Contenu du sommaire : L'expérience minoritaire
Revue | Tracés |
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Numéro | no 30, 2016/1 |
Titre du numéro | L'expérience minoritaire |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Approches expérientielles du fait minoritaire - Adrien Chassain, Paulin Clochec, Chloé Le Meur, Marc Lenormand, Marine Trégan p. 7-26
Articles
- Devenir(s) minoritaire(s). La conversion des Blanc‑he‑s à l'islam en France et aux États-Unis comme expérience de la minoration - Solène Brun, Juliette Galonnier p. 29-54 Cette contribution propose une approche inédite de l'expérience minoritaire à travers l'exemple des converti‑e‑s blanc‑he‑s à l'islam en France et aux États-Unis. Elle aborde le processus de « minoration » de façon dynamique en mobilisant un corpus d'entretiens biographiques réalisés de part et d'autre de l'Atlantique. L'article démontre que, lorsqu'elles et ils décident de revêtir les signes visibles d'appartenance à la religion musulmane, les converti‑e‑s se trouvent soudainement exposé‑e‑s à des formes de rejet et de discrimination à caractère explicitement racial – autant d'expériences qui leur étaient jusqu'ici inconnues en vertu de leur appartenance à la population majoritaire. Dans des contextes nationaux marqués par la « racialisation » de l'islam, la minoration liée à la conversion religieuse est ainsi vécue comme une subalternisation. Face à ces assignations identitaires nouvelles et mal maîtrisées, les converti‑e‑s déploient toutefois des stratégies de négociation plurielles qui révèlent la multiplicité de leurs devenirs minoritaires.
This article focuses on white converts to Islam in France and the United States as a fruitful case to explore the specificities of the minority experience. Using in-depth interviews with Muslim converts on the two sides of the Atlantic, it offers a dynamic and biographic understanding of minoritizing processes. The data reveals that, when donning the visible attributes of Islam, converts find themselves suddenly exposed to racial exclusion and discrimination – a process of otherization that was previously unknown to them by virtue of their belonging to the majority group. In national contexts where Islam as a religion has been « racialized », the minority experience stemming from religious conversion is therefore akin to a form of subalternization. In light of the often undesirable identities that people assign to them, converts resort to various strategies to maneuver their new minority selves, thereby revealing the diversity of the minority experience. - « Ici, il y a les Français français et les Français avec origines » : reconfigurations raciales autour d'expériences de Dubaï - Amélie Le Renard p. 55-78 Alors que les perspectives postcoloniales sur l'« expatriation » ont en général porté sur des personnes blanches, cet article montre que les Français‑es racisé‑e‑s vivant à Dubaï y expérimentent simultanément des avantages structurels sur le marché du travail et des assignations excluantes au cours d'interactions variées. Cette dissonance interroge l'articulation entre statut national et catégorisation raciale, et plus largement entre occidentalité et blanchité. Si la racialisation particulière des « Français‑es » sur le marché du travail dubaïote, parce qu'elle n'implique pas de manière automatique la blanchité, semble constituer l'un des éléments marquants de Dubaï pour les Français‑es racisé‑e‑s, elles et ils restent dans une certaine mesure minoré‑e‑s vis-à-vis des Français‑es blanc‑he‑s, de par l'exclusion de certaines positions « suravantageuses » sur le marché du travail, de certaines formes de sociabilité, et plus largement d'imaginaires concurrents circulant parmi les résident‑e‑s français‑es associant le fait d'être français‑e à la blanchité. La configuration dubaïote révèle l'émergence d'une forme d'occidentalité instable, toujours déjà remise en question.
While postcolonial perspectives on « expatriation » have in general focused on white people, this article shows that racialized French people living in Dubai experience simultaneously structural advantages on the job market and excluding assignations in the course of various interactions. This dissonant experience questions the articulation between national status and racial categorization, and more broadly between Westernness and whiteness. Although the specific racialization of French people on Dubai's job market, which does not equate Frenchness with whiteness, is a central aspect for racialized French people, they remain, to some extent, in a minority position vis-à-vis white French people. They are excluded from « over-privileged » positions on the job market, from certain forms of sociability, and more largely from competing imaginaries that circulate among French residents in Dubai, that associate Frenchness with whiteness. Dubai's specific configuration reveals the emergence of a form of unstable Westernness, always already called into question. - La vie homosexuelle à l'écart de la visibilité urbaine. Ethnographie d'une minorité sexuelle masculine dans la Drôme - Colin Giraud p. 79-102 Depuis plusieurs décennies, la ville est apparue comme un lieu favorable à la visibilité gay et à la tolérance envers les homosexualités. Par contraste, les espaces ruraux et moins urbanisés constitueraient des marges périphériques où l'expérience homosexuelle serait vécue dans le secret, objet de stigmates et d'hostilité. À partir d'une enquête ethnographique sur les modes de vie et les parcours de gays vivant dans la Drôme, loin des métropoles, cet article nuance cette hypothèse. Il analyse les contraintes spécifiques qui pèsent sur la vie gay dans de tels milieux, mais souligne aussi la construction et l'existence de ressources minoritaires. Loin des grandes villes, mais aussi des stéréotypes du secret, de la solitude et de l'oppression quotidienne, ce sont bien d'autres manières d'être gay qui s'y construisent aujourd'hui.
Over the past decades, cities have come to be portrayed as « gay paradises », whose tolerance and open-minded urban culture attracted numerous gay people and fostered gay liberation, whereas rural spaces and small towns have commonly been contrasted as gay deserts, as well as conservative areas where gay lives could not be lived. This article, based on interviews, explores what life gay men live in such places in the South of France. Far from urban tolerance but also from any urban/rural opposition, gay men describe a more complex picture of non-urban life, where tolerance and gay socialization do exist. This paper underlines how gay men who live in these gay deserts, create specific local resources helping them to develop their own gay identities, far away from urban gay models. - « Continuum lesbien » et solidarités féminines : compétences (de) minoritaires en domesticité (Saint-Étienne, 1869) - Margot Béal p. 103-124 Une affaire de vol domestique et complicité, jugée aux assises de la Loire en 1869, permet d'analyser une relation de domesticité, le lien intime noué entre les deux jeunes femmes accusées et les structures sociales qui les entourent. À quelles conditions et comment peuvent émerger des formes de solidarités puissantes entre individus minorisés ? Quels compétences et savoir-faire deux jeunes femmes en position d'infériorité sociale, juridique et politique peuvent-elles développer ? Nous examinons des archives judiciaires à l'aide d'outils critiques issus de la théorie féministe lesbienne, le « continuum lesbien » et la « contrainte à l'hétérosexualité », théorisés en 1980 par Adrienne Rich. Ces instruments, produits par un vécu et un regard minoritaire, éclairent d'une part l'expérience passée de ces deux jeunes femmes, et d'autre part le fonctionnement hétérosexuel d'une société spécifique, la France métropolitaine blanche en pleine industrialisation capitaliste.
Using a case of domestic theft tried in 1869 in Saint-Etienne, France, this article analyses the intimate relationship established in their domestic work settings by the two young women charged with theft, as well as the surrounding social structures. In which conditions and how could powerful solidarities emerge between minorized individuals ? Which skills and know-how could two young women sharing a situation of legal, social and political inferiority develop ? Legal archives are explored through the lens of critical lesbian theory, notably the concepts of « lesbian continuum » and « compulsory heterosexuality » theorized by Adrienne Rich in 1980. Crafted through a minoritarian outlook and experience, these tools shed light both on the past lives and experiences of two young women and on the heterosexual functioning of a specific society, namely the white French metropolis in a period of booming capitalist industrialization. - Un « nigger moment » à la française ? Expérience de la stigmatisation chez les diplômés et étudiants d'origine africaine - Elodie Druez p. 125-145 Cet article interroge l'expérience minoritaire à travers une analyse du vécu de la stigmatisation et plus précisément de la racisation chez les étudiants et diplômés d'origine subsaharienne. La couleur de peau « noire » est vécue au quotidien en France par cette population comme un stigmate qui influe sur la construction de soi. Or, l'expérience de la racisation n'est pas gérée de la même manière selon les outils et les ressources dont les individus disposent. Dans cet article, il s'agira ainsi de montrer comment les personnes interrogées appréhendent leur identité « noire » notamment en réaction et en résistance aux stéréotypes dont ils font l'expérience.
This article analyses how stigmatisation and more specifically racialization is experienced by students and graduates with African origins. Being Black in France means facing everyday stigmatization in all social spheres and impacts the construction of the self. Yet the experience of racialization is not managed in the same manner according to the tools and resources one has to protect oneself from stigma. This paper shows then how interviewees deal with their « Black » identity, specifically in reaction and resistance to racism and stereotypes. - « Les Maghrébins seront Maltais ». L'ethnographe à la merci de ses « origines » - Kamel Boukir p. 147-162 Cet article part de l'expérience d'enquête de l'ethnographe pour montrer qu'il peut sans cesse être ramené à ses « origines ». Bien que biographique et individuel, cet itinéraire décrit une forme d'expérience minoritaire vécue par toute une classe de personnes, les « gars de la cité issus de l'immigration ». L'expérience minoritaire est envisagée ici sur un plan narratif, comme l'impossibilité d'échapper à l'histoire de l'immigration et de la banlieue. Tenu de répondre aux récits sur soi, l'ethnographe devient incapable de sortir de l'identité qu'on lui assigne. Ce soi encombré d'une trajectoire biographique repose sur une fiction fondatrice d'origine. Bien que né français sur le territoire métropolitain, l'ethnographe est obligé de composer avec le renvoi systématique à ses parents nés dans les anciennes colonies françaises. À rebours de la lutte pour la reconnaissance, l'article montre dans trois contextes institutionnels que l'expérience minoritaire procède d'un déni du droit de passer inaperçu.
Grounded in fieldwork experience, this article shows how the ethnographer can be reduced to his « origins ». However autobiographical the kind of minority experience described in this article may be, it is nonetheless common among those who are identified as belonging to the « inner-city youth » and to putative « immigrant communities ». In narrative terms, this minority experience takes the form of an impossibility to break free from a straightforward story of immigrants and inner-city life. The ethnographer must engage with these narratives about himself, which continually shape his identity as « immigrant inner-city youth ». This encumbered self, loaded with an imaginary biographical trajectory, rests on the fiction of a legendary origin. While he was born a French citizen in metropolitan France, the ethnographer is systematically expected to relate to the history of his parents born in the former French colonies. Positioning itself poles apart from the struggle for recognition, the article describes three institutional contexts in which the minority experience is a denial of the right to civil inattention. - « J'affirme un besoin déchirant de minorités alliées » : pensée et poétique du minoritaire chez Pasolini - Léa Passerone p. 163-186 En tant qu'artiste, homosexuel, antibourgeois qui fréquente et évoque Frioulans, sous-prolétaires romains, Juifs, Noirs, homosexuels, Pasolini est étroitement lié à la question minoritaire. Chez lui, celle-ci se pose d'emblée sous l'angle de l'expérience puisqu'elle est une réalité vécue et observée au quotidien. Tout au long de son œuvre, le poète-cinéaste s'attache à dire et à montrer les minorités, quelles qu'elles soient. L'article se propose de retracer le parcours de cette thématique centrale, quoique sous-jacente, et de mettre en évidence la pensée et la poétique qui s'en dégagent, dans leurs constantes et leurs évolutions. Pour Pasolini, les minorités se définissent avant tout par leur écart vis-à-vis des modèles dominants. À l'heure où les mouvements pour les droits civiques américains et le boom économique italien battent leur plein, le lyrisme évoquant l'exclusion inévitable du sujet minoritaire est contrebalancé par une ligne épique, qui appelle à une alliance combattive des minorités, et par une ligne polémique, qui dénonce toutes les formes de persécutions à leur égard.
As an homosexual, anti-bourgeois artist, who met and evoked Friulians, the Roman sub-proletariat, Jews, Blacks, homosexuals, Pasolini was closely involved with minorities. For him, the situation of minorities was something which he could experience and observe in his daily life. Throughout his work as a writer and director, he endeavoured to tell about and show minorities, whatever they might be. This article charts the progress of this central theme in Pasolini's work, highlighting the thought and the poetics which derived from it, within their constants and their variations. For Pasolini, minorities first and foremost stood apart the dominant model. At a time when the civil rights movements in America and the economic boom in Italy were in full swing, the lyricism which evoked the unescapable exclusion of minority subjects was offset by an epic line which called for a fighting alliance between minorities, and by a polemical line which denounced all kinds of persecutions against minorities.
- Devenir(s) minoritaire(s). La conversion des Blanc‑he‑s à l'islam en France et aux États-Unis comme expérience de la minoration - Solène Brun, Juliette Galonnier p. 29-54
Traductions
- Quelques questions concernant l'historiographie de l'Inde coloniale - Ranajit Guha p. 189-201 Ce texte a été publié dans le premier volume de la série des Subaltern Studies. Il peut-être considéré comme programmatique, puisqu'il énonce les grandes lignes historiographiques que se donnèrent alors les contributeurs de cette entreprise éditoriale. Le texte comporte seize points. Les premiers sont consacrés à une critique des courants historiographiques qui dominaient alors les études sur l'Inde coloniale, que Guha qualifie d'« élitistes » et contre lesquels s'élève l'entreprise des Subaltern Studies. À partir du point 8 est énoncée l'orientation historiographique que Guha donne au collectif, à savoir rétablir le peuple comme sujet de sa propre histoire. Guha esquisse quelques pistes sur les spécificités de ce qu'il identifie comme le domaine de la politique du peuple. Il oppose ainsi mobilisations des élites et mobilisations populaires : les premières seraient menées de façon verticale, appuyées sur les institutions et plus légalistes tandis que les secondes auraient pour relais des organisations horizontales (famille, caste, communauté, etc.), seraient plus spontanées et portées à la violence.
This text was published in the first volume of the Subaltern Studies series. It may be considered as setting the historiographical agenda for the contributors to this editorial project. The text is made up of just sixteen paragraphs. The first paragraphs offer a criticism of the then historiographical mainstream of scholarship on colonial India, which Guha characterises as « elitist » and served as a foil to the Subaltern Studies project. From paragraph eight, Guha articulates the historiographical orientation which he endeavours to give the editorial collective, namely restoring the people as the subject of its own history. Guha sketches a number of specificities of what he identifies as the autonomous domain of the politics of the people, and contrasts elite mobilisations with popular mobilisations. The former were more vertical, more legalistic and relied more heavily on institutions; while the latter were more horizontal, more spontaneous and more violent, and relied rather more on traditional kinship organization (family, community, caste). - Ce que nous savons d'expérience - Gail Garfield p. 203-223 Ce texte constitue la première partie de l'introduction de Knowing What We Know, qui rassemble une série d'entretiens avec des femmes noires américaines. L'auteure, Gail Garfield, en présente ici le cadre théorique et politique. Garfield a occupé plusieurs postes de conseillère dans des institutions spécialisées dans la résolution de problèmes sociaux, et a participé aux dispositifs institutionnels de prise en charge de la violence faite aux femmes, accompagnant le passage d'un discours militant à un discours gouvernemental sur lequel elle revient dans ce texte. La violence faite aux femmes est de fait passée d'une prise en charge militante à une prise en charge gouvernementale suite aux efforts des militantes féministes des années 1970 et 1980, qui sont parvenues à faire reconnaître cette question comme enjeu politique légitime. Cette institutionnalisation s'est faite selon des modalités que Garfield soumet ici à la critique, tout en s'interrogeant sur sa propre place dans ce processus et ce dispositif.
This text is the first half of the introduction to Gail Garfield's Knowing What We Know, which is based on a series of interviews with African-American women. Here, Garfield establishes the theoretical and political framework for the book. She worked in senior positions in social policy institutions, and participated in government-sponsored initiatives against violence against women. Indeed, following two decades of activism by anti-violence advocates, violence against women was acknowledged as a major issue with the passing of the Violence Against Women Act by the US Congress in 1994, which led to a government-sponsored discourse replacing the activist discourse, which had long shaped the discourse on violence against women. While examining her own position in relation to the government-sponsored discourse, Garfield assesses and criticizes its conception of violence against women and the place assigned to African-American women's experiences in the process.
- Quelques questions concernant l'historiographie de l'Inde coloniale - Ranajit Guha p. 189-201
Entretien
- Des poncifs aux contre-pieds : les mises en corps des Noirs dans la danse-théâtre : Entretien avec Jean-Hugues Miredin. Propos recueillis et présentés par Karine Bénac-Giroux - Jean-Hugues Miredin, Karine Bénac-Giroux p. 227-238