Contenu du sommaire : La modernité nucléaire soviétique
Revue | Cahiers du monde russe |
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Numéro | volume 60, no 2-3, avril-septembre 2019 |
Titre du numéro | La modernité nucléaire soviétique |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- La technoscience nucléaire soviétique : Topographie du champ et nouvelles recherches - Stefan Guth, Klaus Gestwa, Tanja Penter, Julia Richers p. 229-256
- Soviet Nuclear Technoscience : Topography of the field and new avenues of research - Stefan Guth, Klaus Gestwa, Tanja Penter, Julia Richers p. 257-280
Au-delà de Moscou : perspectives décentrées sur l'histoire nucléaire soviétique
- Breeding Soviet Progress : or “To the pioneers of the distant future fly our 20th‑century dreams!” - Stefan Guth p. 281-308 L'article étudie une entreprise ambitieuse visant à donner corps à l'imaginaire du communisme atomique sur les confins méridionaux de l'URSS poststalinienne : le complexe nucléaire de Ševčenko (l'actuelle Aqtaw) sur le littoral de la mer Caspienne au Kazakhstan. Acclamé tant en URSS qu'à l'étranger et situé dans une ville vitrine moderne, ce complexe réunissait l'extraction d'uranium, un réacteur à neutrons rapides et le dessalement nucléaire de l'eau à grande échelle. L'auteur analyse l'émulation réciproque entre les secteurs politique et technoscientifique dans leur essor vers la modernité nucléaire soviétique et montre que leurs logiques opérationnelles divergentes n'étaient pas toujours en phase. Ce décalage se traduisait par une coexistence malaisée entre les visions technocrates de la période soviétique tardive et la modernisation à marche forcée héritée de l'industrialisation stalinienne. L'auteur démontre que ces contradictions correspondaient en grande partie à deux conceptions concurrentes du programme nucléaire soviétique. La première, qui s'appuyait sur un exceptionnalisme nucléaire visant à réaliser des progrès révolutionnaires grâce à une synergie entre la faculté mobilisatrice du système soviétique et le pouvoir transformateur de l'atome, privilégiait la quantité au détriment de la qualité. La seconde, basée sur un internationalisme nucléaire qui voyait l'URSS à l'avant‑garde du progrès technoscientifique mondial, en rivalité et en coopération avec des pays du bloc de l'ouest tels que la France et les États‑Unis et cherchant à améliorer l'efficacité et la sécurité de la production d'énergie nucléaire, privilégiait la qualité. L'histoire de Ševčenko donne un aperçu de ces deux tendances, qui, selon l'auteur, préfiguraient déjà les particularismes de la politique technologique actuelle de la Russie.This article investigates an ambitious attempt to materialise the imaginary of atomic‑powered communism on the Southern periphery of the post‑Stalinist USSR: the nuclear complex of Shevchenko on Kazakhstan's Caspian shore, which combined uranium mining, a fast breeder reactor and large‑scale nuclear‑powered water desalination in a modernist showcase city, to domestic and international acclaim. The analysis focuses on how political and technoscientific developments set each other's pace in Soviet nuclear modernity, and points to a number of ways in which their diverging operational rationales were out of step, resulting in an uneasy combination of late‑Soviet technocratic visions with brute‑force modernisation carried over from Stalinist industrialization. It is argued that these contradictions aligned in large part with two competing ways in which key actors framed the Soviet nuclear power programme: first, in terms of a nuclear exceptionalism which aimed to synergise the mobilizational clout of the Soviet system with the transformative power of the atom to achieve revolutionary progress, prioritising quantity over quality, and second, in terms of a nuclear internationalism which saw the USSR at the forefront of universal technoscientific advancement, competing and cooperating across the bloc divide with countries such as France and the US to improve the efficiency and safety of nuclear power generation, with an emphasis on quality. The history of Shevchenko provides insights into both of these tendencies, which, it is claimed, already prefigured the idiosyncrasies of Russia's present nuclear technopolitics.
- Le processus décisionnel du nucléaire civil en Biélorussie : L'impact des controverses de Černobyl - Andrei Stsiapanau p. 309-334 À la veille du lancement de la première centrale nucléaire au Bélarus prévu pour 2020, l'auteur de cet article cherche à comprendre comment, dans un pays très affecté par la catastrophe de Černobyl (1986), la construction d'une centrale nucléaire devient politiquement possible. Trente ans plus tôt, en 1989, la construction d'une telle centrale en Biélorussie soviétique avait été abandonnée et le développement d'une filière nucléaire nationale ajourné pour une durée indéterminée. Le retour du programme nucléaire dans les années 2000 était devenu possible après que les controverses autour des effets sanitaires de Černobyl avaient été limitées et canalisées par des stratégies gouvernementales. L'auteur met en relation l'évolution des controverses et les dynamiques des processus décisionnels du nucléaire en Biélorussie avant et après la catastrophe de Černobyl. Il analyse d'abord l'histoire de la première tentative de construction d'une centrale au début des années 1980 afin de démontrer les tensions institutionnelles dans le domaine de la politique énergétique et nucléaire en URSS. Il se penche ensuite sur l'après Černobyl : il décrit la montée des revendications antinucléaires et de la mobilisation locale et nationale ainsi que l'émergence des controverses sanitaires et leur rôle dans la suspension du projet de développement du nucléaire. Enfin, cet article met en évidence les politiques de banalisation des conséquences de Černobyl dans un contexte autoritaire qui permettent, dans les années 2000, de limiter et de contourner les effets des mobilisations et controverses précédentes et de justifier la décision de construire des centrales nucléaires au Bélarus.On the eve of the launching of the first nuclear power plant in Belarus scheduled for 2020, the article attempts to answer the question of how building a nuclear power plant becomes politically feasible in a country deeply affected by the Chernobyl disaster (1986). Thirty years earlier, in 1989, the construction of such an installation in Soviet Bielorussia had been renounced, and the development of a national nuclear industry adjourned sine die. The return of the nuclear program in the 2000s became possible after controversies over Chernobyl's health effects were dampened through governmental strategies. The author relates the evolution of controversies to the dynamics of nuclear decision‑making processes in Bielorussia before and after the Chernobyl disaster. First, he analyzes the history of the first construction attempt of a nuclear power plant in the early 1980s in order to render the institutional tensions pervading Soviet energy and nuclear policies. He then studies the Chernobyl aftermath, describing the rise of antinuclear protest, local and national mobilization and the emergence of health‑related controversies and their role in the interruption of the nuclear development program. Last, he highlights how in the 2000s, policies of trivializing the consequences of Chernobyl in an authoritarian political environment contributed to curbing and skirting the effects of former mobilizations and controversies and justifying the decision to build nuclear power plants in Belarus.
- Nuclearizing Ukraine – Ukrainizing the Atom : Soviet nuclear technopolitics, crisis, and resilience on the imperial periphery - Anna Veronika Wendland p. 335-368 En tant que système sociotechnique, la technologie nucléaire soviétique était impérialiste. Elle était considérée comme la pierre angulaire de « grands projets d'intégration fondés sur la technologie » sur le territoire et au‑delà. L'Ukraine soviétique occupait une place prépondérante dans ces visées, et sa nucléarisation consolidait son statut de secunda inter pares dans la gestion de l'Union. Cette nucléarisation cadrait d'ailleurs avec les intérêts de Kyiiv en matière de distribution des ressources. De plus, les capacités nucléaires de l'Ukraine soviétique étaient destinées à établir un lien puissant avec les autres pays socialistes et leur système électrique. L'apparition de grandes centrales nucléaires dans des régions rurales non industrialisées de l'Ukraine servait les objectifs de colonisation interne de l'URSS et de développement d'infrastructures. Elle déplaça des milliers d'experts russophones vers des régions de l'Ukraine qui, deux décennies plus tôt, étaient considérées comme des confins dangereux. En même temps, le recrutement au niveau local dans les centrales nucléaires ukrainiennes eut l'effet de produire une nouvelle classe de spécialistes du nucléaire ukrainophones et d'ouvriers qualifiés, écrivant un nouveau chapitre dans l'histoire de l'ascension sociale après la Seconde Guerre mondiale. Il faut ajouter que c'est sur les confins ukrainiens que le programme Des Atomes pour la paix traversa de graves crises tout en faisant preuve de résilience et d'anticipation des problèmes. L'article réexamine les récits traditionnels sur le nucléaire ukrainien, souvent réduits à l'expérience de la domination russe, à la catastrophe de Černobyl, à la victimisation et à l'effondrement postsoviétique, et dans lesquels le rôle actif de l'Ukraine dans l'histoire générale de la technologie nucléaire soviétique et celui de la résilience et de la transformation sont occultés. Ce sont à la fois des récits venant d'Ukraine posant celle‑ci en victime et des conceptions centralisatrices soviétiques présentant le nucléaire comme un projet véritablement russe. Ce qui se passe à la périphérie est la preuve du contraire et remet en question ces deux points de vue.Soviet nuclear technology, as a socio‑technical system, was an imperial technology. It was regarded as a cornerstone in “large technological system”‑based integration projects within and beyond the Soviet Union. Soviet Ukraine played an important role in this endeavor, and nuclearizing the republic stabilized its status as secunda inter pares in ruling the Soviet Union. Nuclearization was also aligned with Kyiiv's resource distribution interests. Soviet Ukraine's nuclear capacities, moreover, were designed to establish a powerful link with other Socialist countries and their electricity systems. The emergence of large nuclear power plants in former non‑industrialized rural regions of Ukraine served the purposes of Soviet internal colonization and infrastructure development. It brought thousands of Russian‑speaking experts to Ukrainian lands which two decades earlier had still been considered unsafe peripheries. But regional recruitment to the Ukrainian NPP also produced a novel class of Ukrainophone nuclear specialists and skilled workers, thus adding a new chapter to the history of Ukrainian social mobilization in the post‑WWII period. At the same time, it was on the Ukrainian periphery that Soviet Atoms for Peace experienced severe crises but also showed resilience and preparedness for problem‑solving. This article revises traditional narratives on nuclear power in Ukraine, which are often reduced to the experience of Russian domination, the Chernobyl disaster, victimhood, and post‑Soviet disintegration, discussing neither Ukrainian agency in the overall history of Soviet nuclear technology nor the role of resilience and transformation. The traditionalist view is supported by both Ukrainian victimizing narratives and Russian centrist concepts of Soviet nuclear power as a genuine Russian project. Evidence from the periphery challenges both of these lines of thinking.
- Breeding Soviet Progress : or “To the pioneers of the distant future fly our 20th‑century dreams!” - Stefan Guth p. 281-308
Dimensions transnationales : interdépendances et impératifs d'une présence sur la scène mondiale
- Quantum Tunneling through the Iron Curtain : The Soviet nuclear city of Dubna as a Cold War crossing point - Roman Khandozhko p. 369-396 L'article envisage l'Institut unifié de recherche nucléaire de Dubna en URSS comme l'un des centres névralgiques institutionnels de la mosaïque complexe de la « guerre froide mondiale ». La discussion porte sur la façon dont l'appareil bureaucratique scientifique et le régime autoritaire en général, avec son appareil omniprésent de sécurité de l'État et de contrôle du parti, ont relevé le défi de la mondialisation scientifique dans le domaine de la physique des hautes énergies en créant une « oasis internationale » sur son territoire. L'auteur montre que la fondation du centre de recherche de Dubna a contribué à la mise en œuvre d'une politique « nucléaire impérialiste » dans le bloc de l'Est et facilité l'accès de l'URSS aux dernières innovations scientifiques et technologiques occidentales. En même temps, entre les années 1950 et 1980, l'institut de Dubna fonctionna comme une zone d'interaction dans laquelle des relations informelles stables entre les scientifiques venus des deux côtés du rideau de fer conduisirent à une interpénétration culturelle et idéologique.In this article, the Joint Institute for Nuclear Research (JINR) in Dubna, USSR, is considered as one of the institutional hubs in the complex mosaic of the “Global Cold War”. The paper discusses how the bureaucratic machinery of Soviet science and the authoritarian Soviet state in general, with its omnipresent state security apparatus and party control, responded to the challenges of scientific globalization in the field of high energy physics by creating an “international oasis” on its own territory. The author argues that establishing the research centre in Dubna helped the Soviet Union implement the policy of “nuclear imperialism” in the Eastern Bloc and facilitate access to the latest achievements of Western science and technology. At the same time, from the 1950s to the 1980s the Dubna institute functioned as an interaction zone in which stable informal relations between scientists from both sides of the Iron Curtain led to cultural and ideological interpenetration.
- Romashka and the Power of Conversion : Soviet nuclear internationalism and atom-powered satellites - Fabian Lüscher p. 397-416 Dans les années 1960, les réacteurs nucléaires apprirent à voler. Les deux technologies déterminantes de la guerre froide, le nucléaire et la conquête spatiale, fusionnèrent pour former des projets spatiaux nucléaires. Après que Sputnik 1 et Lajka eurent lancé la course vers l'espace en 1957, les possibilités de lancer des programmes spatiaux innovants semblèrent quasiment illimitées. Dans le sillage de la campagne américaine Des Atomes pour la paix, le secret entourant le nucléaire fut partiellement levé, ce qui permit des échanges très limités d'information à partir des années 1950. C'est dans ce contexte qu'en 1964 à Moscou fut lancé Romaška, le tout premier réacteur‑convertisseur nucléaire. Bien qu'il ne fût qu'un prototype jamais utilisé dans l'espace, il devint un joyau du savoir‑faire scientifique et technologique de l'URSS et suscita une attention considérable dans le monde. L'auteur examine les projets spatiaux nucléaires soviétiques, plus particulièrement l'histoire de Romaška, et propose un examen de l'histoire nucléaire avec un concept analytique intégré : il étudie l'histoire de l'énergie nucléaire spatiale en tant qu'expression de l'internationalisme nucléaire soviétique et met l'accent sur l'interaction de différents facteurs tels que le double usage potentiel du nucléaire dans l'espace, les occasions de partage du savoir et les limites de sa circulation dans un contexte de secret absolu et de sincérité limitée, l'importance des experts qui agissaient en tant qu'intermédiaires culturels entre l'URSS et l'« Ouest », et les idées consacrées sur les communautés épistémiques et sur les débats sur la politique scientifique.In the 1960s, nuclear reactors learnt to fly. The two decisive technologies of the Cold War – harnessing nuclear energy and flying to outer space – were merged in space nuclear power projects. After Sputnik 1 and Laika had launched the space race in 1957, opportunities for innovative space projects seemed to be almost limitless. In the wake of the U.S. Atoms for Peace campaign, the regimes of secrecy surrounding everything nuclear were carefully relaxed, allowing for a very limited exchange of information, beginning in the mid‑1950s. It was against this background that Romashka, the world's first nuclear reactor‑converter, was launched in Moscow in 1964. Although it was a prototype which was never put into use in outer space, Romashka became a showpiece of Soviet scientific‑technological prowess and received considerable attention around the world. This article discusses Soviet space nuclear power projects, focusing on the history of Romashka and proposing an examination of nuclear history with an integrative analytical concept: it studies the history of space nuclear power as an expression of Soviet nuclear internationalism, stressing the interplay of different factors such as the dual‑use potential of nuclear applications in space, the chances and limits of knowledge circulation within a framework of strict secrecy and limited candor, the significance of experts as cultural brokers between the Soviet Union and “the West,” and respected ideas concerning epistemic communities and science‑policy debates.
- Yugoslav Nuclear Diplomacy between the Soviet Union and the United States in the Early and Mid‑Cold War - Carla Konta p. 417-440 Dans cette étude de la diplomatie nucléaire yougoslave avec les deux superpuissances pendant la première moitié de la guerre froide, l'auteure analyse les subtilités de la coopération multilatérale de la Yougoslavie avec des pays situés de part et d'autre du rideau de fer. Sur la base de collections d'archives yougoslaves et de documents d'archives du Département d'État américain, elle montre que la coopération dans le domaine des technologies nucléaires ne reflétait pas entièrement l'alternance de froideur et de dégel dans les relations du pays avec les États‑Unis et l'URSS observée dans d'autres sphères de la politique extérieure. En effet, les relations entre la Yougoslavie et les États‑Unis d'une part et l'URSS de l'autre n'étaient pas contrariées par les événements internationaux qui détérioraient les relations commerciales. L'article examine dans quelle mesure la Yougoslavie montait ses fournisseurs l'un contre l'autre en utilisant les dynamiques des marchés concurrentiels pour obtenir de la technologie nucléaire. L'étude des négociations yougoslaves avec Moscou et Washington révèle la façon dont la Yougoslavie se servait de sa puissance politique douce pour inciter les superpuissances à se faire concurrence. L'auteure étudie la façon dont l'assistance nucléaire apportée à la Yougoslavie par la Commission de l'énergie atomique des États‑Unis, qui faisait partie du plan de sécurité nationale du président Eisenhower, servait une politique antisoviétique qui voulait restreindre l'assistance nucléaire de l'URSS et par là son influence politique. Enfin, l'étude montre qu'en s'intéressant au programme nucléaire de la Yougoslavie, l'URSS cherchait à resserrer ses relations politiques avec ce pays.
This paper tackles Yugoslav nuclear diplomacy towards the two superpowers in the early and mid‑Cold War by offering an analysis of the intricacies of Yugoslavia's multisided cooperation with countries situated east and west of the Cold War divide. Drawing on Yugoslav archival collections and State Department records, the author argues that cooperation in the field of nuclear technologies did not closely mirror the alternation between warmer and colder relations with the United States and the Soviet Union observed in other spheres of foreign policy. Indeed, US–Yugoslav and Soviet–Yugoslav nuclear cooperation were not hampered by international events which saw supplier–receiver relations deteriorate. The article examines to what extent Yugoslavia played nuclear suppliers off against each other, using the dynamics of competitive markets to obtain nuclear technology. By investigating Yugoslav negotiations with Moscow and Washington, the study uncovers how Yugoslavia used its soft political power to entice the superpowers into competition. The author researches how the United States Atomic Energy Commission's (USAEC) nuclear aid to Yugoslavia, as part of Eisenhower's national security plan, pursued an anti‑USSR policy intended to contain Soviet nuclear aid to Yugoslavia and hence its political influence. Finally, the analysis understands Soviet interest in the Yugoslav nuclear program as a way to strengthen Soviet–Yugoslav political ties.
- The Atoms for Peace program and the Third World - Mara Drogan p. 441-460 Le programme Des Atomes pour la paix fut inauguré par le président Eisenhower en 1953. Les États‑Unis proposaient de partager la technologie nucléaire civile, la formation en ce domaine et du matériel avec les autres pays du monde dans le but de gagner les cœurs et les esprits et de dominer le marché nucléaire. L'auteure étudie les accords bilatéraux conclus dans ce cadre et porte son attention sur des études de cas concernant l'Asie et l'Amérique du Sud. Elle montre que si les objectifs états‑uniens s'inscrivaient dans le contexte de la guerre froide, les autres nations avaient des aspirations différentes en ce qui concernait leur situation économique et leur rayonnement international. La politique intérieure, les limites économiques et technologiques et les aspirations politiques de ces nations, tout comme la possibilité grandissante d'obtenir de la technologie et des matériaux fissiles dans d'autres pays que les États‑Unis, remirent en question l'hégémonie des États‑Unis. Si bien que vers la fin des années 1950, le programme Des Atomes pour la paix s'éloigna des accords bilatéraux.The program known as Atoms for Peace was announced by President Eisenhower in 1953. The United States proposed to share non‑military nuclear technology, training, and materials with nations around the world in an effort to win hearts and minds and dominate the nuclear market. Focusing on the bilateral agreements signed under Atoms for Peace, this paper examines case studies in Asia and Latin America to argue that while US goals may have been firmly embedded in a Cold War context, other nations had different aspirations related to their economic and international standing. Other nations' domestic politics, economic and technological limitations, and political aspirations challenged US nuclear hegemony, as did the increasing availability of technology and fissionable material from other nations. As a result, the United States would reorient the Atoms for Peace program away from bilateral agreements by the end of the 1950s.
- Quantum Tunneling through the Iron Curtain : The Soviet nuclear city of Dubna as a Cold War crossing point - Roman Khandozhko p. 369-396
Secret, publicité et recadrage des héritages : pratiques sociales discursives
- Sekretnaia laboratornaia zhizh′ v SSSR : 1940 – 1970 - Galina Orlova p. 461-492 Le secret, c'est‑à‑dire les procédés, l'infrastructure et l'idéologie présidant à la rétention délibérée d'information, fait l'objet de cette étude. L'auteure le décrit à partir de l'exemple empirique des laboratoires nucléaires placés sous la tutelle de l'agence atomique de l'URSS. L'auteure concentre son étude sur les infrastructures organisationnelles du secret et les déformations matérielles de la recherche sous le sceau du secret. En s'appuyant sur des publications, des mémoires nucléaires, des entretiens détaillés avec des acteurs du projet tirés de la collection du projet Obninsk et d'un fonds d'archives unique déclassifié, elle montre par quels procédés la dissimulation du savoir et de la technologie nucléaires s'intégra aux méthodes de recherche entre le milieu des années 1940 et le début des années 1970 et les déforma. L'auteure envisage le laboratoire comme l'unité centrale de recherche dans le Projet atomique soviétique. Elle suggère que la phase initiale de la mise en œuvre des programmes nucléaires à grande échelle, avec la concentration des forces, des ressources scientifiques et du secret et le développement d'un style spécifique de la grande science soviétique qui l'accompagnait était une « ère des laboratoires ». L'émergence du secret dans le laboratoire de recherche nucléaire et les archives afférentes sont décrites à travers les radiochimistes du projet. La vie secrète des laboratoires est représentée à travers un assemblage de documents secrets sur la superficie des zones sous haute surveillance, les services d'espionnage et sur le matériel d'enregistrement. L'auteure suggère que les procédures courantes de laboratoire ont changé les méthodes de production de données scientifiques, ont transformé les physiciens en adeptes du secret et contribué à l'élaboration des modèles de la culture soviétique du secret.
In this article, secrecy – the practice, infrastructure, and ideology of deliberate concealment of information – is described on the empirical example of nuclear laboratories subordinated to the Soviet atomic agency. The author pays special attention to organizational infrastructures of secrecy and material deformations of secret research. On the basis of published documents, nuclear memoirs, in‑depth interviews from the collection of the Obninsk project and a unique declassified archive, the author demonstrates how between the mid‑1940s and early 1970s the concern for hiding nuclear knowledge and technology became embedded in research methods and deformed them. She considers the laboratory as the main unit of research activity in the Soviet Atomic project. She identifies the early stage of the implementation of large‑scale nuclear programs associated with concentration of scientific forces, resources, secrecy, and development of a specific style of the Big Soviet science as a “lab age.” The emergence of secrecy and its archive are described on the basis of the case of Moscow‑Obninsk radiochemists. Secret laboratory life is presented in the text through an assemblage of secret documents about the surface of highly secure areas, espionage bodies and recording equipment. Laboratory routines, the author suggests, changed the methods of producing scientific data, transmuted physicists into secret physicists, and developed the patterns of the Soviet culture of secrecy.
- Beyond the Nuclear Epicenter : Health research, knowledge infrastructures and secrecy at Semipalatinsk - Susanne Bauer p. 493-516 L'article décrit les configurations du savoir et le secret dans la recherche scientifique sur les effets sanitaires des essais nucléaires de Semipalatinsk. Cette recherche n'a pas débuté à l'avènement de l'ère postsoviétique : elle se menait déjà à la fin des années 1950 dans le contexte scientifique et technologique de la guerre froide. Afin de cerner les changements survenus dans les politiques qui ont configuré et reconfiguré la recherche sur la radioactivité dans la région de Semipalatinsk, l'auteure concentre son étude sur quatre ensembles de documents traitant des effets sanitaires des retombées nucléaires. Elle en examine les cadres de référence et les méthodes, depuis les premières études sur les effets sanitaires pendant la période khrouchtchévienne jusqu'à l'épidémiologie des radiations dans le Kazakhstan postsoviétique. Elle démontre que les dispositifs et les procédés de production du savoir des épidémiologistes sont encore influencés par les infrastructures et les schémas de la guerre froide. La vie et la mort des habitants de cette région de la steppe kazakh étaient en jeu dans la collecte et le traitement de données scientifiques visant à la production de savoir. Malgré la fermeture du site, les infrastructures du savoir nucléaire datant de la guerre froide existent toujours dans la recherche sur la radioactivité.This contribution describes configurations of knowledge and secrecy in scientific research into health effects of nuclear testing at Semipalatinsk. Studies on health effects did not just begin with the post‑Soviet era, but were conducted in the USSR from the late 1950s onwards as part of Cold War science and technology. In order to carve out the changing politics that have configured and reconfigured radiation science in the Semipalatinsk region, I focus on four sets of documents on the health effects of nuclear fallout. I examine their framings and practices from the first investigations of health effects during the Khrushchev era up to radiation epidemiology in post‑Soviet Kazakhstan. I argue that Cold War infrastructures and models continue to shape epidemiologists' very devices and practices of knowledge production. Scientific data collecting and processing involved the lives and deaths of people living in this part of the Kazakhstan steppe in knowledge production. Despite the closure of the test site, knowledge infrastructures from Cold War nuclear science have remained active in radiation research.
- From Legacy to Heritage : The Changing Political and Symbolic Status of Military Nuclear Waste in Russia - Tatiana Kasperski p. 517-538 L'article étudie les efforts faits par la Russie postsoviétique dans le traitement des déchets nucléaires militaires qui se sont accumulés depuis l'avènement de l'ère nucléaire. L'auteure concentre son étude sur deux grandes régions affectées par une mauvaise gestion des déchets radioactifs, les vastes territoires de l'Oural pollués par le complexe nucléaire Majak et les poubelles nucléaires de l'océan Arctique. Elle retrace les débats publics sur le traitement des déchets qui se heurtèrent tout d'abord à la résistance de l'armée russe et des services de sécurité de l'État dans les années 1990 et montre la disparition progressive de cette résistance dans les années 2000 et 2010 lorsque le gouvernement commença à inventorier les déchets nucléaires de façon plus systématique, à évaluer leur coût environnemental et social et à chercher des méthodes de confinement. Parallèlement, la sémantique des déchets militaires a évolué. Tout d'abord legs toxique dont la découverte pouvait nuire à l'image internationale de l'URSS, les déchets radioactifs font maintenant partie du patrimoine national, à savoir le glorieux passé militaire de l'URSS et sa puissance nucléaire, toujours aussi grande. L'article décrit les modalités et les raisons de cette réinterprétation et montre comment elle a contribué à détourner l'attention des menaces du nucléaire sur la santé publique et l'environnement vers son histoire et sa signification pour la patrie.This article examines Russia's post‑Soviet efforts to deal with military nuclear waste that has been accumulating since the dawn of the nuclear age. It focuses on two major areas affected by radioactive waste mismanagement: the extensive territories in the Ural region polluted by the Maiak Production Association and nuclear waste dumps in the Arctic. The article traces public debates about the remediation of waste that initially met with resistance from the Russian military and state security in the 1990s and shows how in the 2000s and 2010s this resistance gradually faded as the government began to inventory radioactive waste more systematically, assess its environmental and social costs, and find ways to contain it. Parallel to these attempts, the semantics of military waste have evolved. Radioactive waste has been transformed from a toxic legacy whose disclosure could damage Russia's international image to part of the national heritage, the country's glorious military past and its continued nuclear might. This article shows how and why this reframing has occurred, and how this has facilitated a shift in attention away from nuclear programs' damage to public health and the environment to their patriotic history and meaning.
- Sekretnaia laboratornaia zhizh′ v SSSR : 1940 – 1970 - Galina Orlova p. 461-492
In memoriam Larissa Zakharova (12 août 1977 – 2 mars 2019)
- Allocution du Président de l'EHESS à la mémoire de Larissa Zakharova - Christophe Prochasson p. 541-542
- In memoriam Larissa Zakharova (12 août 1977 – 2 mars 2019) - p. 543-552
- « Comment je me suis retrouvée à étudier l'histoire soviétique… » : Entretien avec Larissa Zakharova, recueilli par Alain Blum à Moscou le 25 janvier 2019 - Alain Blum, Larissa Zakharova p. 553-566
- Communications, pouvoir et société en URSS de Larissa Zakharova (1977‑2019) : Rapport sur le manuscrit inédit d'habilitation à diriger des recherches, in abstentia. Une œuvre posthume - Sophie Cœuré p. 567-576
- À propos de la « modernité soviétique » - Bruno Karsenti p. 577-584
- Une historienne profondément sociologue - Cyril Lemieux p. 585-592
- Concevoir la communication soviétique : Le discernement compréhensif de Larissa Zakharova - Laurent Thévenot p. 593-596
- Des engagements d'une écrivaine en URSS : Le cas de Natal´ja Četunova - Larissa Zakharova p. 597-618 Natal ́ja Četunova (1901-1983), écrivaine reconnue, membre de la très officielle Union des écrivains, n'en est pas moins animée d'un idéal de justice sociale. Impliquée dans l'examen du fonctionnement judiciaire, elle combine critiques publiques, actions administratives et interventions privées auprès de personnages haut placés. Or son implication se prolonge par l'établissement de liens personnels à distance avec ceux qu'elle défend grâce à un registre d'écriture qui se départit de la langue officielle soviétique et s'appuie sur des références populaires. C'est l'objectif de cet article que d'analyser la pluralité des engagements de N. Četunova et les modalités de construction des liens à distance. Il montrera alors combien l'implication de l'écrivaine échappe à la (fausse) dichotomie entre privé et public.A renowned writer and a member of the very official Union of Soviet Writers, Natal´ia Chetunova (1901-1983) was nonetheless inspired by an ideal of social justice. She actively watched how the judiciary operated, engaging in public criticism as well as administrative actions and private interventions with high officials. She also extended her involvement by establishing long-distance personal ties with the people for whom she stood up, using a language exempt from Soviet officialese and based on popular references. The article aims to analyze the plurality of Chetunova's commitments and how she proceeded in establishing long-distance ties. It ultimately demonstrates that her involvement eluded the (false) private/public dichotomy.
- J'ai connu Larissa Zakharova - Alessandro Stanziani p. 619-620
- Bibliographie & Communications - Larissa Zakharova p. 621-634
- Livres reçus - p. 647-648