Contenu du sommaire : 1968 dans les Amériques
Revue | L'Ordinaire des Amériques |
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Numéro | no 217, 2014 |
Titre du numéro | 1968 dans les Amériques |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Introduction - Françoise Coste
1968 en Amérique Latine
- 1968 : Crépuscule du printemps cubain ? - Xavier Calmettes Au soir du 31 décembre 1967, tous les éléments favorables à une soviétisation de la société cubaine sont réunis. La mort du principal opposant à la soviétisation de l'économie, Ernesto Guevara, le 9 octobre 1967, l'aide apportée par l'URSS à La Havane, l'intégration progressive de toutes les mouvances de la guérilla dans le Parti Communiste de Cuba (PCC), la fin des guérillas anti-castristes de l'Escambray et la réorganisation des Comités de Défense de la Révolution (CDR) sur une structure résidentielle d'encadrement des masses, sont autant d'éléments tendant à montrer la disposition du gouvernement cubain à s'inspirer du modèle économique russe. Pourtant, en janvier 1968, l'expulsion du Parti Communiste de Cuba des anciens éléments du PSP, en lien avec l'URSS, semblait souligner la volonté de la direction du PCC de favoriser une voie de développement endogène, s'insérant dans le mouvement de contestation des deux superpuissances de l'époque. Finalement, le débat est tranché en août 1968, le gouvernement soutient inconditionnellement l'URSS lors du printemps de Prague et met en place le premier plan impératif de développement inspiré des travaux des économistes soviétiques. L'année 1968 est à la charnière de deux époques, elle marque la fin du caractère singulier de la Révolution cubaine, et la mise en place des structures politiques propres aux années soixante-dix et quatre-vingts à Cuba.On the night of December 31st, 1967, all the elements favoring the introduction of a Soviet-style society in Cuba seemed on the verge of succeeding. The death of Ernesto Guevara who was the main opponent to the Sovietization of the Cuban economy, the aid sent by the USSR to Havana, the progressive integration of all the guerrilla's groups into the Cuban Communist Party (CCP), the end of the anti-Castro guerrilla movements in the Escambray region, and the reorganization of the Committees for the Defense of the Revolution (CDR) into neighborhood bodies, were among the trends that showed a disposition of the Cuban government to imitate the Russian-style economy. However, when former members of the PSP were excluded from the Cuban Communist Party in January 1968, the PCC leadership seemed to choose an endogenous model of development instead, in the wake of the non-alignment movement of the era. The debate was finally resolved in August 1968, when the government decided to unconditionally support the USSR during the Prague Spring events and to implement its first economic development plan, based on the theories of Soviet economists. The year 1968 marked the transition between these two periods and the end of the original nature of the Cuban Revolution, as the Soviet-like political structures that would come to characterize the Seventies and Eighties in Cuba came into being.
- A la gauche du Christ? Le 68 des catholiques chiliens - Elodie Giraudier Au Chili, la contestation sociale, les réformes et les conflits politiques des années 1960 ont eu lieu au sein et autour d'institutions (universités et partis) et de secteurs sociaux liés à l'Église catholique. La Démocratie chrétienne au pouvoir depuis 1964 passe en 1967 d'une phase réformiste à une phase plus conservatrice tandis que la scène politique chilienne se polarise. Les catholiques chiliens ne sont pas seulement attirés par le marxisme, certains maintiennent leurs positions centristes et d'autres réaffirment leurs positions intransigeantes. Les tensions se retrouvent ailleurs : après l'occupation de l'Université Catholique de Santiago du Chili (11 août 1967), le mouvement universitaire reprend de l'ampleur à partir de la rentrée (avril 1968). L'Église est elle-même touchée par ce nouveau contexte : en 1968, la conférence épiscopale latino-américaine de Medellin propose le rapprochement du clergé avec le quotidien des fidèles, c'est « l'option préférentielle pour les pauvres ». Sur le long terme, cette période porte des germes d'espoir (l'Unité populaire), mais aussi de crispation conservatrice (le coup d'État militaire puis la dictature) dont le souvenir est ambivalent à l'heure actuelle.In Chile, the social upheaval, the reforms and the political conflicts of the 1960s took place in institutions (like universities or political parties) and social circles close to the Catholic Church. The Christian Democracy that had been in charge since 1964 transitioned from a reformist phase towards a more conservative one as the Chilean political scene got more polarized. Some Chilean Catholics were attracted by Marxism, some maintained their centrist positions and others reaffirmed their inflexible positions. Tensions were also to be found elsewhere : after the occupation of the Catholic University of Santiago de Chile (August 11th 1967), a new wave of student strikes started in April 1968. The Church was also affected by this new context : in 1968, the Latin American Episcopal Conference from Medellin suggested members of the clergy adopt a lifestyle more in tune with that of their flock—this was « the preferential option for the poor ». In the long run, this period brought about new expectations but also reactionary attitudes (which led to the military coup d'Etat and the dictatorship), whose memory is still ambivalent today.
- Pistas para entender una mofa entre los jovenes uruguayos de izquierda de fines de los sesenta - Vania Markarian Cet article s'inscrit dans un plus large projet dédié à l'impact d'idées et de pratiques globales liées à la jeunesse sur la construction d'identités politiques locales, tout particulièrement dans le cas de groupes et de partis de gauche qui ont participé au mouvement de 1968 en Uruguay. A un moment où ces groupes étaient à la recherche de réponses politiques face à un niveau historique de mobilisation populaire et syndicale, dans une période de crise économique et de répression politique elle aussi sans précédent dans l'histoire du pays, des milliers de jeunes hommes et de jeunes femmes sans expérience politique ont testé les limites des structures et de formes de lutte existantes. Cette période se caractérise par une extrême fluidité au sein de la gauche politique et par les efforts de nombreuses organisations, tant anciennes que nouvelles, pour attirer ces jeunes et intégrer leurs intérêts et leurs pratiques. A partir de l'analyse d'un slogan utilisé par les jeunesses du Parti communiste, cet article est consacré à la manière dont les débats concernant les exigences de l'engagement révolutionnaire ont influencé les rôles dévolus aux hommes et aux femmes qui étaient en train de devenir actifs au sein de différentes organisations de gauche.This paper is part of a larger project on the impact of global ideas and practices related to “being young” on the construction of local political identities, particularly regarding the leftist groups and parties that took part in the student movement of 1968 in Uruguay. In a moment when these groups were searching for political answers before unprecedented levels of popular mobilization and labor organizing amidst an economic crisis and a repressive attitude by the government also withougt precedent in national history, thousands of young men and women with no political experience tested the limits of previous structures and ways of struggle. It was a time of extreme fluidity within the political left, with new and old organizations trying to attract these youngsters and integrate their interests and habits. Based on the analysis of a motto used by the youth branch of the Communist Party, this paper deals with the ways in which the debates on the demands of revolutionary commitment impacted on the roles demanded from the men and women who were becoming members of the different leftist organizations.
- 1968 : Crépuscule du printemps cubain ? - Xavier Calmettes
1968 aux Etats-Unis
- Thea 'tricks': forms of resistance in the 1968 United States and after - Elodie Chazalon Il semble que l'année 1968 marque l'apogée de la contre-culture américaine, dans la mesure où elle a vu émerger diverses formes de résistance populaire et où de multiples revendications ont été formulées par divers groupes sociaux. Une telle polyphonie pourrait laisser penser que l'année 1968 n'est qu'un bric-à-brac d'éléments disparates, d'autant plus qu'elle semble être l'année des clivages et dissensions entre les movement cultures, les groupes politiques plus radicaux et les hippies à l'hédonisme apolitique. Afin de montrer que 1968 est une année déconcertante et énigmatique, qui a frayé la voie aux cultures de la protestation de la fin du 20ème siècle, notre analyse s'intéressera à la politique de l'immédiateté, définie par sa dimension interpersonnelle et expérimentale qui englobe humour et théâtralité. Nous nous focaliserons sur quelques événements majeurs qui ont marqué l'année, notamment les émeutes de la Convention Nationale Démocratique de Chicago et les protestations féministes lors du concours Miss Amérique à Atlantic City. Par ailleurs, on mettra l'accent sur les costumes et les performances scéniques de quelques « acteurs » et « actrices » de la révolution, dans le but d'illustrer la manière dont la fusion entre l'anti-formalisme vestimentaire – et son corollaire, le corps nu – et la révolte a pu influer les sous-cultures jeunes et l'industrie vestimentaire dans son ensemble et, sur le long terme, les performances, les partis pris vestimentaires et l'agressivité revendiquée de certaines cultures de résistance, en particulier les groupes et artistes féministes de la troisième « vague ».The year 1968 seems to be the climax of the counterculture, as manifold forms of resistance emerged and multiple claims were asserted by various social groups. Such a polyphony may appear as a hodgepodge of uncoordinated elements, all the more so as 1968 seems to be the year of rifts and dissensions between “movement cultures,” radical politicized groups, and the more hedonistic and apolitical hippies. In order to show that 1968 is both a puzzle and a puzzling year which prepared the ground for late twentieth-century cultures of resistance, the subsequent analysis will revolve around the politics of immediacy—involving humor, theatricality, as well as an experimental and interpersonal bias. This politics of immediacy is illustrated by a few 1968 events, among them the Democratic National Convention riots in Chicago and the Miss America Pageant protest in Atlantic City. At the same time, the article emphasizes the costumes and performances of a few actors of the revolution so as to show how the fusing of “dressing down” and “rising up” ended up influencing later youth subcultures as well as the performances, sartorial stances, and flaunted aggressiveness of other cultures of resistance, among them “third-wave” feminist groups and artists.
- Quarante ans après le rapport Kerner : progrès et contrastes - Anne Urbanowski Faisant suite aux violentes émeutes de la seconde moitié des années soixante, le rapport de la Commission nationale sur les désordres civils, plus connu sous le nom de rapport Kerner, expose en 1968 les causes majeures qui ont conduit à ces soulèvements. Racisme et discrimination mais également pauvreté, exclusion économique et absence d'opportunités éducatives sont les facteurs qui auraient poussé au désespoir et à la violence les populations noires enfermées dans les ghettos des grands centres urbains. Au cours des quarante années qui se sont écoulées depuis 1968, quelles ont été les évolutions majeures pour la population afro-américaine dans ces domaines ? L'analyse des données en matière de pauvreté, d'éducation, d'emploi, de revenus et de patrimoine, dresse un tableau contrasté de la situation des Afro-américains aujourd'hui. Alors que certains d'entre eux ont vu enfin se réaliser les promesses de la nation américaine, promesses réitérées dans le rapport Kerner, d'autres, au contraire, encore prisonniers des ghettos des grandes villes, donnent aujourd'hui, comme en 1968, raison à l'introduction de ce même rapport selon laquelle la nation américaine était en train de se fracturer en deux sociétés « l'une blanche, l'autre noire, séparées et inégales ».Following the race riots that took place in the United States in the second half of the 1960's, the National Advisory Commission on Civil Disorders, better known as the Kerner Commission, was formed to investigate the causes of these urban revolts. Among the factors that were outlined in the report were racism and discrimination from white Americans, along with poverty, economic deprivation, and a consistent lack of educational opportunities particularly, the report noted, for the black populations that were trapped in the inner cities of big American metropolises. In the forty years since 1968, how has the situation evolved for African Americans, especially as regards the various causes of the riots analyzed in the Kerner Report? An analysis of both historical and recent data on poverty, educational attainment, jobs, income, and wealth conduces to a more complex and contrasted situation than what is usually conveyed in general assessments. While a segment of the African American population has been able “cash the check” promised by the American nation, for others, the situation depicted in 1968 has barely changed and the promises of American democracy have remained a dream deferred.
- Black Power 1968: “To Stumble is Not to Fall, but to Go Forward Faster” - Lisa Veroni-Paccher Bayard Rustin craignait que l'assassinat de Martin Luther King ne renforce le sentiment d'isolement des militants afro-américains. Depuis que Stokely Carmichael avait transformé leur cri de ralliement, « Freedom Now », en « Black Power », deux ans auparavant, le mouvement des Droits Civiques s'éteignait doucement. L'année 1968 devait donc marquer une nouvelle ère, lors de laquelle ce mouvement laisserait la place à celui du Black Power. Malheureusement, ce dernier semblait trop ouvertement radical et désorganisé. De plus, au grand désespoir de Rustin, ses défenseurs recommandaient aux Afro-Américains de « serrer les rangs » afin d'exercer une véritable influence politique. Les deux mouvements furent alors considérés comme distincts et antagonistes, et ainsi, comme l'écrit Peniel Joseph, le mouvement du Black Power devint le « jumeau maléfique et impitoyable » du mouvement des Droits Civiques. En se concentrant sur la conférence du Black Power organisée à Philadelphie en 1968, cette étude démontre que le mouvement qui lui est associé a exercé une profonde influence sur la future politique électorale noire. Il devrait donc être reconnu comme une force qui a obligé les acteurs du long mouvement de libération noire à repenser leurs objectifs et leurs stratégies.Bayard Rustin feared that Martin Luther King Jr.'s assassination would bring about a deepening sense of isolation on the part of black activists. Since Stokely Carmichael had transformed the rallying cry of militants from “Freedom Now” into “Black Power” two years earlier, the Civil Rights movement had been slowly dying. The year 1968 thus supposedly marked a new era, when the Black Power movement emerged. Unfortunately, the latter seemed too overtly radical and disorganized and, to Rustin's despair, its proponents recommended that Blacks first “close ranks” in order to gain political leverage. Both movements are consequently viewed as antagonistic and distinctive ones and, in Peniel Joseph's words, the Black Power movement appears as the Civil Rights movement's “evil, ruthless twin”. By focusing on the largely ignored 1968 Philadelphia Black Power Conference, this study demonstrates that the Black Power movement has had a profound influence on black electoral politics. It should thus be recognized as a force that led the actors of the larger movement for black liberation to rethink both their goals and strategies.
- Agnès Varda: filming the Black Panthers's Struggle - Delphine Letort Agnès Varda a réalisé deux documentaires sur le mouvement des Black Panthers en 1968. Huey plonge dans l'atmosphère militante de la campagne « Libérez Huey » tandis que Black Panthers se concentre sur l'impact du parti à un niveau local dans la communauté afro-américaine d'Oakland. Basés sur sa propre expérience en Californie où elle vivait en 1968, les deux films nous font découvrir la culture des « panthères noires ». Cet article compare la démarche esthétique et politique des deux documentaires : du mode d'observation adopté dans Huey au mode d'exposition qui prévaut dans Black Panthers, la réalisatrice s'attache à démystifier le portrait des panthères et la menace qu'elles incarnèrent dans les médias. A travers une étude détaillée des films de Varda, nous nous efforcerons de mettre en lumière les stratégies politiques théâtrales développées par les Panthères et mises en avant dans les documentaires en contrepoint d'un discours historiographique plus récent, qui souligne les inégalités de genre à l'intérieur du parti.Agnès Varda directed two documentaries on the Black Panthers in 1968. Huey captures the militant atmosphere of the “free Huey” campaign whereas Black Panthers focuses on its local impact on the African American community of Oakland.Based on her own experience in California where she was living in 1968, Agnès Varda's films provide a first-hand window into the culture of the Panthers. This article compares the aesthetic and political discourse of the two documentaries: from the observational mode of Huey to the expository mode of Black Panthers, the filmmaker strives to debunk the portrayal of the Panthers, who were framed as a menace in the media. Through a close analysis of Varda's films, we aim to decipher the theatrical politics of the Panthers which the film unquestioningly portrays in counterpoint to the more recent historiographical studies that highlight gender inequalities within the party.
- Thea 'tricks': forms of resistance in the 1968 United States and after - Elodie Chazalon