Contenu du sommaire : Pour qui écrivent les juges ?
Revue | Les cahiers de la justice |
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Numéro | no 2014/2 |
Titre du numéro | Pour qui écrivent les juges ? |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Édito
- Le droit pénal en fiction - p. 163-168
Tribune
- Pourquoi la motivation des verdicts de cours d'assises est une garantie de meilleure justice - François Saint-Pierre p. 169-174 Le but de la loi de 2011 qui impose désormais de motiver les verdicts de cours d'assises est double : permettre d'en comprendre les raisons et en garantir la cohérence. Sur le premier point, la loi n'a pas prévu la lecture à l'audience de cette motivation. C'est un défaut qui en limite l'utilité et qu'il serait opportun de corriger. Sur le second point, la Cour de cassation a surpris : elle procède à un examen concret des verdicts, censurant les motivations insuffisantes ou contradictoires. Tel est le principal enjeu de cette loi : nous garantir des verdicts de condamnation « divinatoires », de pure subjectivité, sans preuves suffisantes.The purpose of the reform requiring a statement of the reasons for assize court verdicts is twofold : to provide an understanding of the reasons for decisions and guarantee their consistency. On the former point, the law does not provide for this reasoning to be read out at the hearing. This is a shortcoming that limits its usefulness and should be corrected. On the second point, the Court of Cassation has proven to be a surprise : it is conducting a concrete examination of verdicts and rejecting any insufficient or contradictory reasoning. The key issue at stake in this law is to provide a guarantee against "divinatory", purely subjective convictions lacking sufficient evidence.
- Pourquoi la motivation des verdicts de cours d'assises est une garantie de meilleure justice - François Saint-Pierre p. 169-174
Dossier. Pour qui écrivent les juges ?
- Présentation - p. 175-176 La motivation de ses décisions est un indicateur de l'évolution récente du juge. Motiver, on le sait, c'est d'abord donner ses raisons, faire comprendre le sens d'une décision, échapper à l'arbitraire. C'est aussi une manière de produire la jurisprudence et d'en contrôler la cohérence par l'appareil juridictionnel. Selon les cultures, le style de la motivation dépend de la conception du pouvoir reconnu au juge. Alors qu'en common law, les juges détaillent leur argumentation dans de longues motivations (y compris avec des opinions séparées), la tradition continentale préfère la motivation brève, sèche ou « cachée » (Pascale Paquino).Mais l'intérêt de ce dossier des Cahiers de la justice est de montrer qu'au contact des sociétés démocratiques, les juges (et le législateur) prennent conscience des exigences inhérentes à leur rôle nouveau. Naturellement l'héritage issu des cultures juridiques subsiste mais il se réduit. La volonté de contrôle des écarts de jurisprudence traditionnellement appelées « rebellions des juges » tend à s'effacer (C. Otero). À cette relation verticale où la Cour de cassation est « la sentinelle de la loi » se substitue une relation horizontale. L'argumentation conséquentialiste (l'art de juger selon les conséquences socialement utiles) fréquemment utilisée en common law apparaît dans les cours suprêmes françaises. L'article de Fabrice Hourquebie prolonge ceux, publiés jadis dans les Cahiers, de Pierre Legrand sur le raisonnement des juges de la Cour suprême américaine et de Ruth Sefton-Grenn sur les policy considerations du droit anglais. 1Malgré la tradition de brièveté, nos cours souveraines savent désormais motiver pour un auditoire universel en y voyant « non seulement une obligation légale mais aussi une exigence démocratique » comme l'observe Gilles Pélissier pour le Conseil d'État. C'est un renversement majeur analysé par Mathilde Cohen d'un point de vue comparatiste : « aujourd'hui l'obligation de motiver est souvent présentée comme un droit du justiciable et du public plutôt que comme une contrainte visant à restreindre le pouvoir judiciaire. » Cécile Chainais évoque aussi, d'un point de vue historique et philosophique, le passage d'un système où l'absence de motivation signifie l'autorité (sous l'Ancien régime) à un autre système où l'exigence de motivation est, à l'inverse, un facteur de légitimité et d'autorité au sens d'un « souci de persuasion. »Nos cours d'assises changent elles aussi sous l'influence des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme. C'est ainsi que depuis la loi de 2011, elles motivent leur arrêt dans une feuille spéciale. Même si cette loi est à parfaire comme le souligne la tribune de François Saint-Pierre, les présidents de cour d'assises interviewés dans ce numéro des Cahiers sont unanimes pour en montrer l'intérêt mais aussi le paradoxe persistant entre l'intime conviction et la raison écrite.Plus profondément, cet effort de justification témoigne d'une recherche de légitimité du juge. Comme le souligne le vice-président du Conseil d'État Jean Marc Sauvé « au service du justiciable, le juge est acteur de sa légitimité qui n'est pas acquise et qui, au contraire, tend à être régulièrement remise en cause » 2. Le juge argumente toujours pour persuader. Mais il sort de l'ordre juridictionnel ou de la sédimentation jurisprudentielle. Sa communication est interne mais aussi externe. Elle s'adresse potentiellement à tous les citoyens en utilisant les moyens électroniques qui lui sont offerts. Elle concerne les cours suprêmes bien sûr, les cours d'assises, les tribunaux correctionnels dont on sait l'attention portée aux victimes, mais aussi toute décision de justice dès lors qu'elle est attendue par le public.Alors qu'il n'a pas de légitimité démocratique au sens strict du terme, le juge-écrivain adresse son oeuvre à un auditoire multiple qu'il s'agisse des cours supérieures (pour faire jurisprudence), de la partie perdante, du public (pour en faciliter la compréhension) ou du système judiciaire lui-même dont il donne une image de transparence et d'autolimitation. C'est un mouvement qu'avait anticipé le grand logicien Chaim Perelman dans les années 1970. Nos juridictions, à l'image des tribunaux internationaux et de ceux de common law, donnent, disait-il, un supplément d'autorité à leurs décisions en nous persuadant qu'elles sont « équitables, opportunes, socialement utiles ». 3
- De la motivation - Remarques préliminaires - Pasquale Pasquino p. 177-185 Cet article se limite à présenter des observations préliminaires d'ordres théorique et historique concernant la question de la motivation de cours de justice et notamment des juridictions suprêmes. Une attention particulière est portée à la différence entre la tradition anglaise du « judge made law » par opposition à l'histoire du pouvoir judiciaire en France car ces différentes traditions aident à expliquer les formes diverses de la motivation de justice dans les deux cultures.The article presents some few theoretical and historical remarks concerning the _reason giving_ of the courts of justice and notably of supreme and constitutional courts. It focus notably on the difference between the English old tradition of _Judge-made-law_ by opposition to the history of the judicial power in France, since these different traditions can help to understand the diverse modalities of the judicial reason giving in the two cultures.
- Les cours souveraines et leur nouveau public - Mathilde Cohen p. 187-198 Au début du XXIe siècle, une cour souveraine forte, qu'elle soit nationale ou supranationale, apparaît comme une garantie de l'état de droit et de la démocratie contre les intérêts particuliers des partis politiques et autres groupes organisés - au niveau national - et des États - au niveau international. La notion de motivation et son évolution sont la clé de ce nouvel ordre institutionnel. La motivation des décisions de justice n'est cantonnée ni à son rôle de garantie contre l'arbitraire des juges ou l'erreur judiciaire ni à celui de faciliter le contrôle des tribunaux. Elle est devenue tout au contraire un facteur de légitimation du pouvoir des juges.At the beginning of the Twenty-first century, a strong high court, be it national or supranational, represents a guarantee of democracy and rule of law against political parties and other organizations' particular interests (at the national level) and states (at the international level). The push for reason-giving is a key factor in this new institutional order. Requiring that judges explain their decisions is no longer, or at least not exclusively, a tool for monitoring them and keeping them in check. Quite the reverse, reason-giving has become a legit/matizing factor for judicial power.
- L'argument conséquentialiste dans les décisions de justice - Fabrice Hourquebie p. 199-217 Le processus qui consiste à tester les alternatives possibles d'une décision de justice par l'évaluation de ses effets juridiques mais aussi sociaux, économiques, voire même politiques, est au coeur de la motivation des décisions des juges anglo-saxons. À son tour, le juge continental recourt à cette argumentation conséquentialiste sans pour autant le revendiquer explicitement.The process that consists in testing the possible alternatives in a court decision by assessing not only their legal, but also their social, economic or even political effects lies at the heart of the reasoning behind decisions by judges in the English-speaking world. In turn, judges in mainland Europe are turning to such consequentialist arguments, although without explicitly saying so.
- La réflexion de la juridiction administrative sur la rédaction de ses décisions - Gilles Pellissier p. 219-228 Pour la première fois de son histoire, la juridiction administrative a entrepris une vaste réflexion collective sur les améliorations qui pourraient être apportées à la rédaction de ses décisions de justice, afin de les rendre plus compréhensibles pour les justiciables sans sacrifier la rigueur du raisonnement juridique ni les principes fondamentaux de leur élaboration. Cette réflexion, qui s'est déroulée sur plus d'une année, a donné lieu à un rapport remis au mois d'avril 2012 qui formule, au terme d'une analyse de toutes les composantes de la décision de justice, dix-huit propositions, dont les plus novatrices font actuellement l'objet d'une expérimentation au Conseil d'État, qui sera ensuite étendue aux autres juridictions administratives.For the first time in its history, the administrative court has undertaken a far-ranging collective review of the improvements that could be made to the wording of its decisions in order to make them more comprehensible for the parties, without sacrificing the precision of their legal reasoning or the fundamental principles underlying them. This review lasted over a year and culminated in a report submitted in April 2012. After analysing all the components of judicial decisions, the report made 18 recommendations, the most innovative of which are currently the subject of an experiment at the Council of State before being rolled out to the other administrative courts.
- Écrire pour dialoguer ou se rebeller ? - Christophe Otero p. 229-239 L'usage par les juridictions de la motivation témoigne de la façon dont elles définissent leur rôle et désirent être perçues. Elles sont tournées vers la défense d'intérêts pratiques et stratégiques que l'Ancien Régime appelait rébellion mais où nous voyons une volonté de dialogue. Qu'elles cherchent l'échange ou la contestation, les juridictions veulent asseoir la légitimité de leurs positions et la reconnaissance de leur propre autorité.The way the courts make use of reasoning is a sign of the way in which they define their role and wish to be perceived. Their focus is on a defence of practical and strategic interests seen by the Ancien Régime as rebellion, but in which we prefer to see a desire for dialogue. Whether dialogue or dispute is their aim, what the courts are seeking to do is to establish the legitimacy of their positions and recognition of their own authority.
- La motivation des sanctions, entre dits et non-dits - Cécile Chainais p. 241-258 La motivation des sanctions révèle, en pratique, une tension entre l'explicite et l'implicite, entre dits et non-dits. Des logiques inavouées, d'ordre sociologique notamment, gouvernent bien souvent les pratiques de la motivation. Des liens intimes se nouent ainsi entre la légitimité de l'instance sanctionnatrice et les modalités de la motivation qu'elle adopte. Traditionnellement, l'autorité ne se justifie pas : mieux vaut ne pas motiver ou, du moins, motiver le plus brièvement possible. Mais un changement de paradigme s'opère sur fond de redéfinition de la légitimité démocratique : le soin apporté à une motivation développée et patiemment argumentée devient un élément fondamental de la persuasion, sans laquelle nulle sanction ne peut être perçue comme légitime.In practice, reasoned verdicts reveal the tension between the explicit and the implicit, between what is said and what is not, with reasoning practices often being governed by unavowed arguments, in particular of a sociological nature. In this process, there are also intimate links between the legitimacy of the body handing down the verdict and the terms of its reasoning. Traditionally, an authority does not justify itself : it is better not to give any reasons at all or, at the very least, to keep those reasons as brief as possible. But a change of paradigm is underway, against the backdrop of a redefinition of democratic legitimacy : the care taken in drafting detailed and patiently argued reasoning becomes a fundamental component of persuasion, without which no punishment can ever be perceived as legitimate.
- Présentation - p. 175-176
Chroniques
- Les autres ne peuvent pas être l'enfer : À propos de l'application du droit « autochtone » au Canada, et d'autres expériences de diversité juridique - Jean-Louis Gillet p. 259-265 Maintes régions du globe connaissent des pluralités de cultures conduisant dans une même entité politique à une « diversité juridique », c'est-à-dire à la coexistence de plusieurs systèmes normatifs cohérents, créateurs de droits et d'obligations et générateurs de litiges. Quand elle est assumée et respectée, cette diversité conduit les juges étatiques à un rôle délicat, porteur de difficultés mais aussi d'une meilleure connaissance d'autrui et de promesses de synthèse et de valorisation personnelle. Juger ainsi en pouvant appliquer un droit « autre » fait partie de la mission judiciaire dans plusieurs pays du périmètre francophone, comme le montre un ouvrage collectif récemment paru sous l'égide de l'Agence universitaire de la francophonie.Many regions around the world have a plurality of cultures resulting in « legal diversity » within a single political entity, meaning the co-existence of several coherent normative systems creating rights and obligations and generating disputes. When State judges come to terms with and respect this diversity, they find themselves in a sensitive situation which has its difficulties, but also one that brings a better understanding of others and an opportunity to bridge the gap and find personal fulfilment. Judging in this way, with the possibility of applying "another" law, is a part of the judicial remit in several countries in the French-speaking world, as shown in a collective work published recently under the aegis of the Agence Universitaire de la Francophonie.
- La probation et ses acteurs - Ludovic Jamet, Philip Milburn p. 267-282 L'évolution juridique et politique récente a visé à conférer une certaine autonomie à l'activité de probation récemment renommée « prévention de la récidive » : les conseillers ne sont plus placés sous l'autorité des juges d'application des peines. Cependant, les services de probation ont été chargés d'une série de nouvelles mesures et l'intensification de leur activité et l'informatisation ont tendu à les éloigner des juges et de l'environnement judiciaire et pénitentiaire. Et ils n'ont non plus la possibilité de développer un partenariat extra-judiciaire pour faciliter leur mission d'insertion.Recent legal and policy changes aimed to confer some autonomy to probation activities in France, which were lately renamed "prevention of reoffending". Probation agents are not put under the authority of judges in charge of sentence supervision. In the meantime, probation services have been charged with a series of new measures whilst work intensification and IT devices tended to dig a gap with judges and the judiciary and penitentiary environment. They are not enabled either to develop extra-judiciary partnerships to facilitate their rehabilitation mission.
- Le juge, frein nécessaire ou obstacle à la répression ? - Vincent Sizaire p. 283-295 La montée en puissance de la logique répressive sécuritaire au cours des quinze dernières années a porté au paroxysme le conflit normatif fondateur du droit pénal moderne, en plaçant l'autorité judiciaire dans la position de garant de la pérennité du modèle répressif républicain. Rempart contre l'extension démesurée des prérogatives des autorités répressives comme au développement d'une dynamique de rigidité punitive, le juge pénal ne pourra quitter cette position périlleuse qu'au bénéfice d'une nouvelle politique criminelle, qui renoue avec l'idée « révolutionnaire » de sûreté.The increasingly repressive, securitarian approach witnessed over the past fifteen years has brought the founding normative conflict of criminal law to a head, placing the judicial authority in the position of the guardian of the longstanding repressive model of the French Republic. As the last bastion against the excessive extension of the prerogatives of the law-enforcement authorities and the development of a rigidly punitive approach, the only way out of this perilous position for the criminal judge is a new criminal policy restoring the notion of "Security" handed down by the French Revolution.
- La motivation des verdicts des cours d'assises. Le point de vue des praticiens - Nadia Ajjan, Olivier Leurent, Benoit Mornet, Denis Roucou p. 297-309 La loi du 10 août 2011 sur la participation des citoyens au fonctionnement de la justice pénale et le jugement des mineurs impose depuis le 1er janvier 2012 de motiver les arrêts d'assises (Art. 365-1 du code de procédure pénale). Une feuille de motivation doit être annexée à la feuille des questions pour énoncer « les principales raisons qui, pour chacun des faits reprochés à l'accusé, ont convaincu la cour d'assises ». Le but est de renforcer les garanties contre l'arbitraire et de favoriser la compréhension de la condamnation par l'accusé. Les Cahiers de la Justice ont interviewé quatre présidents de cour d'assises sur leur pratique après deux ans d'application de cette loi.Since 1st January 2012, the law of 10 August 2011 on the participation of citizens in the working of criminal justice and the judgement of minors has required that assize court decisions must be reasoned (Art 365-1 of the Criminal Procedure Code). A statement of reasons must be appended to the question sheet to set out "the main items of evidence against the defendant which persuaded the assize court in respect of each of the charges against him". The aim is to provide stronger guarantees against arbitrary decisions and to improve the accused's understanding of the conviction. Les Cahiers de la justice interviewed four assize court presidents about their practice, two years on from the application of the law.
- Les autres ne peuvent pas être l'enfer : À propos de l'application du droit « autochtone » au Canada, et d'autres expériences de diversité juridique - Jean-Louis Gillet p. 259-265
Lire | voir | entendre
- À l'aide ou le rapport W, d'Emmanuelle Heidsieck - De l'usage de l'anticipation juridique - Sandra Travers de Faultrier p. 311-314
- Bamako, film de A. Sissako - Un procès à cour ouverte - Claude Mignot p. 315-317
- « Porter leur voix. Un avocat sans effet de manche » de Laure Heinich - François Louis Coste p. 319-321
- Les voies du doute de deux magistrats, à propos de « Que justice soit rendue » et « Le chemin des morts » - Marie-Hélène Vetro p. 323-328
- Le géant égoïste, film anglais de Clio Barnard (2013) - Denis Salas p. 329-333
- Quatrième de couverture - p. 336