définition un sujet de controverses. Ses implications éthiques pouvaient enfin être percées à jour. Mais était-ce suffisant ?Death is often talked of in terms of a frontier. This paper looks at some ways of expressing this (re)definition and shows that these are far from straight forward. From the 1950's onward the appearance of new technologies leading to innovative medical practices and the desire to challenge traditional medical ethics resulted, first of all, in a scientific approach to the problem. The invention by the committee of the Harvard Medical School of “cerebral death” in 1968 result from these developments. Paradoxically, however, it is the development of medical knowledge itself which led to making the new definition a source of controversy. The ethical of the innovations implications could at last be clear. Was this enough?
- Des morts pour pleurer - Olivier Allard p. 36-53 Les défunts n'ont guère d'existence que comme objets de deuil chez les Warao du delta de l'Orénoque, au Venezuela. Toutefois, ces derniers ne doivent pas seulement surmonter la peine suscitée par un décès, ils peuvent aussi la rechercher intentionnellement, dans certaines circonstances bien déterminées. Les lamentations funéraires en présence du cadavre, et la célébration du Jour des Morts dans les cimetières, représentent les contextes qui font éprouver aux vivants une tristesse et une détresse profondes, manifestées alors par leurs pleurs. Cet article montre comment les Warao en font un usage moral : la peine causée par les défunts (et les absents) leur permet en effet de prouver leur moralité et de se justifier éthiquement, en révélant leur attachement aux vivants et en exhibant leur regret de n'avoir pu échapper aux dilemmes insolubles et aux exclusions inévitables dont est faite la vie sociale. Cette peine est aussi constamment anticipée, de telle sorte que les vivants apparaissent souvent comme des morts en puissance : l'assurance de le pleurer à sa mort est le moyen le plus efficace de convaincre son interlocuteur d'une affection sans faille.Among the Warao of the Orinoco Delta, in Venezuela, dead people hardly exist save and except as objects of grief. However, the sorrow they evoke must not only be overcome, but can also be actively sought by the Warao, in some specific circumstances. Funerary laments in front of the corpse, and the celebration of the Day of the Dead in cemeteries, represent the contexts that cause the living to experience deep sadness and distress, which they display through their crying. This paper shows how the Warao make use of such emotional experiences for moral ends: the grief caused by the dead (and by the absent) enables them to prove their morality and to justify themselves ethically, by revealing their attachment to the living, and exhibiting their regret not to have been able to escape the unsolvable dilemmas and the unavoidable exclusions that constitute social life. This sorrow is also constantly anticipated, so that the living often also appear as potential dead people: vowing to cry when someone dies is the most efficacious means to convince one's interlocutors of a flawless affection.
- Sur le dos des morts ? - Joël Noret p. 54-69 Cet article porte sur la redistribution de différentes formes de profits – matériels et symboliques – liés à la prise en charge de la mort suite à la décision de l'Église catholique d'Abomey, dans le Bénin méridional, de revenir sur le compromis historique qui existait jusque tout récemment avec les autorités traditionalistes de la ville, et qui permettait le cumul public de funérailles catholiques et de funérailles lignagères. Les conséquences de la radicalisation institutionnelle de l'Église sont évoquées dans leurs différentes dimensions, des effets de clivage que cette initiative a produits au sein de l'arène des funérailles et au sein des familles, à la production de nouveaux compromis, encore instables pour l'heure, entre les différentes parties impliquées dans l'organisation des obsèques. L'attention porte tout spécialement sur les diverses formes d'intérêts qui se manifestent à propos des morts.This paper concerns the redistribution of benefits which accrue from dealing with the dead, whether these be material or symbolic, following the decision by the Catholic Church of Dahomey in southern Benin to revise the historic compromise that was in place until very recently and which enabled the combination of catholic and lineage funerals. The author examines the consequences of the institutional radicalisation of the Church from different points of view. He looks at this in terms of the divisions within families which this initiative has created and also of the creation of new and as yet unstable compromises which the change has required of the different parties involved in the organisation of funerals. The paper pays particular attention to the different ways in which parties might benefit from the dead.
- Faire les morts féconds - Magali Molinié p. 70-81 Comment fait-on des morts féconds aujourd'hui en France et que recèle cette fécondité ? L'enquête s'appuie sur des entretiens de recherche réalisés avec des personnes qui témoignent de la relation pas toujours facile entretenue avec un défunt et des activités déployées pour la modifier. Une fois explorées dans leurs singularités les manières dont les morts se sont manifestés à elles et les réponses pratiques apportées à ce qu'elles identifiaient à des sollicitations, il apparaît que leurs relations peuvent être faites de souci et de soins réciproques, engageant le soutien de collectifs, de médiateurs humains et non humains. Au fur et à mesure que le défunt se trouve mieux assuré dans ses nouvelles fonctions (ancêtre fondateur, intercesseur…), de nouvelles capacités d'être du côté de la vie, une identité personnelle et généalogique mieux assurée se déploient chez les vivants.How does one create the useful dead in France today and what is the source of their utility? The study is based on interviews with people who bear witness to what are sometimes difficult relationships with dead persons and the ways they have attempted to modify these. Having first explored the specificity of the ways the dead have manifested themselves to the living the paper examines the practical steps taken in order to answer to what was understood to be their requests. The relation can take the form of reciprocal practices of worry and care which involve the association of human and non-human mediators. As the dead person assumes their new function better, whether this is as a founding ancestor, as a mediator or in other ways, the living also discover a new ability to live with a more confident personal or genealogical identity.
- Les morts utiles du purgatoire - Guillaume Cuchet p. 82-99 Les historiens, qui sont rarement des oiseaux de très bon augure pour la vitalité des croyances qu'ils étudient, ont beaucoup écrit, depuis les années 1970, sur le purgatoire, ce troisième « lieu » de l'au-delà catholique, situé entre enfer et paradis. Support d'une dévotion très populaire, il a connu en Europe trois pics successifs de popularité, à la fin du Moyen Âge, au xviie et au xixe siècles. Le dogme et la croyance ont ainsi puissamment structuré dans la longue durée le rapport aux morts dans les sociétés de culture catholique, en leur conférant une « utilité » particulière, à la fois matérielle, institutionnelle, pastorale et anthropologique, que cet article s'efforce d'explorer.Historians are people who rarely contribute to the continued vitality of the beliefs they study. Since the 1970's they have written a lot about purgatory, the third place in the catholic beyond. This is situated in between hell and paradise. The belief was the basis of a very popular cult which peaked in popularity in three different periods, one at the end of the Middle Ages, another in the seventeenth and a third in the nineteenth century. The dogma and the belief in purgatory have thus for long periods powerfully structured the relation to the dead in catholic cultures and have given these a particular “usefulness” whether this concerns material, institutional, pastoral or anthropological aspects. The paper attempts to explore these issues.
- Thanatos et Eros - Katerina Kerestetzi Les paleros, adeptes du culte initiatique afro-cubain du palo monte, sont réputés à Cuba pour l'efficacité de leur opérations magiques. On fait appel à leurs services pour lutter contre les aléas de l'existence, au premier rang desquels figurent les affaires de cœur : comment séduire un homme, comment préserver son épouse de l'adultère, comment empêcher une séparation ? Pour agir, les paleros mobilisent leurs nfumbis, les morts tout-puissants qu'ils ont domestiqués. Dans cet article qui s'intéresse aux effets de l'immixtion des morts dans les relations amoureuses, nous verrons que les choses sont très différentes selon que l'on se place du côté des usagers occasionnels du palo monte ou du côté des paleros. Si pour les premiers, les morts sont de simples outils impersonnels au service du bien-être amoureux, pour les seconds, ce sont des agents intentionnels avec lesquels il faut composer à chaque instant de sa vie sentimentale, pour le meilleur ou pour le pire…The paleros are practitioners of the Afro-Cuban initiation cult Palo Monte. They are greatly renowned throughout Cuba for their magical skills. They are called upon to deal with the problems of life amongst which affairs of the heart take pride of place. These are such matters as how to seduce a man, how to prevent a spouse committing adultery and how to stop separations occurring. In order to do these things the paleros call upon their nfumbus. These are all powerful dead who they have tamed. This paper deals with their involvement in love relationships and shows that things are very different from the point of view of the occasional clients of Palo Monte and from that of the paleros themselves. For the former the dead are simply impersonal tools to be used in love relationships, but for the latter they are intentional agents with whom one must negotiate and accommodate at every moment of one's love life whether this for better or worse.
- Réenchanter la mort - Alexa Hagerty p. 120-137 “Home funerals” are a small, grassroots North American movement in which the dead body is cared for at home by friends and family rather than in a funeral home by professionals. This paper argues that home funeral practice offers a generative view of the tension between the body as biological and social construction, matter and meaning, object and subject. In home funerals, the dead body is enacted as possessing a fading spark of agency and subjectivity, animating the dead against the grain of medical and scientific conceptions of the corpse as inert object. Home funerals provocatively engage questions of the forms of care and affective attachment available between the living and the dead.
- Les morts utiles - Vinciane Despret p. 4-23
Repères
- Retoucher les morts - Grégory Delaplace À la mort d'une personne, il est d'usage en Mongolie de confectionner un portrait funéraire à partir de sa photographie d'identité agrandie, colorisée et retouchée. Ce portrait est utilisé pendant les funérailles, puis installé à côté des images pieuses du foyer dans la maison qu'occupait le défunt jusqu'à sa mort. Ce portrait est censé constituer une sorte de double du mort, à travers lequel ce dernier pourra recevoir des offrandes de la part de ses proches parents pendant la période de deuil et après celle-ci. La valeur à la fois indicielle et iconique de la photographie – le fait qu'une photographie est une trace du sujet photographié, en même temps qu'elle lui ressemble – tend à lui voir conférer, en Mongolie comme ailleurs, le pouvoir magique d'atteindre une personne à distance, ou en son absence. En retouchant les portraits de parents défunts, toutefois, les Mongols semblent faire un pas de plus dans l'usage magique de la technique photographique : en altérant l'image, ils ne se contentent pas de fabriquer un support de relations avec leurs morts, ils se donnent les moyens de transformer ces derniers.When somebody dies in Mongolia it is customary to make a funerary portrait of the deceased based on an identity card photograph which is then enlarged, coloured and touched up. Such a portrait is used during the funeral and is then placed near religious images close to the hearth of the house where the deceased lived before his, or her, death. These portraits are a kind of double of the dead via which the deceased can receive offerings from close kins during the period of mourning and afterwards. Photographs have an indexical and iconic value which derives from the fact that they are both a trace of the deceased and that they resemble them. In Mongolia as elsewhere this gives them the magical power of reaching a person who is either far away or absent. In touching up the portraits of dead relatives the Mongols seem to go further in such magical uses of photography. When they retouch the image they are not only creating a support for their relation to the dead but they also seem to give themselves the means of transforming them.
- Un robot comme personne - Denis Vidal, Philippe Gaussier p. 152-165 Dans le cadre des débats récents ayant pris place en anthropologie, il est admis – parfois, un peu rapidement – que le « naturalisme » représenterait l'ontologie prévalente au sein de la modernité occidentale. L'ethnographie du monde contemporain n'oblige pas nécessairement à contester fondamentalement un tel énoncé ; mais elle impose d'en relativiser la portée. Tel est le cas, en particulier, si on s'intéresse à ce qui se joue dans le domaine de la robotique humanoide et à la manière dont ses acteurs cherchent de manière explicite à remettre en cause certains des présupposés ontologiques censés caractériser notre époque. Après avoir brièvement présenté les enjeux d'un tel débat, je montrerai pourquoi une expérience inédite avec un robot humanoïde dans le cadre des collections du musée du quai Branly offre des possibilités d'enquête ethnographique pour s'interroger sur le rôle des présupposés ontologiques dans la manière dont les visiteurs appréhendent cet objet et, plus généralement, leur environnement.It is argued that is not enough to define the meaning of “naturalism” from an anthropological perspective by taking only in consideration the ontological contrasts between different cultures and societies. Rather, one should acknowledge the fact that such categories are not only problematic but also currently debated in our own society. We intend then to show in this article that some of the main questions —at the core of the anthropological debate in this domain today— are questioned today in robotics, both from a theoretical and from a pragmatic point of view. By studying the nature of the interaction between the visitors of a museum and an humanoid robot (designed by ourselves and by other roboticists), one may then find, we believe, new ways of approaching the question of naturalism from an ethnographic perspective and from an anthropological one.
- Être« Cain-ri » - David Sudre p. 166-179 Le basket « made in USA » est aujourd'hui la norme de référence pour de nombreux jeunes basketteurs de banlieue parisienne. Certains d'entre eux se réapproprient les codes du « hip-hop ball » pour se forger une forme d'identité hybride, où les attributs culturels provenant de cette culture afro-américaine sont adaptés dans leur environnement social. À la suite d'une enquête ethnographique menée durant cinq ans au cœur du basket francilien, l'objectif est donc de saisir les enjeux culturels et identitaires qui existent et déterminent les nouvelles modalités de cette identité de banlieue. Finalement, comment et pourquoi cette population jeune des milieux populaires est-elle si tournée vers les États-Unis ?The basketball “made in USA” is the standard of reference for a large number of young basketball players in today's Parisian suburbs. Some of these youngsters re-appropriate the codes of the “hip-hop ball” to build for themselves a form of hybrid identity with cultural attributes inspired by Afro-American culture but appropriated to their social environment. The research is based on a five year ethnographic study in the heartlands of basketball in Île-de-France. It aims to capture the cultural and identity issues which create and determine the new modalities of this suburban identity. In conclusion, how and why these young people from working-class areas are so much turned towards the United States of America?
- Retoucher les morts - Grégory Delaplace