Contenu du sommaire : Le travail en quête de responsabilité
Revue | Sociologie du travail |
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Numéro | vol.61, no 2, avril-juin 2019 |
Titre du numéro | Le travail en quête de responsabilité |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
In Memoriam
- Jean-Daniel Reynaud (1926-2019). Un itinéraire scientifique - Denis Segrestin Figure du développement de la sociologie du travail en France, Jean-Daniel Reynaud fut l'un des quatre fondateurs, en 1959, de la revue Sociologie du travail — avec Michel Crozier, Alain Touraine et Jean-René Tréanton. La rédaction de la revue a souhaité lui rendre hommage suite à sa disparition le 27 janvier dernier. À notre demande, Denis Segrestin a préparé le texte qu'on lira ci-après, dans lequel il retrace en détail l'itinéraire scientifique de Jean-Daniel Reynaud. Denis Segrestin fut enseignant au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) de 1971 à 1990 et l'un des collaborateurs de J.-D. Reynaud dans le Laboratoire de sociologie du travail et des relations professionnelles, créé par celui-ci en 1969. Il l'a relayé à la direction du Laboratoire de 1986 à 1989. Devenu, en 1990, professeur à l'Université Pierre Mendès France de Grenoble, il y a créé et codirigé le Centre de recherche Innovation sociotechnique et organisations industrielles (CRISTO), rapidement agréé par le CNRS. De retour à Paris en 2003, il a été nommé professeur à Sciences Po et a rejoint le Centre de sociologie des organisations ; il y est aujourd'hui professeur émérite. Au fil de son texte, nos lecteurs pourront découvrir les conceptions de la recherche sociologique que Jean-Daniel Reynaud a mises en œuvre et défendues, ainsi que le rôle éminent qu'il a joué dans le développement de la discipline.Jean-Daniel Reynaud, a leading figure in the development of Sociology of labour in France, sadly passed away on January 27. He was one of the four founders, in 1959, of the journal Sociologie du travail — together with Michel Crozier, Alain Touraine and Jean-René Tréanton. In wishing to pay tribute to him, the editorial board has asked Denis Segrestin to prepare the text that will be read below, in which Jean-Daniel Reynaud's scientific itinerary is described in detail. Denis Segrestin was a teacher at the Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) from 1971 to 1990, and was one of J.-D. Reynaud's collaborators in the Laboratoire de sociologie du travail et des relations professionnelles which he created in 1969, and of which Denis Segrestin was Director from 1986 until 1989. In 1990, he became Professor at the Pierre Mendès France University in Grenoble, where he founded and co-directed the Centre de recherche Innovation sociotechnique et organisations industrielles (CRISTO). On his return to Paris in 2003, he was appointed Professor at Sciences Po and joined the Centre de sociologie des organisations (CSO), where he is now Professor Emeritus. Throughout his text, our readers will be able to discover the concepts of sociological research which Jean-Daniel Reynaud implemented and defended, as well as the eminent role he played in the development of this field.
- Jean-Daniel Reynaud (1926-2019). Un itinéraire scientifique - Denis Segrestin
Dossier-débat : le travail en quête de responsabilité
- Tous responsables ? Transformations du travail, métamorphoses de la responsabilité - Michel Lallement, Bénédicte Zimmermann Les mutations du travail s'accompagnent aujourd'hui d'une extension du territoire des responsabilités tant en direction des travailleurs individuels que des collectifs, entreprises comprises. Il importe, pour comprendre la portée de ce double mouvement et de ses expressions, de clarifier les différentes acceptions de la notion de responsabilité. À cette fin, nous proposons une grille d'analyse qui, partant des principales composantes sémantiques de la responsabilité (rendre compte, prendre en charge et être en capacité de), différencie trois grands registres d'application : l'imputation, la responsabilité sans faute et la responsabilité conséquentialiste. Outillés de cette grille, nous analysons, en nous appuyant sur les contributions à ce dossier interdisciplinaire, les formes du redéploiement contemporain et l'entrelacs croissant des formes de la responsabilité au travail.Contemporary changes in work are associated with an expansion of the sphere of responsibilities assigned to individual workers as well as to collective entities, including companies. In order to understand the scope and expressions of this twofold movement, the different ways in which the notion of responsibility is understood need to be clarified. To this purpose we propose an analytical grid based on the main semantic components of the concept of responsibility (accountability, care and capacity) which differentiates between three main registers of application: the attribution of responsibility, no-fault liability and consequentialist liability. Using this grid, and drawing on the interdisciplinary contributions to this special issue, we analyse the current redeployment and growing interweaving of the various forms of responsibility at work.
- Prendre ses responsabilités ? De la santé au droit - Yves Clot L'article tire les conséquences d'interventions en psychologie du travail reliant santé, responsabilité et droit du travail. L'analyse de leur activité par les travailleurs concernés est mise au service d'un travail d'organisation dont ils deviennent les protagonistes directs. L'activité empêchée, si préjudiciable pour la santé, est approchée ici comme une source d'énergie potentielle pour l'action dans l'organisation. Le sous-développement organisationnel de l'activité est alors regardé comme une amputation du pouvoir d'agir. L'autonomie n'est pas définie comme le contraire de la prescription mais comme un travail d'institutionnalisation des conflits de critères réglés autour de la qualité du travail. Le goût du travail bien fait et la confrontation des points de vue qu'il suppose sont considérés comme le ressort d'organisations « délibérées ». Cette approche devrait avoir des conséquences en matière de droit du travail. Elle suppose en effet que les travailleurs aient de nouveaux droits sur leur activité. La fonction expérimentée de référents-métiers élus dans les collectifs pour agir dans l'organisation du travail symbolise ces nouveaux droits possibles.The article makes inferences from actions in the field of occupational psychology that link health, responsibility and labour laws. The analysis of their activity by the workers involved is used in the implementation of organisational procedures that they initiate as direct protagonists. Impeded activity, so detrimental to health, is addressed here as a source of potential energy that can be turned into organisational action. The organisational underdevelopment of activity is then regarded as a drastic impediment to the power of action. Autonomy is not defined as the opposite of instruction but as a process of institutionalising conflicts in criteria relating to the quality of work. The preference for a job well done and the confrontation of views that it implies are considered as the inner drive towards ‘deliberate' organizations. This approach should be relevant to labour laws. In fact it implies workers having new rights over their activity. The experiment with the function of referent-professions elected in collectives to act in the organisation of work is an example of such possible new rights.
- L'énigme de la responsabilité dans les organisations : l'enjeu du dialogue - Mathieu Detchessahar Un certain nombre d'innovations organisationnelles récentes proposent de rompre avec les modèles d'inspiration bureaucratique. Elles font le pari de formes de management basées sur l'autonomie et en appellent à la responsabilisation des acteurs du travail. Pourtant, la notion de responsabilité est d'un usage très difficile dans le contexte organisationnel. Les organisations sont en effet des lieux d'action collective et d'interdépendances multiples entre les participants qui font que l'imputabilité de l'action à un auteur est toujours extrêmement délicate. Ceci explique sans doute que la recherche en responsabilité génère souvent de multiples tensions chez des acteurs qui y voient la tentative de reporter sur eux seuls des responsabilités plus largement partagées. Est-ce à dire qu'il faille renoncer au vocabulaire de la responsabilité dans les organisations ? Ce papier montre que ce n'est qu'au travers d'un dialogue régulier autour des conditions de réalisation du travail réel que les acteurs se réapproprient leur activité et acceptent d'en être imputables. L'ouverture du dialogue est ainsi un préalable à la responsabilité.A number of recent organisational innovations suggest breaking with bureaucracy-inspired organisational models. They advocate new forms of management based on autonomy and the reinforcement of worker accountability. However, the concept of accountability is very difficult to use in organisational contexts. Organisations are spaces of collective action and multiple interdependencies between participants, which make attributing an action to an author very tricky. This explains why the pursuit of accountability often generates tensions, as individuals see it as an attempt to assign to them alone responsibilities that are more widely shared. Does this mean that we should stop using the vocabulary of accountability in organisations? This paper shows that it is only through regular dialogue about their professional activities that workers can take ownership of their work and accept accountability. Dialogue is therefore a precondition of accountability.
- Socialisation du risque économique et redistribution des responsabilités - Nicole Maggi-Germain Le développement de l'industrie 4.0, présentée comme la quatrième révolution industrielle portée par la globalisation des échanges, constitue très certainement un facteur de transformation du Droit et du travail aussi important qu'a pu l'être le développement d'une grande industrie soutenue par l'économie capitaliste. Si la reconnaissance d'une responsabilité juridique objective obéissant à des mécanismes d'imputation et de réparation particuliers a permis, par la socialisation du Droit, d'accompagner les transformations de la société du XIXe et du début du XXe siècles, l'expansion d'une globalisation pensée sous le versant de la libéralisation des échanges économiques a conduit les États à intégrer le risque économique dans leurs politiques publiques, marquant ainsi le passage des fonctions sociales aux finalités économiques du droit du travail.The development of industry 4.0, described as the fourth industrial revolution driven by the globalisation of trade, can be analysed as a major factor in the transformation of labour law and work, as important as was the expansion of manufacturing industry impelled by capitalism. The recognition of objective legal liability obeying specific mechanisms of allocation and compensation had the effect, through the socialisation of law, of supporting the changes in 19th and early 20th-century society. Today, the spread of globalisation based on trade liberalisation has prompted states to include — and bear — economic risk in their policies, illustrating the shift from the social functions to the economic purposes of labour law.
- La responsabilité à l'épreuve de la division mondiale du travail : les apports de l'économie comportementale - Emmanuelle Auriol Pour les économistes, ce sont les institutions, les règles de droit et les contrats qui doivent inciter, voire contraindre, les individus à se comporter de manière responsable. Ils étudient les marchés et leur fonctionnement dans le but de trouver les règles qui permettent de se prémunir des comportements opportunistes et déviants. Que l'on considère les apports des néo-classiques ou ceux, plus récents, de l'économie comportementale, la responsabilité au travail ne va pas sans contrôle. Celui-ci a pour but, dans le premier cas, de mesurer la performance du travailleur pour le rémunérer et, dans le second cas, de lutter contre le sabotage, généré par des motivations intrinsèques négatives. Pour assurer une production responsable, les entreprises doivent aussi vérifier l'origine et la qualité des autres intrants. La globalisation, couplée à la division mondiale du travail, pose un problème croissant de traçabilité et de confiance dans le marché. En attendant la mise en place d'hypothétiques normes environnementales et sociales internationales, la transparence sur l'ensemble du processus de production est le seul moyen de savoir à quoi les entreprises et leurs salariés contribuent. Ne pouvant faire ce travail de vérification eux-mêmes, ils s'en remettent aux institutions publiques et privées de certification.Economists study markets and their operation with the aim of finding rules that are robust to opportunistic and deviant behaviours. For them, institutions, legal rules and contracts should be designed to incite, even force, individuals to behave responsibly. Whether one considers the work of the neoclassical economists or, more recently, of behavioural economists, responsibility at work always requires monitoring. The purpose of this is firstly to measure workers' performance in order to reward and incentivise them, and secondly to protect the organisation from sabotage and disruptive behaviours generated by negative intrinsic motives. In order to produce responsibly, companies also have to verify the origin and quality of their other inputs. Globalisation, coupled with the worldwide division of labour, presents a growing problem of accountability and trust in the market. In the absence of internationally enforced environmental and social norms, transparency over the entire production process is the only way to know what firms and their employees contribute to. Since they cannot carry out this verification process themselves, they rely on public and private certification institutions.
- Pour une économie politique de la responsabilité - Nicolas Postel La question de la responsabilité est liée en économie à l'émergence du mouvement de la Responsabilité sociale des entreprises (RSE). Ce mouvement correspond à un basculement profond de la régulation du capitalisme depuis une logique macroscopique portée par les États-nations, jusqu'à une logique de régulation conjointe fondée sur la responsabilisation des acteurs. Parmi les nombreuses questions que ce basculement soulève, l'article insiste sur les prérequis institutionnels au déploiement d'une véritable RSE, au rôle de la théorie socio-économique pour les mettre en lumière, et à l'action politique que cette « construction institutionnelle » des parties prenantes requiert.The question of responsibility is linked in economics to the emergence of the Corporate Social Responsibility (CSR) movement. This movement reflects a profound shift in the regulation of capitalism from a macro process driven by nation-states, to a process of joint regulation based on empowerment of the actors. Among the many questions that this shift raises, the article emphasises the institutional prerequisites for the implementation of genuine CSR, the role of socio-economic theory in bringing them to light, and the political action that this “institutional construction” of the stakeholders demands.
- Fabriquer des irresponsables - Emmanuel Henry Cet article interroge les processus de construction de différentes formes d'irresponsabilité des employeurs dans le secteur de la santé au travail. Cette recherche sur les formes d'imputation de responsabilités et d'irresponsabilités s'inscrit dans une perspective de construction des problèmes publics. Le texte montre tout d'abord la difficulté d'établir scientifiquement et socialement les liens entre des situations de travail et des pathologies, cette causalité constituant la première étape d'une imputation de responsabilité. Il insiste ensuite sur la dimension législative et réglementaire de la construction de cette irresponsabilité pour souligner ensuite comment, y compris dans le domaine pénal, la responsabilité des employeurs est difficile à établir. Il se conclut sur les difficultés et les contradictions auxquelles doit se confronter la sociologie face à ces enjeux.This article explores the construction of different forms of employer irresponsibility in the occupational health sector. This critical examination of the attribution of responsibility and irresponsibility contributes to the understanding of the process whereby public problems are framed. The text shows firstly the difficulty of scientifically and socially establishing the causal links between work situations and pathologies, which would be the first step in attributing responsibility. It then highlights the legislative and regulatory dimensions of the construction of irresponsibility and shows how, even in criminal law, employer liability is difficult to establish. The article concludes by pointing out the difficulties and contradictions that sociology must face in dealing with these challenges.
- Le travail comme analyseur des tensions dans la construction épidémiologique de causes et de responsabilités - Émilie Counil La démarche épidémiologique concourt à construire des preuves scientifiques de relations de cause à effet en matière de santé des populations. Appliquée aux activités productives, elle a contribué aux avancées en matière de régulation des risques professionnels, parfois au-delà des murs de l'usine. Toutefois, les dernières décennies sont marquées par des difficultés à produire de nouvelles connaissances, non seulement sur les risques émergents, mais aussi sur les risques qui se cumulent au cours de la vie professionnelle et au-delà. À ce titre, le travail peut être analysé comme un terrain particulier d'expression des conflits de normes qui traversent la discipline et qui, précisément, compliquent l'émergence d'un discours scientifique sur les responsabilités au/du travail. Au cœur de ces tensions, les débats autour de l'inférence causale occupent une place centrale, aussi bien par leurs implications en termes de prévention que de réparation. Les modèles de multi-causalité qui renvoient à des régimes de responsabilités partagées tendent finalement à accorder un poids prépondérant aux facteurs dits comportementaux, y compris dans l'analyse des différentiels de santé et de mortalité entre groupes socio-professionnels. Face à une certaine forme de cécité vis-à-vis des travailleurs cumulant les désavantages, certains chercheurs appellent à une prise en compte du travail dans ses différentes dimensions comme déterminant à part entière des inégalités sociales de santé.The epidemiological approach helps to provide scientific evidence of cause-and-effect relations with respect to population health. Applied to productive activities, it has contributed to advances in the regulation of occupational risks, sometimes beyond the walls of the factory. However, it has been difficult in recent decades to produce new knowledge, not only on emerging risks but also on those that accumulate throughout working life and beyond. In this respect, work can be analysed as a particular sphere in which conflicts of standards in epidemiology complicate the emergence of a scientific discourse on responsibilities of/at work. At the heart of these tensions, debates around causal inference hold a prominent place in view of their implications for prevention and compensation. Multi-causality models that refer to shared responsibilities eventually tend to give predominant weight to so-called behavioural factors, including in the analysis of the differentials in health and mortality between socio-occupational groups. Confronted with a certain form of blindness toward workers with multiple disadvantages, some researchers are calling for the epidemiological community to include work in its various dimensions as a determinant of social inequalities in health.
- Tous responsables ? Transformations du travail, métamorphoses de la responsabilité - Michel Lallement, Bénédicte Zimmermann
Comptes rendus
- Henri Bergeron, Patrick Castel, Sophie Dubuisson-Quellier, Jeanne Lazarus, Étienne Nouguez et Olivier Pilmis, Le Biais comportementaliste - Antonin Thyrard
- Louis Pinto, L'invention du consommateur. Sur la légitimité du marché - Sebastian Billows
- Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, Enrichissement. Une critique de la marchandise - Marlène Benquet
- Rémi Sinthon, Repenser la mobilité sociale - Joseph Cacciari
- Dominique Lorrain (dir.), Métropoles en Méditerranée. Gouverner par les rentes - Marie-Pierre Lefeuvre
- Alexandra Bidet, Caroline Datchary et Gérald Gaglio (dir.), Quand travailler, c'est s'organiser. La multi-activité à l'ère numérique - Sophie Bernard
- Gwenaële Rot et François Vatin, Au fil du flux. Le travail de surveillance-contrôle dans les industries chimique et nucléaire - Edwige Rémy
- Yannick Barthe, Les retombées du passé. Le paradoxe de la victime - Nicolas Dodier
- Phaedra Daipha, Masters of Uncertainty. Weather Forecasting and the Quest for Ground Truth - Maëlezig Bigi
- Iselin Strønen, Grassroots Politics and Oil Culture in Venezuela. The Revolutionary Petro-State - Doris Buu-Sao
- Lauren Edelman, Working Law: Courts, Corporations, and Symbolic Civil Rights - Jérôme Pélisse
- Philippe Juhem et Julie Sedel (dir.), Agir par la parole. Porte-paroles et asymétries de l'espace public - Sandrine Lévêque
- Dominique Memmi, Gilles Raveneau et Emmanuel Taïeb (dir.), Le social à l'épreuve du dégoût - Édouard Gardella
- Lisa McCormick, Performing Civility: International Competitions in Classical Music - Thomas Collas
- Danièle Hervieu-Léger, Le temps des moines. Clôture et hospitalité - Christophe Monnot