Contenu du sommaire : Les Figures de la coordination (2)
Revue | L'Année sociologique |
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Numéro | Vol. 66, no 1, 2016 |
Titre du numéro | Les Figures de la coordination (2) |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Études réunies et présentées par Patrice Duran et Emmanuel Lazega
- Bureaucratie, organisations et formalisation des savoirs - Daniel Benamouzig, Olivier Borraz p. 9-30 La sociologie des organisations s'est construite autour d'une opposition fondatrice entre savoirs formels ou théoriques d'une part, savoirs pratiques ou informels, de l'autre. Cette opposition soulignait l'écart entre la vision surplombante des dirigeants, équipés de connaissances scientifiques ou légales, et les savoirs empiriques des exécutants ; tout en justifiant le rôle du sociologue, seul en position de donner accès aux comportements des acteurs au sein des organisations. Les transformations des organisations depuis les années 1970, ont conduit à interroger cette opposition fondatrice. Les sociologues ont étudié comment des acteurs développaient en pratique des savoirs qui pouvaient ensuite acquérir des propriétés for- melles. Ce faisant, les travaux de sociologie des organisations ont souligné que l'usage de savoirs plus formalisés à des fins de contrôle ou de coordination, pouvait induire des processus bureaucratiques.The sociology of organizations emerged from the distinction between formal or theoretical knowledge, on the one hand, and practical or informal knowledge, on the other. This distinction suggested a gap between the visions produced by leaders, based on legal or scientific forms of knowledge, and the empirical knowledge developed by actors – in passing justifying the role of the sociologist in providing access to actors' behaviours within organizations. Starting in the 1970s, transformations in organizations called into question this distinction. Sociologists analyzed how actors developed forms of knowledge that later acquired formal characteristics. In so doing, research in the sociology of organizations suggested that the use of more formalized knowledge for the purpose of controlling or coordinating could lead to a process of bureaucratization.
- Les habits neufs du néo-institutionnalisme ? La redécouverte de l'ordre mésologique et de l'agency - Henri Bergeron, Patrick Castel p. 31-72 Cet essai présente une synthèse critique des travaux récents de sociologie des organisations, qui, tout en puisant leur inspiration dans le néo- institutionnalisme, ont proposé des voies pour dépasser ses apories, dans le but de penser simultanément le changement et l'ordre social. Pour ce faire, davantage d'ambiguïté et d'hétérogénéité ont été introduites dans l'appréhension des champs organisationnels, d'une part, et le rôle des acteurs et notamment des entrepreneurs institutionnels a été davantage étudié, d'autre part. Si certaines des conclusions de ces travaux rappellent, sans toujours l'assumer, celles des fondateurs, américains et français, de la sociologie des organisations, ils peinent, à la différence de leurs aînés, à proposer une conceptualisation robuste du pouvoir et de l'ordre mésologique. L'essai se conclut en encourageant à davantage spécifier les mécanismes des sources du pouvoir et des dispositions réflexives des entrepreneurs de changement, ainsi que les déterminants sociaux de leur inégale distribution dans l'espace social.This essay is a critical synthesis of recent researches in the sociology of organizations. While inspired by neo-institutionalism, they have made some propositions to overcome some of its limits and flaws, in order to be able to apprehend simultaneously change and reproduction processes. On one hand, organizational fields tend to be considered as more ambiguous and heterogeneous than in the seminal texts of neo-institutionalism and, on the other hand, these works have tried to “bring actors back in” their analyses, and especially the role of change entrepreneurs. Some of their conclusions remind of “old” institutionalism's ones; however, their conceptualizations of power and meso order are less robust than in the seminal texts of organizational sociology. As a conclusion, this essay calls for studies that would identify and specify the social mechanisms that may explain the sources of power and reflexivity, as well as their uneven distribution in the social spaces.
- Bureaucratie, organisations et formalisation des savoirs - Daniel Benamouzig, Olivier Borraz p. 9-30
La Formation des élites - Études réunies et présentées par Agnès van Zanten
- Introduction. La formation des élites : pour une approche généraliste, compréhensive et comparative - Agnès van Zanten p. 73-80
- La fabrication familiale et scolaire des élites et les voies de mobilité ascendante en France - Agnès van Zanten p. 81-114 Cet article s'intéresse aux processus facilitant l'accès aux positions d'élite pour les enfants issus des classes sociales supérieures et limitant la mobilité ascendante des autres groupes sociaux. L'argumentation utilise le cadre théorique du sociologue américain Ralph Turner qui distingue de façon idéaltypique deux formes de mobilité ascendante par l'école : celle fondée sur la compétition et celle fondée sur le parrainage. L'article comprend deux sections. La première présente la typologie de Turner et les adaptations que l'on juge nécessaires pour tenir compte des évolutions des systèmes éducatifs et des interprétations sociologiques ainsi que pour la rendre pertinente pour l'étude du cas français. La seconde utilise les concepts de compétition et de parrainage pour analyser les modalités d'orientation dans l'enseignement supérieur dans les lycées d'élite et les procédures de tri des candidatures dans les CPGE d'élite publiques et privées. Elle utilise pour cela les résultats d'une recherche ethnographique portant sur la sélection et la socialisation des élites scolaires.This article focuses on the processes that facilitate access to elite positions by students from upper-class backgrounds and limit the upward mobility of other social groups. The main arguments are based on Ralph Turner's theoretical framework, which distinguishes two ideal typical modes of upward mobility through schooling: contest mobility and sponsored mobility. The article comprises two sections. The first one presents Turner's typology and the adaptations deemed necessary to take into account changes in educational systems and sociological interpretations and to make it relevant for the study of the French case. The second one uses the concepts of competition and sponsorship to analyse guidance for access to higher education in elite secondary schools and procedures to sort applicants to public and private preparatory classes leading to the Grandes écoles. The analyses are based on findings from an ethnographic study on the selection and socialisation of educational elites.
- Elite Strategies in a Unified System of Higher Education. The Case of Sweden - Mikael Börjesson, Donald Broady p. 115-146 L'absence de filières d'excellence élitaire distingue la Suède de presque tous les autres pays. Il n'y a, dans l'enseignement supérieur, quasi aucune institution qui se distingue des autres par un recrutement d'étudiants d'origine sociale exceptionnellement élevée ou ayant des références scolaires brillantes. Aucun frais de scolarité n'est perçu à quelque niveau que ce soit du système éducatif, et des bourses d'études et des prêts sont alloués à tous les étudiants suédois – ce qui creuserait une ligne de partage fondée sur l'économie. Pratiquement toutes les institutions d'enseignement supérieur étant publiques, l'opposition entre privé et public est non pertinente. De plus, aux niveaux inférieurs du système suédois il n'existe que très peu d'écoles ou de voies institutionnelles où l'on puisse percevoir facilement la prééminence des enfants des actuelles élites ou qui soient consacrées à la sélection et à la formation des élites futures. Ainsi, pour comprendre le rôle de l'enseignement dans la reproduction et la production des élites suédoises, n'est-il pas possible de différencier un secteur spécifique d'institutions élitaires. Il faut, au contraire, prendre en compte l'ensemble du système. Cet article propose d'analyser l'éducation de l'élite comme un sous-espace de l'espace de l'enseignement supérieur suédois dans son entier, caractérisé par une distribution inégale de différents types de capitaux. Cette perspective tient compte de la distinction entre élites et membres de la classe sociale supérieure, aussi bien que des distinctions entre les différents types de capitaux – hérités et acquis – qu'ils soient économiques, sociaux, culturels ou éducatifs. Nous tenons pour centrale la distribution de ces capitaux entre hommes et femmes, puisque ces dernières ont tendance à surclasser de plus en plus les premiers. Il est également notable que dans un pays périphérique comme la Suède les investissements éducatifs dans des ressources transnationales soient d'une importance cruciale et croissante, tant pour les étudiants que pour les institutions. Une des principales conclusions est que le système éducatif suédois est en cours de différenciation et n'est ainsi plus autant une singularité par rapport au reste du monde.The absence of a clear-cut elite education sector distinguishes Sweden from nearly all other countries. In higher education, almost no institutions rise in their entirety above the rest when it comes to recruitment of students of exceptional high social origin or superior scholarly credentials. Tuition fees are not allowed at any level and study grants and loans are provided to all Swedish students, undermining an economic driven divide of the system. Since virtually all higher education institutions are public, the opposition between private and public is inconsequential. In addition, at lower levels of the Swedish system there exist very few easily discernible schools or institutional tracks dominated by the offspring of current elites or dedicated to the selection and formation of future elites. Thus, in order to understand the role of education in the reproduction and production of Swedish elites, it is not possible to distinguish a separate sector of elite institutions. Instead, the entire system must be taken into account. This article proposes to analyse elite education as a subspace within the whole space of Swedish higher education, defined by the uneven distribution of various species of capital. This perspective allows for the distinction between elites and members of the upper class as well as distinctions between different species of capital – inherited and acquired – including economic, social, cultural and educational. We find the distribution of capital among men and women crucial since the latter tend to increasingly outperform the former. It is also noteworthy that in a peripheral country such as Sweden educational investments in transnational resources are of crucial and growing importance, for students as well as for institutions. A main conclusion is that the Swedish educational system is subjected to an on-going differentiation and thus represents less of an exception in relation to the rest of the world.
- Schools, schooling and elite status in English education – changing configurations? - Claire Maxwell, Peter Aggleton p. 147-170 À partir des données d'une étude longitudinale portant sur quatre écoles privées d'une zone géographique d'Angleterre, cet article cherche à com- prendre comment distinctement ces écoles cherchent à se placer comme 'élitistes'. La recherche met en évidence l'héritage continu des Grandes Écoles (pensionnats) des XVIIIe et XIXe siècles dans la formation de pratiques contemporaines et modernes. Un accent mis sur l'excellence universitaire et le développement de la personne dans son entier peut être mis en évidence pour chacune des écoles étudiées. Cependant, le marché de plus en plus concurrentiel de l'enseignement veut que ces différentes écoles doivent re-interpréter activement les marqueurs élitaires pour s'engager plus directement avec les fractions des groupes sociaux qu'ils voient comme comprenant le noyau principal de leur recrutement de base.Drawing on findings from a longitudinal study of four private schools in one geographical area in England, this paper seeks to extend understandings of how these schools differentially seek to position themselves as 'elite'. Findings highlight the continuing legacy of the Great Schools (private boarding-schools) of 18th and 19th century England in shaping contemporary and modern-day practices. An emphasis on academic excellence and the development of the whole person could be found in each of the schools studied. However, the increasingly competitive (global) education market means that individual schools must actively re-interpret these elite markers to engage more directly with the social group fractions they see as comprising their core recruitment constituencies.
- The Education of Elites in the United States - Shamus Rahman Khan p. 171-192 Cet article propose d'étudier la formation des élites dans le système éducatif des États-Unis. Il examine comment les étudiants sont acceptés dans les écoles d'élite, leurs expériences au sein de ces écoles et les conséquences de la formation des élites. Il soutient que les écoles d'élite ne sont pas caractérisées seulement par la sélectivité initiale, la compétitivité, le niveau social ou les caractéristiques des étudiants qui les fréquentent, elles existent aussi par leur insertion dans un réseau complexe de relations culturelles et institutionnelles à dimension nationale et mondiale. De même que la constitution des élites, la définition de ce qu'est une école d'élite évolue. À partir de l'examen des écoles d'élite cet article développe des réflexions sur le caractère de l'élite américaine.This paper outlines the development of American scholarship on elite education. It reviews how students are accepted, their experiences within elite schools, and the consequences of elite education. It argues that elite schools are not elite because of their properties or competitiveness, nor because of who attends these schools. Instead, these institutions exist within a web of relations, contingent on the national and global institutional and cultural arrangements within which they are embedded. As the constitution of elites changes, so too does the definition of an elite school. This paper uses elite schools to reflect upon the character of the American elite.
- L'éthique des élites scolaires. Du mérite à la responsabilité chez les étudiants de Sciences Po Paris et de l'Université d'Oxford - Annabelle Allouch, Philip Brown, Sally Power, Gerbrand Tholen p. 193-224 Être étudiant dans une filière d'élite implique-t-il de développer un rapport éthique au monde social ? À partir d'une enquête comparée sur les représentations du monde social chez les étudiants de Sciences Po Paris et de l'Université d'Oxford, le présent article vise à éclairer les systèmes de justification mis en œuvre par les étudiants scolarisés dans ces établissements. L'analyse met au jour l'émergence d'un principe de légitimation des inégalités sociales alternatif au mérite : celui de la responsabilité, qui permet aux élèves de résoudre la tension entre les privilèges exorbitants dont ils bénéficient et le constat d'inégalités sociales et scolaires accrues. Toutefois, alors que l'on s'attendait à ce que ce sens de la responsabilité soit tourné vers l'institution, il apparaît avant tout tourné vers le « self », c'est-à-dire vers le développement et l'épanouissement personnel de l'individu. C'est particulièrement le cas des étudiants d'Oxford, pour qui la légitimité collective dans un contexte caractérisé par des fortes inégalités sociales tient à la morale de chacun. Par ailleurs, le discours des étudiants atteste, notamment en France, de la prégnance d'un discours de la responsabilité à l'égard de la société, qui joue à la fois comme justification et comme signal distinctif. De ce point de vue, l'analyse du principe de responsabilité atteste de la pertinence des analyses sur l'importance de la dimension morale dans les processus de construction de la distinction sociale.To what extent does morals still matter for students in elite institutions today? Drawing on a comparative ethnography, this article explores the different ways Oxford University and Sciences Po Paris students explain and justify their social status and position. Comparing their social representations of the school system and Labour market, it appears that responsability emerges in both cases as an alternative principle of justification to the traditionnal concept of merit. This sense of responsability then allows students to diminish the tension between their own privileges and the recognition of increasing social inequalities, when the rhetoric force of merit has been weakened by the unjustice of social reproduction. If the definition of responsability provided by students varies between institutions, the emergence of this notion confirms the existence of a moral dimensions associated with the process of internalizing social distinction, when literature on elites focuses on cultural and economic dimensions.
- La variation des identités élitaires des Hauts fonctionnaires. Étude du rôle de l'enseignement supérieur en France, en Grande-Bretagne et en Norvège - Marte Mangset p. 225-250 Le degré d'identification des membres d'une profession à la notion d'élite est, selon John Scott (2008), lié à leur degré d'intégration et de cohésion et à leur capacité d'action collective. Si l'on définit l'élite comme l'ensemble de ceux qui occupent des positions au sommet d'institutions de pouvoir, les hauts responsables des ministères des Finances et de la Culture font clairement partie de l'élite. Se perçoivent-ils, pour autant, comme tels ? Une analyse inductive de 81 entretiens avec des hauts fonctionnaires britanniques, français et norvégiens montre que les Britanniques et les Français se définissent comme une élite tout court, une « élite sociétale », alors que les Norvégiens se perçoivent comme une élite plus restreinte, une « élite sectorielle ». Comment comprendre cette variation entre identités élitaires au sein d'une même profession dans des contextes sociaux différents ? L'examen de deux dimensions clés dans la théorie des élites suggère qu'il importe de prendre en compte les caractéristiques des systèmes d'enseignement supérieur plus encore que la circulation entre positions d'élite au sein de différents secteurs. Nous plaidons, en conclusion, pour un dialogue accru de la sociologie des élites et de la stratification avec la sociologie de l'éducation.The degree of identification that members of a profession feel with the concept of elite is, according to John Scott (2008), related to their degree of integration and cohesion, and their capacity for collective action. If the elite is defined as those who occupy formal positions of leadership in institutions of power, the top leaders of ministries of finance and culture are clearly part of the elite, but do they perceive themselves as such? An inductive analysis of 81 interviews with British, French and Norwegian top bureaucrats reveals that the British and French define themselves as part of the élite tout court, part of a 'societal elite', while the latter define themselves as a more restricted elite, as a 'sectorial elite'. How should we understand these variations between different elite identities within a single profession but across different societal contexts? An examination of key dimensions in elite theory, the circulation of elites between positions in different sectors, and the characteristics of the higher education system in each of the three countries, indicate that the latter dimension is more interesting to follow up than the former. We conclude that sociologists studying elites and stratification should dialogue more closely with sociologists of education.