Contenu du sommaire : Pauvre consommateur

Revue Actes de la recherche en sciences sociales Mir@bel
Numéro no 199, septembre 2013
Titre du numéro Pauvre consommateur
Texte intégral en ligne Accessible sur l'internet
  • La construction sociale d'une fiction juridique : le consommateur, 1973-1993 - Louis Pinto p. 4-27 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
    Loin d'être un instrument neutre se contentant d'enregistrer une évolution des mœurs et de donner satisfaction à la cause des consommateurs, le droit de la consommation, objet d'une codification spécifique entre les années 1970 et les années 1990, a surtout contribué à leur donner une définition et un statut publics, apportant la force spécifique du droit à une vision du monde social fondée sur la capacité de choisir : le consommateur construit par le droit est en affinité, sans s'y réduire, avec l'agent économique requis par le marché. La protection du consommateur s'imposait au moment même où était proclamée la nécessité d'éliminer les « obstacles » à la concurrence entre agents économiques, hérités de l'après-guerre, d'inspiration « dirigiste » ou « corporatiste ». C'est en particulier à travers la construction économique de l'Europe, horizon nouveau de la production et des échanges, que devait s'opérer la conversion des esprits au libéralisme.Pour imposer ce droit, les professionnels du droit n'avaient pas à chercher à satisfaire des intérêts externes : il leur suffisait d'agir dans la logique conflictuelle du champ juridique d'une part, en s'appuyant sur des exigences universelles d'équité dont la cause du consommateur était à leurs yeux l'une des meilleures illustrations, et d'autre part, en démontrant leur capacité de résoudre un ensemble de problèmes techniques et doctrinaux d'ajustement du droit civil, en particulier du droit des contrats, aux conditions nouvelles d'un « ordre public économique ».
    The social construction of a legal fiction: the consummer, 1973-1993Far from being a neutral instrument merely recording trends in social behavior and catering to consumers, consumer law, which was codified between the 1970s and 1990s, has mostly contributed to generating a definition and a public status of consumers that brought the force of law to bear upon a vision of the social world based upon the capacity to choose. As the law defines her, the consumer is similar to, yet different from, the economic agent required by the market. The protection of the consumer became paramount precisely when it was deemed necessary to eliminate the “obstacles” impairing the competition between economic agents, inherited from the “corporatist” or “planning” policies of the postwar years. In particular, the process of European economic integration, which became the new horizon of industry and trade, facilitated a collective conversion to economic liberalism. In order to impose consumer law, professional lawyers did not need to cater to external interests. It was enough for them to draw upon the conflicting logic of the legal field, on the one hand, by relying upon a universal requirement of fairness, of which consumer law was one of the best examples in their view, and on the other hand, to demonstrate their capacity to solve a set of technical and doctrinal problems of adjustment of civil law, in particular of contract law, to the new conditions set by a “economic public order.”
  • Un distant miroir : La campagne pour l'alimentation rationnelle et la fabrication du « consommateur » en France au tournant du XXe siècle - Martin Bruegel p. 28-45 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
    La malnutrition dans les classes populaires et l'écart de leurs pratiques à la norme physiologique résultent, selon les promoteurs de « l'alimentation rationnelle » au début du XXe siècle, d'une mauvaise gestion budgétaire. L'alimentation quotidienne s'offre alors comme activité à travers laquelle inculquer les principes qui sous-tendent le fonctionnement d'une économie de marché et qui identifient le type d'individu qu'elle requiert : le consommateur capable de faire des choix rationnels et qui possède l'esprit d'économie, connaît les règles d'épargne, prend en compte le temps, utilise les dispositifs de prévoyance. Trois raisons expliquent l'échec de la campagne : la distance sociale qui sépare les experts des milieux qu'ils souhaitent réformer, et qui se traduit en une ignorance des préoccupations de ces catégories sociales ; la méfiance qui caractérise l'attitude des classes populaires face à une science d'en-haut dont elles perçoivent les injonctions comme teintées de mépris ; et finalement des recommandations pour se libérer des comportements jugés à risque qui achoppent sur des conditions économiques antinomiques, trébuchent sur une culture rebelle et se heurtent à des goûts récalcitrants. Cependant, le « catéchisme de l'alimentation raisonnée » resurgit régulièrement en temps de crise. L'alimentation se prête particulièrement bien à fixer le blâme sur les classes sociales dont les pratiques ne correspondent pas aux normes dominantes. En rendant l'individu responsable de son sort lamentable, l'effort réformateur permet de faire l'économie d'une réflexion sur les inégalités sociales.
    A distant mirror
    For the promoters of “rational nutrition” at the beginning of the 20th century, malnutrition among the members of lower class and the deviation from nutritional norms was the outcome of bad household economics. Eating habits thus became an object of reform through which it was possible to inculcate the principles that supported a market economy and defined the type of individual it required: the consumer, capable of making rational choices, who is thrifty and knows how to save money, takes time into account, and plans his future welfare. Three reasons explain the campaign's failure: the social distance between reformers and the groups whose practices they wished to modify – a distance that translated into an ignorance of the actual preoccupations among the targets of the educational efforts; the defiance that a “science from above” inspired among the lower classes who perceived recommendations as condescending; and finally economic conditions that impeded, and a restive culture that resisted, the implementation of advice aiming at changing risk-prone behavior. However, the “catechism of rational nutrition” regularly resurfaces during economic crises because eating practices are easily called upon to lay blame on social groups that do not conform to dominant norms. In making the individual responsible for his own dismal fate, the reform effort shifts attention away from social inequalities.
  • Le « choix » en économie : Le cas des consommateurs pauvres - Ana Perrin-Heredia p. 46-67 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
    Cet article propose une réflexion sur la notion de « choix » économique tel qu'il est envisagé par les institutions sociales à partir du cas des consommateurs pauvres. Pour cela, l'attention s'est tout d'abord portée sur la manière dont les agents de l'action publique de lutte contre le surendettement cherchent à orienter les conduites économiques des particuliers et définissent le « bon » choix en matière d'économie domestique. En contrepoint, l'ethnographie économique réalisée auprès de certains habitants d'un quartier populaire rend intelligibles les choix économiques des consommateurs les plus pauvres. Elle permet surtout de comprendre la façon dont la contrainte budgétaire tout d'abord, la contrainte sociale ensuite, structurent leurs décisions en matière d'économie domestique, y compris celles qui peuvent, parfois, apparaître contraire aux décisions « rationnelles » promues par les agents des politiques sociales.
    Economic “choice”Based on the case of poor consumers, this article puts forward new ways of thinking about the notion of economic “choice” as defined by social institutions. The focus is on how street level bureaucrats trying to prevent over-indebtedness try to shape individual economic behavior and define what constitutes the “right” choice in household economics. As a counterpoint, an ethnographic survey conducted among the inhabitants of a low-income neighborhood seeks to make the economic choices of the poorest consumers intelligible. It also makes it possible to understand how both budget- and social constraints structure their economic decisions, including those that may seem to go against the “rational” decision-making promoted by street level bureaucrats.
  • « Consommateurs imaginaires » ? modèles de la politique des consommateurs : Une approche sociologique - Eva Barlösius, Marion Schiegritz p. 68-77 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
    L'argumentation à l'aide de modèles de consommateurs est typique pour la politique allemande des consommateurs. En leur attribuant des qualités et des tâches, les modèles construisent des consommateurs, en référence au concept du « profane imaginaire » d'Helga Nowotny, il s'agit de « consommateurs imaginaires ».Ce sont les débats du Bundestag allemand autour de la politique des consommateurs depuis 2003 qui forment la matière de la présente analyse empirique. Tous les partis soutiennent « l'image » d'un « consommateur émancipé », capable de prendre des décisions raisonnées et réfléchies. Ils se distinguent les uns des autres dans le fait de considérer que cette aptitude est déjà existante ou que la mission de la politique des consommateurs consiste à créer cette condition. D'une manière générale, les partis appliquent au « consommateur imaginaire » des tâches et des fonctions qui sont considérées comme étant utiles pour des domaines politiques plus puissants (comme l'économie ou la protection de l'environnement). Cela montre qu'il n'est accordé que peu d'importance à la politique des consommateurs.
    The “imagined consumer” as model of consumer policy
    German consumer policy argues typically by referring to a specific model of the consumer. Those specific models construct consumers by attributing certain properties and functions to them. In reference to Helga Nowotny's concept of the “imagined lay person,” these models can be identified as the “imagined consumer.”This empirical analysis is based on German parliamentary debates concerning consumer policy during the last decade (2003-2013). The results show that representatives of all political parties entertain the “image” of a “responsible consumer” capable of making well-informed, deliberate and self-reflective decisions. Parties differ depending on whether they assume that every consumer holds these abilities or whether they consider that consumer policy ought to support these capacities. In general political parties assign to the “imagined consumer” functions and obligations that are considered beneficial for other, more important policy fields (e.g. economic or environmental policy). This suggests that consumer policy is subordinated to other policy fields.
  • Soup Kitchen. L'encadrement philanthropique à l'épreuve des budgets ouvriers (Londres, 1875-1906) - Anne Lhuissier p. 78-87 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
    L'offre de repas charitables – dinner tables et soup kitchens – qui se développe à Londres dans le dernier quart du XIXe siècle entrave l'encadrement pratique des activités charitables et l'encadrement moral des classes populaires, que les agents du monde philanthropique s'évertuent à mettre en place. Elle représente tout ce contre quoi ils se battent : le secours à domicile (outdoor relief) en espèces ou en nature et la charité indiscriminée (indiscriminate charity) favorisaient la dépendance des pauvres et les affranchissaient de la rationalité économique indispensable à la gestion du budget domestique. La confrontation des pratiques et des représentations des philanthropes aux budgets et aux pratiques ouvrières montre également que ces formes de distribution sont assez peu compatibles avec les habitudes populaires. Pourtant celles-ci déplacent les frontières des catégories en usage au sein du monde philanthropique, sur lesquelles se maintenait un modus vivendi et mettent en évidence la place ambiguë du marché de consommation comme intermédiaire dans les relations entre philanthropie et classes populaires.
    Soup Kitchen: Philanthropic supervision meets working class budgets (London, 1875-1906)The supply of charity meals – dinner tables and soup kitchens – that flourished in London in the last quarter of the 19th century hindered the practical control of charitable activities and the moral control of the working classes that agents from the world of philanthropy strove to establish. It represented everything against which they were fighting: outdoor relief (monetary or in kind) and indiscriminate charity encouraged the poor's dependency and deprived them of the economic rationality essential for managing their household budgets. The confrontation of the philanthropists' practices and representations with working-class budgets and practices also showed that these forms of distribution were largely incompatible with working-class habits. Nevertheless, they shifted the boundaries of the categories used by philanthropists and upon which a specific modus vivendi was built, highlighting the ambiguous position of the consumer market as an intermediary in the relations between philanthropy and the working classes.
  • Le consommateur au crible de la commission de surendettement : Régime de visibilité, régime de crédibilité et régime de normalité de la dette du particulier - Sébastien Plot p. 88-101 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
    Le 31 décembre 1989, la loi Neiertz institue, dans chaque département, une commission administrative chargée de régler les situations dites de surendettement des personnes physiques. Chaque partie concernée par la rupture du contrat de dette du débiteur (Banque de France, créancier, services fiscaux, professionnels du crédit, associations de consommateurs) vient ainsi se pencher sur un dossier faisant état de la situation de ce particulier. Il s'agit dans cet article de voir, grâce à un travail ethnographique réalisé en commission, quelles sont les conditions qui permettent à un débiteur d'être considéré comme surendetté. On reviendra dès lors sur la manière qu'ont les commissaires de fixer les contours de la « conformité » économique et de mettre en relation cette conformité avec les institutions qui interviennent dans la définition du bon consommateur.
    The consumer as seen through the debt commission
    The Neiertz Act 1989 establishes an administrative commission in each French administrative province to settle situations of so-called over-indebtedness. All the parties to the debt contract that has been breached (Banque de France, creditors, tax authorities, lending professionals, consumer associations) come together to study a file reporting on the individual debtor. This article analyzes the conditions that allow a debtor to be considered over-indebted, through an ethnographic investigation of the work of the commissions. It focuses in particular on the ways in which the commissars outline a notion of economic “conformity”, which is then adjusted with the institutions involved in the definition of what makes a good consumer.
  • La barrière ne fera pas le niveau : La sélection à l'université : une fausse solution à un problème mal posé - Romuald Bodin, Sophie Orange p. 102-117 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
    Les cartographies de l'enseignement supérieur sont généralement fondées sur une série d'oppositions duales, séparant cycle court et cycle long, filières académiques et filières professionnalisantes, ou encore secteur « sélectif » et secteur « non sélectif ». Or, cette partition est non seulement erronée, mais elle est au principe d'affirmations sur l'état actuel de l'enseignement supérieur qui le sont tout autant. Parmi ces dernières, la question de la sélection à l'entrée à l'université resurgit chroniquement. C'est en vue d'apporter notre contribution à ce débat que nous proposons ici de revenir sur la fausse dichotomie de l'enseignement supérieur entre filières sélectives et filières ouvertes, et de remettre en question quelques fausses associations comme sélectif = élitiste, sélectif = électif, ou encore abandon = échec.
    The barrier will not increase the level
    Higher education is usually mapped according to a series of oppositions, such as short vs. long programs, academic vs. vocational training, or selective vs. open-access courses. However, these distinctions are not only inaccurate, but they also support wrong statements about the current state of higher education. Proposals calling for a selection to admission at the university are among these recurring diagnoses. This article aims to discuss the relevance of the alleged dichotomy between selective and open-access programs and to question some preconceived notions, such as the identification of selection with elitism or cooptation, or the equation of dropping out with failure.