Contenu du sommaire : Réformer (avec) les sciences sociales en Union soviétique
Revue | Revue d'histoire des sciences humaines |
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Numéro | no 40, 2022 |
Titre du numéro | Réformer (avec) les sciences sociales en Union soviétique |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Dossier
- Préambule - Isabelle Gouarné, Olessia Kirtchik p. 7-8
- La « modernité » des sciences sociales soviétiques - Isabelle Gouarné, Olessia Kirtchik p. 9-42
- La science politique est-elle une affaire politique ? - Thibaud Boncourt, Pierre-Louis Six p. 43-83 Cet article étudie le Congrès mondial de science politique organisé à Moscou en 1979 par l'Association internationale de science politique (AISP). En démontrant que cette manifestation n'est pas politique par essence, il entend contribuer à une analyse des rapports entre science politique et pouvoir politique au XXe siècle. Il met d'abord au jour les conditions de possibilité d'un tel événement et montre que, dans le contexte de la guerre froide, la tenue du congrès s'explique par les formes de politisation et de dépolitisation dont il fait alternativement l'objet. L'article analyse ensuite le déroulement du congrès et plus particulièrement les mobilisations de certains savants soviétiques, qui le constituent en ressource pour œuvrer à l'institutionnalisation de la science politique en URSS. Enfin, l'article revient sur les effets politiques et scientifiques de l'événement et avance l'idée selon laquelle le congrès contribue à faire évoluer l'espace du politiquement dicible en URSS par la figure du politologue qu'il valorise et inscrit dans un univers médiatique soviétique. L'article insiste aussi sur le fait que l'événement modifie durablement les pratiques de l'AISP et, de ce fait, les logiques d'internationalisation de la discipline.This article focuses on the World Congress of Political Science organised in Moscow in 1979 by the International Political Science Association (IPSA). By showing that this event is not political in essence, the article seeks to contribute to an analysis of the relationship between political science and political power in the 20th century. We start by examining the conditions of possibility of such an event, showing that the holding of the Congress, in the context of the Cold War, can be explained by the forms of politicisation and depoliticisation to which it was alternately subjected. We then analyse the congress itself and, more particularly, the mobilisation of certain Soviet scholars, who harnessed it to working towards institutionalising political science in the Union of Soviet Socialist Republics (USSR). Lastly, the article returns to the political and scientific effects of this event, and suggests that the congress helped develop the space of what could be expressed politically in the USSR, through the figure of the political scientist, which it valorises and inscribes within the world of the Soviet media. The article also insists on the fact that the event lastingly modified the practices of the IPSA and, consequently, the logics of internationalisation of the discipline.
- Cold War Anthropology From Both Sides of the Iron Curtain - Sergei Alymov p. 85-109 Cet article cherche à enrichir la compréhension de l'anthropologie pendant la guerre froide en prenant en compte l'histoire des contacts et du dialogue entre les anthropologues soviétiques et américains, de 1945 à 1964. Se positionnant surtout du côté soviétique, l'article démontre que l'isolement de l'ethnographie soviétique, qui a atteint son point culminant vers la fin du stalinisme, n'était jamais absolu. Parmi les thèmes abordés : la reprise des contacts entre les chercheurs américains et soviétiques dans la seconde moitié des années 1950 ; la participation soviétique aux congrès anthropologiques internationaux et ses effets sur les développements théoriques de l'anthropologie soviétique ; et la mise en place, les publications et les conséquences du 7e Congrès international des sciences anthropologiques et ethnologiques (CIAES) et de la réunion d'experts sur les aspects biologiques de la race, qui se sont tenus à Moscou en 1964. L'article démontre que ces événements ont contribué à élargir le champ du marxisme soviétique et à introduire de nouveaux domaines de recherche (tels que l'anthropologie psychologique) dans le monde universitaire soviétique. À la longue, l'ethnographie soviétique est devenue un centre alternatif de consolidation pour les anthropologues occidentaux de gauche et pour les chercheurs des pays postcoloniaux.This paper seeks to widen the understanding of Cold War anthropology by considering the history of contacts and dialogue between Soviet and American anthropologists from 1945 to 1964. Focusing mainly on the Soviet side, it argues that the isolation of Soviet ethnography was never complete, although it reached a highpoint during late Stalinism. The paper considers the resuming of contacts between US and USSR scholars in the second half of the 1950s; Soviet participation in international anthropological congresses and its effects on theoretical developments in Soviet anthropology; and the preparation, proceedings and consequences of the 7th International Congress of Anthropological and Ethnological Sciences (ICAES) and the Expert Meeting on the Biological Aspects of Race, held in Moscow in 1964. The paper argues that these events were instrumental in widening the confines of Soviet Marxism and introducing new research areas (such as psychological anthropology) into Soviet academia. This enabled ethnography in the USSR to present itself as an alternative centre of consolidation for both Western left-leaning anthropologists and scholars from postcolonial countries.
- Soviet Industrial Sociology, 1960s-1970s - Sheila Pattle p. 111-132 Pour comprendre le développement rapide de la sociologie industrielle soviétique dans les années 1960, il faut franchir l'enceinte de l'Académie des sciences de Moscou pour se focaliser plutôt sur des environnements locaux spécifiques, où des établissements d'enseignement supérieur ont créé des instituts de recherche en sociologie. Le travail de ces instituts comprenait à la fois la recherche scientifique et de nombreux projets réalisés dans le cadre de contrats économiques avec des entreprises industrielles. Ces projets sous contrat ont certainement encouragé la croissance rapide des instituts de sociologie et le nombre de sociologues dans les années 1960 et 1970. Toutefois, le redéploiement des résultats de ces projets à des fins universitaires et scientifiques s'est heurté à d'importantes contraintes. En outre, la sociologie a plus largement adopté un conformisme idéologique à partir de 1972. En conséquence, les responsables scientifiques des instituts se sont concentrés sur la construction d'un consensus autour de la méthodologie de la recherche sociologique.To understand the rapid development of Soviet industrial sociology in the 1960s, it is essential to look beyond the Academy of Sciences in Moscow and focus instead on very specific local environments where higher educational institutions established sociological research institutes. The institutes' work comprised scientific research projects and numerous projects carried out under economic contracts with industrial enterprises. The latter certainly supported the rapid growth in the numbers of institutes and sociologists in the 1960s and 1970s. However, there were significant constraints in redeploying the project results for academic purposes. In addition, sociology more broadly turned towards ideological conformism from 1972. As a result, the institutes' scientific leaders focused on constructing a consensus around the methodology of sociological research.
- Le Symposium international sur l'inconscient de Tbilissi, 1979 - Tamara Svanidzé p. 133-160 En 1979 a eu lieu, à Tbilissi, un symposium international consacré à l'inconscient organisé sous l'égide de l'Académie des sciences de Géorgie, qui reste une grande date dans l'histoire du dialogue dans le domaine des sciences humaines entre les Occidentaux et les Soviétiques. L'analyse historique de ce congrès, tributaire d'une triple logique – géorgienne, soviétique et internationale – permet la reconstruction de l'itinéraire de l'école géorgienne de psychologie en interaction avec les conditions de possibilité du développement de la psychanalyse en URSS. Le symposium s'inscrit dans la tentative de renouveau critique de l'inconscient liée aux stratégies de la conjoncture internationale de l'époque, comme l'illustrent les péripéties de son organisation. Cette imbrication autorise une réévaluation des possibilités de circulation des savoirs entre l'Est et l'Ouest, dans une perspective transnationale.In 1979, an International Symposium on the Unconscious took place in Tbilisi, organised under the aegis of the Georgian Academy of Science. To this day, it is a milestone in the history of the dialogue between the West and the Soviet Union in the field of the human sciences. An historical analysis of this event, which was based on a threefold logic—Georgian, Soviet and international—enables us to reconstruct the development of the Georgian school of psychology in its connection with the conditions of possibility of the development of psychoanalysis in the USSR. The symposium was part of the attempt to rehabilitate the unconscious, linked to the strategies of the international situation of the time, as illustrated by the events surrounding its organisation. These interconnections open onto a reevaluation of the circulation of knowledge between East and West, in a transnational perspective.
- La sociologie des religions entre demande étatique et défi du terrain - Kristina Kovalskaya p. 161-180 L'athéisation est demeurée une préoccupation centrale de l'État soviétique entre les années 1920 et les débuts de la perestroïka. Après la mort de Staline, la reprise des campagnes idéologiques antireligieuses en appela notamment à la constitution d'une nouvelle expertise du fait religieux, afin de légitimer scientifiquement l'idéologie athéiste. Si l'expertise sollicitée devait témoigner des succès de la sécularisation en URSS, elle visait aussi à constituer un véritable savoir sur la population du pays et questionner les « survivances » des pratiques religieuses, afin d'y remédier. Ainsi émergea une « sociologie des religions », spécialité qui n'existait pas auparavant. Loin de constater la disparition imminente des pratiques religieuses, c'est au contraire leur persistance généralisée qui fut constatée. À travers l'examen des trajectoires contrastées de Iouriï Liévada et Rémir Lopatkine, cet article vise à comprendre les mécanismes de fonctionnement de la recherche et les stratégies de ces deux intellectuels soviétiques, et notamment leur façon de « faire avec » ou de résister à l'encadrement politique.Imposing atheism was a central preoccupation of the Soviet State between the 1920s and the beginning of perestroika. After Stalin's death, the resumption of anti-religious ideological campaigns called for the constitution of a new expertise on religion in order to legitimate atheist ideology scientifically. This expertise was to testify to the success of secularisation in the USSR, but it also sought to build a real body of knowledge on the country's population and the ‘remnants' of its religious practices, in order to target these. Thus a previously inexistent speciality emerged, the ‘sociology of religion'. But far from confirming the imminent disappearance of religious practice, what was observed was its widespread persistence. By examining the contrasting trajectories of two Soviet intellectuals, Yuri Lievada and Remir Lopatkin, this article attempts to understand how their research was carried out, and their strategies, in particular how they “accomodated” or resisted the political framework.
- Practices and discourses of internationalisation - Teele Tõnismann p. 181-206 Cet article étudie l'internationalisation des sciences humaines et sociales (SHS) en Europe centrale et orientale (ECO) à travers l'exemple de la sociologie dans les trois pays baltes post-soviétiques – Estonie, Lettonie et Lituanie – avant et après l'effondrement de l'Union soviétique. En comparant les pratiques et les discours des sociologues, l'article analyse comment les chercheurs se sont approprié l'injonction à l'internationalisation dans la perspective de leur socialisation professionnelle et des politiques scientifiques nationales. Il démontre notamment comment les ressources de l'ère soviétique ont été transformées et redéployées dans le nouveau contexte politique afin de consolider la collaboration internationale. En retour, toutefois, l'internationalisation a servi symboliquement à perpétuer et à renforcer le caractère national de la sociologie. L'article remet en question l'opposition binaire entre les sociologues « idéologues » et « professionnels » de l'ère soviétique, et contribue ainsi à une meilleure compréhension du développement singulier des sciences humaines dans les PECO.This article studies the internationalisation of Central and Eastern European (CEE) social sciences and humanities (SSH) through the example of sociology in the three post-Soviet Baltic countries—Estonia, Latvia, and Lithuania—before and after the collapse of the Soviet Union. While comparing sociologists' practices and discourses, the article analyses how the injunction to internationalise was seized by scholars in the perspective of their professional socialisation and national science policies. It shows that Soviet-era resources were converted and reused for consolidating international collaboration in the new political context. At the same time, internationalisation was used symbolically to perpetuate and reinforce the national character of sociology. This article questions the binary opposition between ‘ideological' and ‘professional' sociologists during the Soviet era, and thus contributes to a better understanding of the idiosyncratic development of SSH in CEE countries.
Document
- Политика и наука - p. 209-218
- Pourquoi faire la publicité d'une « science bourgeoise » dans la Pravda ? - Pierre-Louis Six p. 219-238 Dans l'historiographie de la science politique en Russie, la tribune de Fiodor Bourlatski intitulée « La politique et la science », publiée le 10 janvier 1965, est régulièrement présentée comme un classique de la discipline révélateur des difficultés d'institutionnalisation d'une science du politique en URSS. Son support, la Pravda, journal du Comité central du Parti communiste de l'Union soviétique intrigue : le document questionne les contributions non académiques à la construction des sciences sociales. En insistant sur les apports de la presse dans l'histoire des sciences sociales, ce travail montre que le journal, loin d'être simplement une caisse de résonance ou le miroir déformant de luttes savantes, constitue un instrument majeur d'une lutte pour l'institutionnalisation de la science politique en URSS. Ce commentaire se propose dès lors de donner des pistes d'analyse sur les conditions de médiatisation des enjeux scientifiques en URSS, de montrer l'utilisation faite du journal par des savants à des fins de construction disciplinaire et de sonder, enfin, le rapport entre la construction d'une discipline et ses usages dans l'espace public.In the historiography of political science in Russia, Fiodor Burlatsky's article entitled “Politics and Science”, published on 10 January 1965, is regularly cited as a classic of the discipline, revealing the difficulties of institutionalising a science of politics in the USSR. The medium of the publication—the newspaper of the Central Committee of the Communist Party of the Soviet Union, Pravda—was an intriguing choice. It raises the question of the non-academic contributions to the construction of the social sciences. This article focuses on the contributions of the Press to the history of social science, and shows that the newspaper, far from being a mere sounding board or distorting mirror of scholarly conflicts, is an important instrument in the struggle for the institutionalisation of political science in the USSR. We shall suggest some analytical approaches to the conditions of mediation of scientific issues in the USSR, to show the use made of newspapers by scholars with a view to constructing the discipline, and, lastly, exploring the relationship between the construction of a discipline and its uses in the public arena.
Varia
- Transformer l'éducation par les films - Sylvain Wagnon p. 241-253 Le mouvement de l'éducation nouvelle s'est développé à partir du début du XXe siècle en affirmant une vision nouvelle de l'enfant par la prise en compte de ses besoins et de ses intérêts dans les apprentissages. Quel est le rôle du cinéma dans le développement de ces pédagogies nouvelles ? Dans une première partie, l'analyse portera sur l'étude du cinéma au sein du courant pédagogique d'éducation nouvelle fondé par le psychologue belge Ovide Decroly (1871-1932), qui fut, depuis sa création jusqu'à aujourd'hui, l'un des plus actifs dans cette tendance à recourir au cinéma. Dans une seconde partie, nous analyserons Heureux enfants (1955), un film singulier écrit par Amélie Hamaïde (1888-1970), qui se situe simultanément dans la lignée des films médicaux du pédagogue Ovide Decroly et des films documentaires d'Henri Storck. En quoi Heureux enfants représente-t-il un moyen à la fois d'internationaliser la pédagogie Decroly et d'en maintenir l'« orthodoxie » ?The new education movement emerged at the beginning of the 20th century with a new vision of children, which took into account their needs, and their own interests in what is being taught. Cinema played, and still plays, a large role in the development of these new pedagogies. Our analysis in the first part will focus on the study of cinema within this new educational movement founded by the Belgian psychologist Ovide Decroly (1871-1932), who was, from the start, one of the figures who used cinema most extensively. In the second part, we will analyse Heureux enfants (1955), an unusual film written by Amélie Hamaïde (1888-1970), which is simultaneously in the tradition of the medical films of Ovide Decroly and the documentary films of Henri Storck. In what way does Heureux enfants represent a means of both internationalising Decroly's pedagogy and maintaining its “orthodoxy”?
- Transformer l'éducation par les films - Sylvain Wagnon p. 241-253
Géographies académiques
- Géographies académiques - p. 256
- Genèses et conséquences des transformations récentes de l'enseignement supérieur - Léonard Moulin p. 257-274 Les réformes récentes de l'enseignement supérieur s'inscrivent dans un processus de transformation profonde qui modifie la nature même de l'enseignement supérieur. L'objectif de cet article est d'inscrire ces transformations dans leur cadre théorique, celui de la théorie du capital humain, avant de montrer comment la conduite des politiques publiques s'inspire de ce cadre. En m'intéressant ensuite plus spécifiquement à la hausse des frais d'inscription et à l'introduction d'une forme de sélection dans les premiers cycles universitaires, j'observe quelles sont les potentielles répercussions de ces réformes sur les étudiants. Je conclus mon propos en montrant qu'il est possible de penser un autre modèle d'éducation, à rebours des politiques actuelles.The recent reforms in higher education are part of a process which profoundly transforms the very nature of higher education. The aim of this article is to study these transformations in their theoretical framework, namely the theory of human capital. We shall then show how public policies appropriate this framework. Focusing on the increase in tuition fees and the introduction of a form of selection in undergraduate education, we shall examine the potential impact of these reforms on students. Lastly, we will demonstrate that a different model of education can be envisioned, in stark contrast to current policies.
Débats, chantiers et livres
- Arunabh Ghosh, Making It Count. Statistics and Statecraft in the Early People's Republic of China - Shellen X. Wu p. 277-281
- Laurence Badel (dir.), Histoire et relations internationales. Pierre Renouvin, Jean-Baptiste Duroselle et la naissance d'une discipline universitaire - Ludovic Tournès p. 283-285
- Jenny Andersson, The Future of the World. Futurology, Futurists, and the Struggle for the Post-Cold War Imagination - Riel Miller p. 287-296
- Jean Leduc, Ernest Lavisse. L'histoire au cœur - Jean-François Condette p. 297-304
- Dylan Simon, Max Sorre, une écologie humaine. Penser la géographie comme science de l'homme - Christian Topalov p. 305-309
- Gabriel Galvez-Behar, Posséder la Science. La propriété scientifique au temps du capitalisme industriel - Maurice Cassier p. 311-314