Contenu du sommaire : Les sciences humaines et sociales en Amérique latine, XXe siècle
Revue | Revue d'histoire des sciences humaines |
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Numéro | no 42, printemps 2023 |
Titre du numéro | Les sciences humaines et sociales en Amérique latine, XXe siècle |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Dossier
- Introduction : le chantier latino-américain des sciences humaines et sociales - Rafael Mandressi p. 7-14
- L'enseignement des sciences sociales au Brésil - Marcia Consolim p. 15-48 L'objectif de cet article est d'analyser l'institutionnalisation des premiers cours de sciences sociales au Brésil à la lumière de la circulation des professeurs étrangers et brésiliens dans le pays tout au long des années 1930. Ainsi, il s'agit de faire une étude comparative des institutions et des cours de sciences sociales fondés dans les années 1930 dans quelques établissements d'enseignement supérieur – université de São Paulo, École libre de sociologie et de politique de São Paulo, université du District fédéral et université du Brésil – ainsi que des pratiques et des représentations des professeurs de ces institutions, afin d'identifier les facteurs conditionnant l'adhésion aux modèles nord-américain et français par les élites brésiliennes. L'hypothèse est que l'opposition entre la France et les États-Unis pour la domination intellectuelle en Amérique latine est homologue à la polarisation des élites dirigeantes régionales brésiliennes pour la légitimité intellectuelle dans l'enseignement supérieur national. En d'autres termes, les élites dirigeantes dominantes préfèrent les sciences sociales françaises, tandis que les dominées adoptent les références nord-américaines dans le but de légitimer leur position universitaire.The objective of this article is to analyze the institutionalization of the first social science courses in Brazil considering the circulation of foreign and Brazilian professors in the country throughout the 1930s. Thus, the aim is to make a comparative study of the institutions and courses of social sciences founded in the 1930s in some institutions—the University of São Paulo, Free School of Sociology and Politics of São Paulo, University of the Federal District and University of Brazil—as well as of the practices and representations of the professors of these institutions, in order to identify the factors conditioning the adherence to the North American and French models by the Brazilian elites. The hypothesis is that the opposition between France and the United States for intellectual domination in Latin America is homologous to the polarization of Brazilian regional ruling elites for intellectual legitimacy in national higher education. In other words, the dominant ruling elites prefer French social sciences, while the dominated ones adopt North American references in order to legitimize their academic position.
- The First Graduate School of Latin American Economic Studies (ESCOLATINA) between “Autochthonous” and International Logics (1956-1964) - Elisa Klüger, Johanna Gautier Morin, Thierry Rossier Après la Seconde Guerre mondiale, des organisations internationales et des instituts de recherche dédiés au développement de l'expertise locale ont prospéré en Amérique latine. Le désir de produire des connaissances appropriées pour résoudre les problèmes socio-économiques de la région a soulevé la question de l'autonomie intellectuelle et matérielle de ces organisations. Cet article combine histoire intellectuelle et sociale pour enquêter sur les premières années de la première École supérieure d'études économiques latino-américaines (ESCOLATINA), fondée au Chili en 1956. L'association de recherche d'archives, de biographie collective et d'analyse de séquences nous permet d'examiner les tensions entre, d'une part, la quête d'autonomie épistémique et le rapprochement avec d'autres sciences sociales et, d'autre part, l'influence du modèle nord-américain d'écoles supérieures d'économie ainsi que la dépendance à l'égard des ressources et des experts étrangers. L'histoire d'ESCOLATINA révèle également comment l'environnement académique et politique du Chili a façonné l'école et l'a transformée au fil du temps.After World War II, international organizations and research institutes dedicated to the development of local expertise thrived in Latin America. The desire to produce appropriate knowledge to solve the region's socio-economic problems raised the question of the intellectual and material autonomy of these organizations. This article combines intellectual and social history to investigate the early years of the first Graduate School of Latin American Economic Studies (ESCOLATINA), founded in Chile in 1956. The mixture of archival research, collective biography, and sequence analysis allows us to examine the tensions between, on the one hand, the quest for epistemic autonomy and rapprochement with other social sciences, and, on the other hand, the influence of the US model of graduate schools of economics together with the dependence on foreign resources and experts. The history of ESCOLATINA also reveals how the academic and political environment in Chile shaped the school and transformed it over time.
- Une histoire de nombreux soupçons et de quelques confirmations - Vania Markarian p. 85-100 En 1965, un scandale a secoué les sciences sociales latino-américaines et a eu pendant des années des répercussions sur l'attitude des universitaires et des intellectuels face aux offres de fonds étrangers pour mener à bien leurs activités. En effet, les dénonciations qui sont apparues au Chili sur les intentions du projet dit Camelot, ainsi que l'identification de ses financeurs au sein de l'appareil militaire du gouvernement états-unien, ont mis en alerte tous ceux qui, dans un contexte de restrictions budgétaires nationales, cherchaient de l'argent pour leurs recherches. En Uruguay, cela vint s'ajouter aux débats entourant le récent séminaire sur les élites latino-américaines, qui s'était tenu la même année à l'Universidad de la República sans provoquer trop de remous, mais avec quelques signaux d'alarme concernant l'organisation promotrice, le suspect Congrès pour la liberté de la culture (CLC). De façon de plus en plus évidente, ces questions ont été intégrées dans les débats publics sur la science et la politique, notamment ceux visant, à l'instar de débats similaires à l'échelle internationale, à définir le rôle des institutions universitaires et de recherche dans la promotion du développement et du changement social. Cet article analyse ces enjeux afin de comprendre comment et pourquoi la première tentative plus ou moins systématique de consolider la sociologie universitaire en Uruguay a échoué.In 1965, a scandal shook the Latin American social sciences and affected for years the positions of academics and intellectuals before offers of foreign funds to carry out their activities. Indeed, the complaints that emerged in Chile about the goals of the so-called Camelot Project, together with the tracking of its financiers to the military apparatus of the US government, alarmed those who, amidst budgetary restrictions at the national level, were looking for money for their research projects. In Uruguay, these deliberations coincided with the debates surrounding the recent Seminar of Latin American Elites, held that same year at the Universidad de la República without too much fuss, but with some alerts about the promoting body, the suspected Congress for Cultural Freedom. It was increasingly evident that these issues were imbricated in public discussions on science and politics, especially those that aimed, in line with similar global debates, to redefine the role of knowledge institutions in the promotion of social development and change. This paper analyzes all these events to understand how and why foundered the first more or less systematic attempt to consolidate sociology as a separate and legitimate academic discipline in the Uruguayan university.
- Les éclats du développement - Juan Pedro Blois, Mariana Heredia p. 101-122 Les savoirs modernes progressent en subdivisant les connaissances spécialisées. Mais les frontières entre les disciplines et les professions ne sont pas inscrites dans la nature. Les relations entre l'économie et la sociologie sont intéressantes car elles ont été marquées par des cycles de proximité et d'éloignement. En Argentine, l'intronisation du « développement » dans les années 1950 en tant qu'objectif de politique publique et point de mire des programmes universitaires a facilité la convergence. Les institutions aussi bien étatiques qu'internationales ont pris l'Amérique latine comme un objet singulier qui exigeait l'aide des deux types de spécialistes. En revanche, le gouvernement dictatorial de 1976 est intervenu dans l'université et l'administration publique, a contraint de nombreux chercheurs à l'exil et a encouragé l'antagonisme entre économistes et sociologues. Sur la base d'un vaste corpus, cet article reconstruit l'histoire de ce lien et montre comment les crises locales et les influences extérieures ont encouragé la coopération, l'opposition et l'indifférence entre ces spécialistes.Modern knowledge advances by subdividing specialized knowledge. But the boundaries between disciplines and professions are not inscribed in nature. The relations between economics and sociology are interesting because they have been marked by cycles of proximity and distancing. In Argentina, the enthronement of « development » in the 1950s as a public policy objective and the focus of academic agendas facilitated convergence. Both state and international institutions took Latin America as a singular object that demanded the assistance of both specialists. In contrast, the dictatorial government of 1976 intervened in the university and public administration, forced many researchers into exile, and encouraged antagonism between economists and sociologists. Based on a large corpus, this paper reconstructs the history of this link and shows how local crises and external influences encouraged cooperation, opposition, and indifference between these specialists.
- Ecuadorian Sociology or the Institutionalization of a Strange Discipline - Philipp Altmann p. 123-144 En Équateur, la sociologie existe en tant que discipline universitaire depuis 1915 et depuis les années 1960 en tant que programme diplômant. Ces plus de 100 années ont été marquées par plusieurs ruptures brutales et des changements moins visibles dans les tendances générales. L'un des principaux facteurs liés aux ruptures et aux tendances est constitué par les institutions et l'institutionnalisation de la sociologie et de disciplines situées à ses alentours. Il s'agit des universités, des associations professionnelles ou culturelles, des revues, de l'État, mais aussi des événements nationaux et internationaux et des activités des sociologues en dehors du monde universitaire. Elles ont créé les conditions de la sociologie positiviste initiale avec ses différentes perspectives, leur influence a permis une certaine professionnalisation et internationalisation dans les années 1950 et 1960 - et la rupture presque totale avec les sociologies antérieures dans les années 1970 qui a produit un nouveau style d'institutionnalisation qui reste d'actualité jusqu'à aujourd'hui. Ce texte révise la relation entre la recherche sociologique et les réflexions publiées et les différentes institutionnalisations dans lesquelles elles se sont produites. L'accent est mis sur la facilitation ou l'empêchement d'une pensée sociologique cohérente par rapport aux tendances internationales et au débat académique en Equateur même. Les principaux textes des sociologues les plus importants seront analysés en relation avec les institutionnalisations qui ont rendu leur production possible ou qui ont favorisé un certain style de sociologie.Sociology in Ecuador has existed as an academic discipline since 1915 and since the 1960s as a degree program. Those over 100 years are marked by several harsh ruptures and less visible changes in general tendencies. One main factor related to both ruptures and tendencies are the institutions and institutionalizations of and around sociology. They include universities, professional or cultural associations, journals, the state—but also national and international events and activities of sociologists beyond academia. They produced the conditions of early positivist sociology with its different perspectives, their influence permitted a certain professionalization and internationalization in the 1950s and 1960s—and the almost complete break with earlier sociologies in the 1970s that produced a new style of institutionalization that remains relevant up to the present day. This text will revise the relationship between sociological research and published reflections and the different institutionalizations in which they happened. The main focus is the facilitation or hindrance of a coherent sociological thought in relation to international tendencies and to the academic debate in Ecuador itself. The main texts of the most important sociologists will be analyzed in relation to the institutionalizations that made their production possible or favored a certain style of sociology.
- La science politique en Amérique latine : une discipline pluridisciplinaire - Daniel Buquet p. 145-169 En Amérique latine, la science politique s'est historiquement constituée à partir de la confluence de différentes disciplines : philosophie, histoire, droit, sociologie. Or, elle y est restée subsumée jusqu'à très récemment et n'a commencé à se différencier clairement qu'à partir de la troisième vague de démocratisation des années 1980. Cet article retrace les principaux moments de la science politique latino-américaine à la lumière de l'évolution de sa situation institutionnelle, en particulier dans les structures universitaires et académiques, mais aussi au regard des déplacements de ses centres d'intérêt, des orientations intellectuelles ayant prévalu en son sein et des débats qui l'ont traversée.In Latin America, political science was historically constituted from the confluence of different disciplines: philosophy, history, law, and sociology. However, it remained subsumed until very recently, and only began to clearly differentiate itself after the third wave of democratization in the 1980s. This article traces the main moments of Latin American political science in the light of the evolution of its institutional situation, particularly in university and academic structures, but also concerning the shifts in its centers of interest, the intellectual orientations that have prevailed within it, and the debates that have crossed it.
Document
- Mémoire pour la défense d'Henri Lefebvre - p. 172-178
- Une plaidoirie académique. Henri Lefebvre proteste contre son exclusion du CNRS - Dylan Simon p. 179-196
Varia
- Une science sur ordonnance - Brigitte Gaïti, Marie Scot p. 199-224 Cet article retrace la construction de la science politique comme discipline scientifique dans la France d'après-guerre : c'est à Sciences Po – lieu a priori peu propice à l'innovation disciplinaire, mais doté par l'ordonnance de 1945 d'une mission de recherche – qu'ont été institués en quelques années des cours et des diplômes, des collections éditoriales, une revue, une association, des laboratoires de science politique. Le contexte institutionnel d'après-guerre permet de comprendre la stratégie de création disciplinaire adoptée par Sciences Po, avec l'aide des fondations américaines pourvoyeuses de financements, de modèles épistémologiques et de légitimité scientifique, dans un champ universitaire aussi collaboratif que compétitif.This paper describes the development of political science as an academic discipline in post-war France. In just a few years, Sciences Po, a professional school rather than a research institution, established by Executive Order in 1945 in order to “promote research”, has offered academic programmes and degrees, founded an academic journal, several editorial collections, a professional association, and created several research centres in political science. The post-war French academic context accounts for Sciences Po's disciplinary investment, backed by the US philanthropic foundations which provided money, scientific recognition, and epistemic models.
- Le genre d'une revue disciplinaire - Yves Déloye p. 225-251 L'enquête menée entend contribuer à une histoire sociale de la science politique à travers l'étude critique de l'institution particulière qu'est la Revue française de science politique (RFSP) : il s'agit ici, au prisme de cette dernière, de questionner les raisons d'une féminisation tardive de la science politique en France. Trois points d'analyse sont proposés : une première investigation concerne la place relative et longtemps déséquilibrée des femmes et des hommes dans le fonctionnement interne de la revue ; une deuxième recherche porte sur l'évolution du rapport de genre parmi les signataires des différentes rubriques de la RFSP (articles, notes de recherche, notices bibliographiques…) et un troisième point d'observation est fourni par une brève analyse des thèmes privilégiés par la revue pour rendre compte de l'étude des femmes et du genre en politique de 1951 à nos jours.The investigation carried out intends to contribute to a social history of political science through the critical study of the particular institution that is the Revue française de science politique (RFSP): it is a question here, through the prism of the latter, of questioning the reasons for a late feminization of political science in France. Three points of analysis are proposed: a first investigation concerns the relative and for a long time unbalanced place of women and men in the internal functioning of the journal; a second investigation concerns the evolution of the gender ratio among the signatories of the different sections of the RFSP (articles, research notes, bibliographic notes...) and a third point of observation is provided by a brief analysis of the themes privileged by the journal to give an account of the study of women and gender in politics from 1951 to the present day.
- Une science sur ordonnance - Brigitte Gaïti, Marie Scot p. 199-224
Géographies académiques
- Géographies académiques - p. 254
- Scientific Production and Gender Inequalities in Two Academic Elites: Brazil and Argentina - Fernanda Beigel, Ana María Almeida, Osvaldo Gallardo, Luciano Digiampietri, Soledad Gomez, Marcia Rangel Candido, Alejandra Ciriza, Pia Rossomando, Marilia Moschkovich, Mario Pecheny p. 255-280 Malgré leurs contextes nationaux relativement similaires, leur proximité géographique et leurs expériences historiques et culturelles comparables, le Brésil et l'Argentine présentent des différences notables en termes de systèmes de Recherche & Développement, de procédures d'évaluation de la recherche et de morphologie de leurs élites universitaires. Cependant, ils partagent des voies similaires d'intégration dans l'arène universitaire internationale, ainsi que la prédominance de groupes à vocation nationale dans le cadre d'un système de financement essentiellement public. L'analyse de deux populations concrètes de chercheurs du Consejo Nacional de Investigaciones Científicas y Técnicas (CONICET) et du Conselho Nacional de Desenvolvimento Científico e Tecnológico (CNPq) révèle des combinaisons d'inégalités intersectionnelles distinctes, bien qu'il s'agisse d'élites universitaires fortement internationalisées. Dans cet article, nous décrivons les deux champs nationaux et les populations cibles en termes d'âge, de position et d'affiliation institutionnelle. Compte tenu de la composition différente de ces deux populations en termes de genre, nous observons des analogies significatives en ce qui concerne la publication et, en particulier, la publication en anglais. Enfin, nous discutons des positions des auteurs, en montrant comment les inégalités intersectionnelles affectent les femmes, en reliant cette image générale à l'impact des citations dans Google Scholar et en décrivant comment les territoires de genre sont construits parmi les chercheurs les plus cités.Despite their relatively similar national contexts, geographical proximity, and comparable historical and cultural experiences, Brazil and Argentina show relevant differences in terms of R&D systems, research assessment procedures and the morphology of their academic elites. However, they share similar paths of integration to the international academic arena, along with the prevalence of nationally oriented groups under a primarily public funding system. Diverse combinations of intersectional inequalities can be found when analyzing two concrete populations of researchers from the Consejo Nacional de Investigaciones Científicas y Técnicas (CONICET) and the Conselho Nacional de Desenvolvimento Científico e Tecnológico (CNPq), given that we are dealing with highly internationalized academic elites. In this paper, we describe the two national fields and the target populations in terms of age, position, and institutional affiliation. Considering the different composition by sex of these two populations we observe meaningful analogies regarding publication and, especially, publication in English. Finally, we discuss author positions, showing how intersectional inequalities affect women, relating this general picture to citation impact in Google Scholar and describing how gender territories are built among the top cited researchers.
- Harcèlement à l'université : une enquête sur certaines pratiques du monde académique - Emanuel Bertrand, Adèle B. Combes p. 281-292
Débats, chantiers et livres
- Alain Deligne, L'itinéraire philosophique du jeune Éric Weil. Hambourg-Berlin-Paris - Michel Espagne p. 295-297
- Başak Aray, Otto Neurath et le Cercle de Vienne de gauche - Yann Giraud p. 299-302
- Éléonore Devevey, Terrains d'entente. Anthropologues et écrivains dans la seconde moitié du xxe siècle - Marianne Lemaire p. 303-308