Contenu du sommaire : Bureaucratie sublime
Revue | Terrain |
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Numéro | Hors-série, juin 2021 |
Titre du numéro | Bureaucratie sublime |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- En lutte - Christine JUNGEN, Anne de SALES p. 04-05
Introduction
- Le sublime bureaucratique - Emmanuel GRIMAUD, Anthony STAVRIANAKIS p. 06-21
Formes, Formules, Formulaires
- La formule de la chimère - Gil BARTHOLEYNS, Dora JERIDI p. 22-33 Gil Bartholeyns prend pour point de départ la façon dont une norme technocratique, une formule qui opère comme un paramètre, est appliquée sans souci de la forme : le taux de mortalité journalier doit être inférieur à 1 % + 0,06 % multipliés par l'âge d'abattage du troupeau exprimé en jours. Comme l'a souligné Georges Canguilhem, tout se passe comme si « une société avait “la mortalité qui lui convient” ». La formule est exemplaire du mode opératoire de la classe technocratique qui s'arroge le pouvoir et la capacité de produire des normes pour son propre usage. Bartholeyns pousse à sa limite l'absurdité flagrante de la logique : une utilisation créative de chiffres pour détruire l'objet même de l'attention. Comme avec les armes nucléaires, nous serons plus en sécurité lorsque nous serons tous morts. Protéger par la destruction. Détruire par la protection. Durant la crise sanitaire, médecins, épidémiologistes, biostatisticiens, citoyens-scientifiques, geeks scrutent les données, le taux d'occupation des lits en soins intensifs, le nombre de décès, de cas – l'augmentation et la diminution le lundi ou le vendredi. Les seuils sont fixés, ceux au-delà desquels les classes technocratiques ne peuvent plus accepter la mort. Nous aurons la mortalité que nous méritons. Pour cela, nous devrons être au clair sur la forme de vie que cette mortalité permet. Pour les poulets, cette forme est inférieure à un morceau de papier A4, multiplié par dix ou trente mille. La conséquence : un abattage préventif pour conjurer la grippe aviaire. Calculer, calculer, calculer. Les règles de calcul de la mort pour « le bien-être des poulets ». D'où viennent les normes ? L'arbitraire s'appuie sur une logique qui impose sa grille au réel sans provenir du réel. Illustrée en entassant un poulet (vivant) dans un espace plus petit que le papier utilisé pour faire le calcul, la forme n'est pas simplement la conséquence d'une affirmation technologique, d'une détermination technocratique, mais un choix. Par son intervention graphique, Dora Jeridi fait émerger une issue de secours : l'envol. Il y a toujours une issue, quand bien même le technocrate engoncé dans son costume s'évertue à réduire la réalité à une formule. Les costumes luttent, sautent et tombent, dans et hors de la page. Frénétiques dans leur poursuite. Farce, comédie burlesque d'erreurs, cette scène interroge ce qu'est la tragédie, dont ceci n'est qu'une répétition. Chapô : Emmanuel Grimaud & Anthony Stavrianakis
- Le grain qui rend fou(r) - Tiziana Nicoletta BELTRAME, Anna OARDA p. 34-41 Objet 71.1910.1.246.1-57. Des fragments connus, parmi d'autres, explique Tiziana Nicoletta Beltrame, grâce à une découverte fortuite improbable : une salle plus ou moins oubliée – dans les entrailles du musée de l'Homme – a été redécouverte. La raison classificatoire de ceux qui ont découvert la cache « ne pouvait faire autrement », comme l'avait dit Martin Luther, que de mettre en mouvement ce qui continue à vivre, ce qui survit de leur Beruf (autrefois une vocation). Le travail classificatoire d'une multitude de professionnels, dont des prestataires de service – ces travailleurs de l'ombre –, redonne une nouvelle existence aux tessons. Fragments thésaurisés et oubliés. Une ouverture fortuite. Une demande de tri. Le rassemblement de la collection n'est que la pointe émergée de ce transfert des objets délaissés vers les objets trouvés. Par définition, dans l'acte de classification, même la donnée « sans renseignements » trouve sa place. Les fragments frappants analysés ici accompagnent ce récit de l'analyse interminable, ou plutôt de l'analyse dont le mouvement est interne à elle-même : on range, on recrée perpétuellement la place des choses. Anna Oarda pousse ce rangement par un geste de recodage des couleurs de fragments pixélisés sur une nouvelle grille de distributions. Comme l'écrit Beltrame, le fait de leur existence classée, leur présence dans un chaos ordonné, permet, au-delà de l'acte de classification, leur recomposition en actes d'imagination et de réappropriation technique. Le duo effectue une procédure de recodage, ou de surcodage des fragments, montrant leurs multiples modes et ordres d'existence. Les gestes de déterritorialisation, rappellent Oarda et Beltrame, sont couplés à des points de contact spécifiques dans l'ordre des choses. EMMANUEL GRIMAUD & ANTHONY STAVRIANAKIS
- (Dé)rég(u)ler la forêt - Étienne BOUREL, Joséphine HERBELIN p. 42-51 L'arrêté no 117-PR-MEFEPEPN, artefact de la planification moderne, répond à la double exigence de l'industrialisation et du bien-être environnemental. Cette dernière est manifestement une préoccupation plus récente que la première, un recalibrage tardif du bien-être social et de la volonté de préservation du milieu ; elle intervient sur des normes de production, les types de savoir-faire engagés, les outils de connaissance, entre autres, et recalibre l'exploitation depuis un siècle des forêts gabonaises, mesure que de nouvelles esp ces, de nouvelles méthodes, de nouveaux marchés sont explorés. Une telle intervention passe par des mécanismes juridiques et politiques : des votes sont mis et une loi est votée. Un rêve technocratique, aurait-on pu penser, dans lequel un plan rationalisé de gestion et d'exploitation durable des forêts, l'écologie, le capitalisme, la science et la bureaucratie, sont harmonisés par un discours raisonné. Rêvez ! Étienne Bourel souligne que la loi établit la taille minimale en dessous de laquelle un arbre ne peut être coup – ainsi que les tailles au-dessus desquelles il est considéré comme un monument. Outre ces données, il y a aussi le diamètre régulier de fructification assurant une exploitation durable, dont on aurait pu penser qu'il faudrait le calculer par rapport au diamètre minimal exploitable, pour chaque arbre. Au lieu de cela, une série d'autres calculs est utilisée, fonctionnant par volume de forêt plutôt que d'exiger l'observation et l'intervention de chacun : Omnes et singulatim, cela n'est pas. Le travail iconographique de Joséphine Herbelin montre comment ces décrets agissent concrètement sur les arbres, les « encadrent » ; il met en évidence la logique et la pathologique du cadre. Dans ces jeux de normes, chaque acteur morcelle la forêt en ne voyant et régulant que ce qui l'intéresse. La mosaïque de morceaux collectés constitue un ensemble étrange et familier, fait de prélèvements et de vides. C'est un jeu d'empreintes, qui laisse une trace, de façon sombre et saisissante, sur plusieurs registres de cette scène : l'arbre singulier, la grille, la coupe, une extraction de tranches, organisés par la main du marché, ou était-ce la main de l'État ? EMMANUEL GRIMAUD & ANTHONY STAVRIANAKIS
- C'est ici le pain qui descend du Siège - Yann CERF, Juliette GREEN p. 52-61 L'humanité dans les temps sombres. L'essai d'Hannah Arendt portant ce nom nous ramène à l'affirmation de Gotthold Ephraim Lessing selon laquelle la compassion est un problème en ce que, contrairement à l'amitié, elle n'est pas sélective. Le caractère égalitaire de la compassion se paye par l'absence de cible. Pour Lessing, c'est dans la sélectivité de l'amitié seule que la « vraie humanité » peut faire ses preuves. Les rapports d'activité d'une banque alimentaire, cette littérature grise d'autocélébration au langage lissé, ont été le point de départ du travail de Yann Cerf et de Juliette Green. Leur collaboration aboutit, par la juxtaposition de vignettes ethnographiques et d'images détournées du rapport d'activité, à mettre en mots et en forme le paradoxe pointé par Lessing. C'est Noël, et les clients magnanimes ont offert des cadeaux pour enfants dans un restaurant social principalement fréquenté par des adultes. Une compassion malavisée, des miettes de la grande table du tabac, de l'essence et de la finance. Dans la deuxième vignette, la contre-figure du théoricien du complot fait son apparition. Tout le monde s'accorde sur l'alimentation biologique, mais pour des raisons différentes : pour l'homme au T-shirt « Stop Covid-1984 », il est important de savoir ce que nous mettons dans notre corps. Le corporatisme, nous le savons, est un élément clé de la tendance fasciste romantique ; le local et le corps, le corps politique comme local, et la politique du corps : pollution, propreté. La troisième vignette met en scène Alex, ancien libertaire puis socialiste, qui s'identifie maintenant à l'UDC, le Parti du peuple, une force politique suisse de droite qui s'est opposée avec succès, entre autres, à l'adhésion à l'UE et à l'immigration. Alex donne un coup de main à la banque alimentaire et reçoit en retour un petit quelque chose. Ses raisons, comme sa politique, touchent de près. On pourrait dire que, par opposition aux conventions technocratiques interchangeables incarnées par les images de Green, au moins Alex sait qui sont ses amis. Nous avons vu l'erreur (manifeste notamment au Royaume-Uni et aux États-Unis vers 2016-2020 avec le Brexit et le trumpisme) de ne pas prendre au sérieux l'orientation antibureaucratique d'une partie de la population confrontée à une précarisation grandissante de ses conditions de vie. EMMANUEL GRIMAUD & ANTHONY STAVRIANAKIS
- Déformuler - Christos PANAGIOTOPOULOS, Anaïs BARRAS p. 62-71 La voie du « formulaire » est le chemin le plus banal employé par une administration pour obtenir des informations nécessaires à son fonctionnement. Le problème est qu'il se substitue bien souvent à tout dialogue et qu'il est courant de crouler sous les formulaires sans qu'on puisse mettre de visage sur ceux qui les conçoivent ou les propagent. À l'origine, un formulaire est surtout, on ne le souligne pas assez, une forme qui vise à inscrire de manière organisée des informations. Mais il n'est peut-être que la variation (voire la distorsion) de quelque chose d'autre. C'est tout l'intérêt du travail d'Anaïs Barras et de Christos Panagiotopoulos que de nous donner à le sentir, en introduisant de l'interaction ou du dialogue dans un dispositif qui fait tout, au contraire, pour les écarter. L'exemple qu'ils ont choisi est celui des formulaires des IRB (Institutional Review Boards) américains. Ils auraient pu prendre n'importe quel formulaire ; celui-ci concerne les chercheurs en particulier. L'ironie de tels systèmes est que l'interrogé, dont l'activité est visée et évaluée, qu'il soit chercheur ou simple mortel, doit faire un effort considérable pour se mettre à la place du questionneur et intérioriser ses critères. Le dispositif imaginé par les auteurs n'est pas simplement un geste de révolte visant à dénoncer, par un « retour à l'envoyeur », les contraintes d'un formulaire inadapté. Ce dispositif interroge : l'obtention d'information, quel que soit le degré d'individuation ou d'impersonnalité des données recherchées, ne serait-elle pas au fond la distorsion d'une autre forme, primordiale, d'échange dialogique ? C'est à celle-ci que l'acte graphique nous invite à revenir, en nous permettant d'envisager tout ce qu'il faut pour qu'un formulaire devienne un dialogue de sourds et que ce dialogue de sourds redevienne un échange. Il s'agit donc de retourner la logique (de l'obtention d'information) du formulaire contre elle-même et de dépasser le formulaire comme forme, en le dénonçant comme une variante mal conçue, déviante et perverse, d'un véritable dialogue qui a peu de chances de se réaliser dans ces conditions. Par l'écriture à la main, en introduisant ainsi une foule de petites singularités, le formulaire dévitalisé, figé dans un système de question-réponse qui anesthésie toute possibilité même de dire que la question est mal formulée, redevient vivant, chargé cette fois, d'une manière qui ressemble à un acte magique de « vaudouification », de toute la personnalité d'un individu. « Envoyez-moi un formulaire, que je vous inonde de malédictions. » EMMANUEL GRIMAUD & ANTHONY STAVRIANAKIS
- L'équation Managementale - NICOLAS BATAILLE, JOSÉPHINE HERBELIN p. 72-81 Pourquoi produire alors que vous pourriez solutionner ? N'améliorez pas, faites des connaissances ! La spécification est dépassée : nous avons besoin de caractérisation, de valeurs et de performances. Vous ne comprenez pas ? Suivez le programme ! L'excursion dans le désert sémiotique du Crédit impôt recherche à laquelle Nicolas Bataille nous convie amène à penser que le caractère et l'existence mêmes de ce dispositif nécessitent une gymnastique mentale. Jusqu'aux années 1970, les entreprises investissaient généralement leurs bénéfices dans la recherche et le développement pour augmenter la productivité et les salaires des travailleurs ; la modification de la taxation des entreprises dans les années 1980 a eu un impact direct sur l'innovation, la recherche et la productivité, comme le remarque David Graeber à partir de l'exemple américain de Bell Labs. Le CIR est une réponse très française à la nécessité d'encourager la recherche et l'innovation dans un contexte où les entreprises sont peu enclines à le faire elles-mêmes : les payer pour qu'elles mènent de la « recherche », un terme qui doit indexer quelque chose, quoi qu'il soit, qui possède intrinsèquement un intérêt. L'ensemble du processus décrit ici commence à ressembler massivement à une pelote savamment enroulée : crédit pour 5 000-7 000 heures de travail des salariés, dont le travail a déjà été facturé à des organismes publics, justifié par la présence du doctorant, dont 1 607 heures de travail par an ont permis d'ajouter trois ou quatre autres années-personnes de travail. Pas mal ! L'œuvre-image de Joséphine Herbelin saisit et transforme cette scène sémiotique de la justification CIR, cette ultime étape de dé-sémiotisation où la forme d'expression devient hiéroglyphe. Heureusement, nous avons le consultant sur place, qui traduit. Deux décennies après le « nouvel esprit du capitalisme », le passage d'un régime industriel à un monde technocratique de connexions « par projets » se vide de son contenu, alors que les sphères publique et privée se nouent dans une toile de signes. À charge pour nos experts de les démêler, si nous avons encore les moyens de les payer… Chapô : EMMANUEL GRIMAUD & ANTHONY STAVRIANAKIS
- Darwinners du futur - Sébastien LEMERLE, Baptiste MOUTAUD, Joséphine HERBELIN p. 82-93 Que faudrait-il pour que la recherche devienne elle aussi céleste ? Considérée comme un bien commun, une zone de liberté, une des dernières sans doute qui auraient échappé à l'esprit de contrôle, elle subit les mêmes injonctions que bien d'autres domaines, sauf que nous pensions que la liberté de création y demeurait encore protégée… Les modules visant à quantifier toujours plus l'activité s'empilent, la recherche moderne croule sous l'effet des formules (et des formulaires) pour répondre à l'idéal d'une recherche efficace, optimale, libre d'inventer, mais suffisamment contrôlée pour que rien de ce qu'elle produit ne puisse échapper. En chemin, on oublie bien souvent de se mettre à la place des chercheurs et de leur poser la question : de quoi avez-vous besoin pour faire de la recherche vivante ? Dans ce contexte, le dossier d'enquête exhumé du futur par Sébastien Lemerle, Baptiste Moutaud et Joséphine Herbelin depuis le double fond d'une armoire des archives de la gendarmerie du Gard relève de la satire, mais aussi de la science-fiction ou de l'anticipation. Il n'est pas sans rappeler, par ses procédés d'estrangement, Erewhon de Samuel Butler, un classique du genre. Tout est parti d'une formule malheureuse prononcée par Antoine Petit, directeur du CNRS, et interprétée comme une défense du « darwinisme » en matière de recherche. Le professeur de génétique visionnaire Ángelos Charistéas a choisi de prendre la formule à la lettre (tout comme Gil Bartholeyns prend au sérieux la formule des poulets). Sauf que cette fois il s'agit de décrire ce qu'il faudrait pour produire enfin des chercheurs darwiniens, autrement dit des poulets capables d'obéir à leur propre formule et de s'optimiser par eux-mêmes. Prendre au sérieux la formule de Darwin (en matière de recherche) implique ici toute une série d'opérations. Si personne ne se met à la place des chercheurs, les chercheurs n'ont pas d'autre choix que de se mettre à la place des technocrates qui se font les défenseurs du « darwinisme » pour tenter de leur faire comprendre les implications de certains de leurs présupposés. Ici on ne s'en tient pas à organiser la production ou le comportement, on va jusqu'à produire des êtres à part entière, grâce à une formule transgénique (ou transgéniale) qui vise à fabriquer des chercheurs au génie optimisé dès le plus jeune âge. Il s'agit ensuite de pousser la formule jusqu'au bout, car, tout comme la bureaucratie céleste, la transgéniocratie pourrait bien faire rêver certains dirigeants. Quel meilleur moyen alors que la fiction comme thérapie au déficit d'imagination ? Chapô : EMMANUEL GRIMAUD & ANTHONY STAVRIANAKIS
- La formule de la chimère - Gil BARTHOLEYNS, Dora JERIDI p. 22-33
MATRICES
- Fonctionnaires de l'au-delà - Sandrine CHENIVESSE, Chloé VANDERSTRAETEN p. 94-103 Au milieu de la pandémie, des rites ont émergé : les comptages quotidiens, la désignation de seuils, les phases liminaires. Ce premier confinement nous a déçus car, de façon déroutante, le virus n'a pas simplement disparu… Aujourd'hui, c'est le vaccin qui sauvera, bien que, là encore, la déception sera grande à la réalisation qu'un vaccin ne signifie pas la disparition de la menace. Jouez votre carte. Mais n'oubliez pas à quel jeu vous jouez, et ne soyez pas déçus si les règles que vous pensiez suivre s'avèrent être inventées au fur et à mesure. Ce désir de crise – imaginaire catastrophique, pulsion narrative – évoque une crise du désir : comment voulez-vous vivre cet événement ? QAnon, mouvance conspirationniste, est l'exemple même de l'affaiblissement du pouvoir du réel, combiné aux coups écrasants portés à nos fantasmes de toute-puissance. Entre les pôles du « pas encore » et du « plus jamais », l'ethnologue et psychanalyste Sandrine Chenivesse nous guide dans un détour taoïste pour accéder à une autre figuration du rapport à la mort via la figure du « malmort », qui désigne des morts mauvaises, ou plutôt « des maillons flottant hors généalogie », une position frontière, un lieu manquant, qui n'est pas en repos, condamnant les vivants à un « deuil impossible ». Son enquête sur un mouvement messianique taoïste des maîtres célestes, juste avant la chute de l'empire Han, nous propose des clés pour penser autrement la mort en temps trouble. Le millénarisme fournit une demande de réponse dans un contexte de crises – invasion, famines, épidémies –, une purification par le biais d'un ordre céleste, de cieux purs et abyssaux, de fonctionnaires divins et de bureaucrates infernaux. Dans un cadre ordonné de six cieux, ces derniers traitent avec les âmes des morts, peut-être même en distribuant des manuels pour les personnes récemment décédées, remplis de chiffres utiles, d'aspects techniques de la mort, comme une série de scénarios « que faire si ». Les cartes de Chloé Vanderstraeten donnent une nouvelle forme aux anciennes représentations psycho-géographiques taoïstes de cet espace-temps, cadre de cette bureaucratie où sont rendues les décisions concernant les conflits entre vivants et morts, un terrain d'arbitrage au service de l'ordre cosmique et au passage occasionnel des âmes en toute sécurité. Tous les jugements sont définitifs - dès lors qu'ils permettent aux vivants de commencer le travail de deuil. Chapô : EMMANUEL GRIMAUD & ANTHONY STAVRIANAKIS
- La Machine - Valentina VAPNARSKY, Marine BIKARD, Constance DELAUGERRE p. 94-103 Le comble, pour une organisation, c'est d'arriver au stade où elle devient incompréhensible pour ses propres membres. Elle a atteint un tel degré d'empilement de ses structures, de multiplication de ses organes, qu'elle devient insaisissable, elle pose un problème de préhension. Elle ne peut plus être embrassée, synthétisée par un cerveau humain. Seule une autre structure à l'échelle aussi extraordinaire que la sienne peut sans doute la comprendre, mais un humain seul ne peut rien. On aurait pu multiplier les comptes rendus de l'intérieur, se faire ethnographe de ce genre de situations d'incompréhension. Elles sont le lot de tous ceux qui, un jour ou l'autre, voient leur activité se « technocratiser », ou qui doivent se familiariser avec une administration nouvelle ou en constant renouvellement, tout comme de ceux qui occupent des positions administratives et voient les rouages du dessus, d'en dessous ou d'à côté comme autant de parties d'un monde étranger. À chaque fois que nous sommes aux prises avec une administration quelle qu'elle soit, qu'il s'agisse de recherche, d'hôpitaux, d'agriculture, de finance, ce sont les mêmes récits kafkaïens qui sont racontés. Ces récits pourraient être ennuyeux, ils sont au contraire pleins d'émotion, de colère, de frustration, d'incompréhension et même d'étrangeté. Le récit livré à Valentina Vapnarsky en novembre 2020 par Constance Delaugerre, virologue, cheffe de service à l'hôpital Saint-Louis à Paris, est éloquent à ce propos. En attente d'une machine automate pour faire des sérologies qui ne vient pas, en pleine crise du coronavirus, elle découvre l'étrangeté de sa propre administration, ses rouages, son univers de sigles. Dans un moment presque lovecraftien, elle décrit un « siège » avec « des bras armés », et l'un de ses bras armés, « l'Ageps », « l'agence qui s'occupe en détail des réactifs des automates ». Elle décrit des mouvements qui ne se font pas : « Ça monte au Siège et cela ne redescend jamais. » Elle décrit aussi des excroissances, des modules, des cellules dans ce qui ressemble à une matrice monstrueuse, les hôpitaux de Paris : « Au Siège, il y a la cellule innovation qui a un visage. » Et sa stupeur, face à cette étrangeté dont elle n'arrive jamais à saisir les contours, les règles, tient en une question : « Quel est le maillon de cette chaîne, et combien y a-t-il de maillons ? » Le comble est qu'elle garde espoir en la machine, elle a un désir de machine, elle l'attend comme celle qui lui facilitera la vie, mais cette machine ne vient jamais. Au bout d'un certain stade d'involution, y compris ceux qui veulent être efficaces ne peuvent plus l'être. Pendant l'entretien, Marine Bikard a dessiné en temps réel, laissant l'écoute affecter son geste, son pinceau dériver et ses courbes s'imprégner des paroles de leur interlocutrice. Ce n'est pas un labyrinthe qui émerge de ce geste de peinture quasi divinatoire, il n'y a pas de sol ici pour soutenir un corps, seules des effluves, une opacité généralisée, l'impression d'une structure « hors sol » et une parole en suspens dans l'air. Bureaucratie céleste ? Chapô : EMMANUEL GRIMAUD & ANTHONY STAVRIANAKIS
- Dessine-moi un FMI - Horacio ORTIZ, Nelson JACOMIN p. 114-125 Inévitablement, les technocraties posent aux chercheurs des difficultés pour être appréhendées à leur juste mesure. D'ailleurs, elles n'ont cessé de produire des objets démesurés. On sait que le Codex européen fait 9 000 pages et que les accords du Brexit sont loin de se résumer à quelques feuillets… Incompréhensibles ou plutôt impréhensibles par tout humain normalement constitué. Le Fonds monétaire international (FMI) constitue un cas exemplaire de cette démesure technocratique. Comment en effet le localiser, le territorialiser quand il recouvre la finance mondiale ? Où le situer et comment le qualifier ? Est-ce un modulateur, un régulateur, un opérateur dans des flux d'échanges ? Concrètement, il s'agit d'un bâtiment localisé à New York, avec des couloirs et des bureaux. En réalité, on le voit bien pour n'importe quel chercheur travaillant sur la finance mondiale, étudier le FMI signifie embrasser toutes ses activités, l'ensemble de ses productions, le spectre des affaires, des pays et des opérations dans lesquelles il est impliqué, bref essayer de percer l'opacité de son régime normal d'activité. Horacio Ortiz nous rappelle que cette institution est une technocratie qui cherche à imposer à l'échelle mondiale sa logique, logique qui est avant tout politique. Peut-être faut-il postuler que l'on a affaire à un drôle d'organisme, sublime, parce qu'il cherche à opérer une synthèse entre des mouvements contradictoires. D'où la difficulté de figuration qu'il pose à quiconque cherche à le représenter. Difficulté que Nelson Jacomin cherche à dépasser en substituant aux graphes bien ordonnés et aux courbes bien soignées, un autre agencement, un véritable chaos graphique destiné à agir de manière subliminale. Chapô : EMMANUEL GRIMAUD & ANTHON STAVRIANAKIS
- 50 nuances d'incapacité - Sophie DALLE-NAZÉBI, Anne-Lise GRANIER, Alice LAPUJADE, Soline VENNETIER, Nelson JACOMIN, Lucie POPHILLAT p. 126-135 Pour définir son taux d'incapacité, découpez-le en sections comme suit : intellect et comportement ; psychique ; audition ; langage et parole ; vision ; viscères et corps en général (rein, sang…) ; appareil de locomotion ; esthétique », tel est le mode de traitement bien curieux auquel doivent se soumettre les personnes en situation de handicap pour se voir reconnaître des droits. Pointant certaines aberrations de ces découpages, le groupe d'intervention sociologique Usher-Socio montre ici qu'à aucun moment dans cette chaîne de traitement on ne se met vraiment à la place des personnes ; leur corps est transformé en objet de procédures bureaucratiques. Derrière l'enjeu que constitue la reconnaissance des personnes en situation de handicap, se pose un problème de perception sensible et des conditions de félicité dans lesquelles la (com)préhension des singularités qui sont la règle pourrait s'opérer. Comment peuvent-elles être reconnues par des systèmes de classification prétendant à l'universalité ? Derrière la difficulté à se mettre à la place des personnes ayant des déficiences sensorielles donc des expériences et repères spécifiques, ce sont les capacités sensibles, perceptives de la machine à évaluer et à traiter qui sont ici pointées du doigt comme étant incapables d'une granularité fine. Le graphisme de Lucie Pophillat et Nelson Jacomin questionne cette granularité, la retravaille, rendant les formulaires perméables aux empreintes, aux traces corporelles, aux singularités individuelles qui font remonter à la face de l'administration leurs façons propres d'appréhender le champ visuel, les couleurs, mais aussi tous ces organiques inorganisables, qui n'entrent dans aucun système de classification. Les images se font soudain des porte-voix bien plus sensibles, défiant la logique d'encodage du formulaire. « Je suis un corps inclassable, qui vous échappe. » Chapô : EMMANUEL GRIMAUD & ANTHONY STAVRIANAKIS
- Numéritocratie - Isabelle BRUNO, Lucie POPHILLAT p. 136-147 Parcoursup : la « règle d'airain du libéralisme » de David Graeber à l'œuvre. Toute action gouvernementale visant à améliorer l'efficacité d'une organisation signifie nécessairement plus de procédures, plus de confusion, plus de place pour les erreurs. Comme le montrent Isabelle Bruno et Lucie Pophillat, Parcoursup a franchi un nouveau seuil du sublime bureaucratique : la technocratie algorithmique transforme « la dure chape d'acier » de Max Weber en une matrice qui s'étend de façon oppressive. Son langage est hermétique – tout en revendiquant la transparence –, ses grilles sont réductrices et ses injonctions contradictoires. Ajoutez à cela le paramètre de la pression temporelle : 3, 2, 1, GO ! La turbo-bureaucratie produit un parcours d'orientation et d'obstacles infernal. Les étudiants comme les enseignants font un dur travail d'imagination pour comprendre les opérations de base de cette infrastructure technique ultra-opaque. Que veut-elle ? Trouvez-le. Plus vite que ça. Le mécanisme est censé juger les élèves à leur juste valeur, une valeur calculée à la virgule près. Il nous enjoint à y croire. Parcoursup fonctionne à l'adhésion, à la complicité. Les participants, de tous côtés de l'interface, jouent le jeu comme si la technocratie réalisait la méritocratie. Mais dans la machine, ce n'est pas l'Homo meritocratus mais l'Homo numéritocraticus qui prend forme. Les images de Lucie Pophillat nous entraînent dans le monde affectif de cette course effrénée, de plus en plus confinée et désorientée. Des manicules semblent indiquer le chemin. À moins, bien sûr, qu'elles n'entraînent sur de fausses pistes. Chapô : EMMANUEL GRIMAUD & ANTHONY STAVRIANAKIS
- Syncope - Valentina VAPNARSKY p. 148-155 Syncope : (du grec συγκοπή sunkop « retranchement »). En médecine, diminution subite et momentanée de l'action du cœur, avec interruption de la respiration, des sensations et des mouvements volontaires. En grammaire, retranchement d'une lettre ou d'une syllabe au milieu d'un mot. En musique, liaison de la dernière note d'une mesure avec la première de la mesure suivante, pour en faire comme une seule note (Littré). La syncope nous rappelle que ce hors-série est né en plein contexte de protestation contre un projet de loi dit Loi pour la programmation de la recherche (LPPR). Tout projet de réforme de la recherche relève désormais d'une figure de style ou de rhétorique bien étrange, la mise en œuvre d'une syncope qui ne dit jamais son nom : il s'agit officiellement de la renforcer, de lui accorder toujours plus de moyens alors qu'officieusement on abrège, on retranche tout ce qui peut l'être (moyens matériels, humains, etc.) tout en multipliant les injonctions à une recherche optimale et compétitive. Espérons que, dans ce processus, la recherche ne tombe pas en syncope au sens médical du terme, à moins qu'elle ne le soit déjà… L'étrangeté de la manœuvre n'a pas d'équivalent en linguistique, car dans une phrase enlever un mot ou une voyelle ne passe jamais inaperçu. C'est pour s'approcher au plus près de la figure inédite inventée ici que l'auteure s'est amusée à retourner sur le document même du projet de loi, ce qu'elle considère être ses principes et ses valeurs, réduits à quelques règles de prosodie, afin que celles-ci se voient enfin pour elles-mêmes. Le résultat : un texte tout à fait burlesque, à comparer à l'objet né du geste satirique opéré par Baptiste Moutaud et Sébastien Lemerle ou à celui du Recursion Lab, mais aussi à d'autres formules détournées dans ce dossier qui relèvent davantage de la conjuration, de l'exorcisme ou de l'envoûtement. Le détournement prosodique soulève plusieurs questions. Si s'en prendre aux documents, aux formulaires semble relever ici de l'ultime geste dadaïste, une fois épuisée toute autre possibilité de protestation, peut-on imaginer qu'une administration s'applique à elle-même les règles qu'elle impose à d'autres, ou que sa propre logique puisse se retourner contre elle ? Chapô : EMMANUEL GRIMAUD & ANTHONY STAVRIANAKIS
- Fonctionnaires de l'au-delà - Sandrine CHENIVESSE, Chloé VANDERSTRAETEN p. 94-103
Sublimations
- Le coma à portée de mesure - Sélima CHIBOUT, Marine BIKARD, Lucie POPHILLAT p. 156-169 Le coma est un état limite. Sélima Chibout, qui a mené son observation dans le laboratoire d'un centre hospitalier européen, pointe l'effort des chercheurs pour se mettre à la place des comateux — en produisant échelles de mesure, expériences et rapports — et, en même temps, ce qu'il faudrait pour vraiment se mettre à leur place. À première vue, plus on a affaire à un insaisissable, plus se multiplient les dispositifs techniques et les échelles de mesure. Ces échelles n'ont jamais cessé de s'étoffer, les (infra)états de s'ajouter les uns aux autres, entre l'état conscient et le coma profond. La « formule du coma » a tout d'une course folle à la catégorisation, où la rationalité fragmente, multiplie les états autant qu'elle peut. Marine Bikard et Lucie Pophillat ont imaginé avec Sélima Chibout une expérience de perception originale pour prendre cette logique à rebours. Les modèles des chercheurs peuvent perdre en effet leur lien viscéral à la chose, si on ne refait pas régulièrement le chemin jusqu'à la matière vive, ici l'énigme du coma, comme état inclassable, forme insaisissable du vivant. La force de la performance proposée est de rester accrochée ou indexée à cet insaisissable. Aucune expérience ne peut vraiment trancher et dire d'un patient comateux : « Il est mort. » Les expériences visent plutôt à créer les conditions pour qu'il exprime sa manière d'être vivant, même quand celle-ci est infiniment perceptible. Il en ressort que le traitement du coma pourrait bien être ce sur quoi on gagnerait à s'appuyer pour entrevoir une voie de sortie au traitement purement technocratique des choses. Nul besoin de réduire le comateux à une chose ou un ensemble de chiffres, il est déjà jugé être dans un entre-deux, entre une humanité diminuée et une entité purement biologique. Il s'agit de laisser une chance aux presque morts d'exprimer ce qui leur reste de vivacité. Le geste graphique ici proposé incarne très concrètement ce problème : comment se mettre à la place des comateux, mais aussi des mesureurs de coma ? Au lecteur de juger s'il n'y a pas là d'autres pistes pour repenser l'empathie en général, pour se mettre à la place aussi bien des poulets que des arbres et revoir notre pouvoir d'imposer des formules sur les êtres et les choses. Chapô : EMMANUEL GRIMAUD & ANTHONY STAVRIANAKIS
- QR code céleste - Binqi CUI, Carmen AYALA p. 170-177 Pour dompter le chaos des puissances cosmo-telluriques, il n'y a pas mieux qu'une armée de fonctionnaires divins. L'appareillage d'ampleur cosmique décrit par Binqi Cui est la meilleure preuve que la bureaucratie peut atteindre une échelle sublime et s'étendre jusqu'au ciel, à condition de trouver le bon dosage entre parties visibles et invisibles. La bureaucratie céleste chinoise se donne à voir en apparence comme une sorte de branchement virtuel opéré dans la continuité de la bureaucratie ordinaire, même si nul ne peut dire si c'est la bureaucratie céleste qui joue à être une bureaucratie ordinaire ou l'inverse. Elle possède d'étranges rouages, notamment un fourneau céleste. Le feu, l'ennemi des archives, est ici transmué en partenaire indispensable des fonctionnaires divins. Le système possède par ailleurs un autre rouage essentiel : un système de codage des désirs. Inutile de dire que sans cela, la bureaucratie céleste n'existerait même pas : parce qu'il y a afflux de demandes adressées aux dieux, il faut en assurer la gestion, grâce à un code couleur et, aujourd'hui, d'un code QR par pèlerin. La source d'inspiration que la bureaucratie céleste chinoise pourrait constituer pour déverrouiller l'imagination technocratique n'est pas aisée à cerner. En faisant disparaître les vœux des pèlerins, elle indique une autre voie à l'archivage infini des données. Elle se livre en même temps à un drôle de jeu avec le désir. La bureaucratie céleste n'est constituée que de cela : désir d'obtenir des choses du ciel, d'adorer ses morts, de vivre en harmonie avec ses dieux. C'est l'intérêt du geste opéré par Carmen Ayala et Binqi Cui, que de nous montrer que toute bureaucratie, d'ici ou d'ailleurs, ne devient céleste qu'à partir du moment où elle nous renvoie dans toute sa pureté à notre désir. Désir d'obtenir des choses du ciel qui devient désir d'organiser cette obtention puis finalement désir d'une organisation. Et c'est l'intelligence des moines chinois que d'avoir réalisé que seul le feu avait le pouvoir de sublimer cette opération. La bureaucratie céleste est un rêve, celui d'une bureaucratie qui se rêve elle-même dans la plus stricte efficacité. Une fois le vœu transmis et détruit, la fumée fait son travail, sans qu'aucune débauche supplémentaire d'organisation soit nécessaire. À une époque où il n'y a de bureaucratie que matérielle, gestion de paperasseries ou de masses de données dont il faut organiser la pérennité, à ne plus savoir qu'en faire, la bureaucratie céleste chinoise, centrée autour d'un fourneau qui organise la disparition des choses, a tout d'un contre-modèle. Chapô : EMMANUEL GRIMAUD & ANTHONY STAVRIANAKIS
- Bureaumancie - Philippe BAUDOUIN, Gaspard LAURENT p. 178-189 Quelles sont les limites de la raison technocratique ? Que se passe-t-il lorsque les formes méthodiques des procédures bureaucratiques sont orientées vers des choses qui dépassent les vivants ? Telles sont les questions auxquelles s'attelle Philippe Baudouin, dans son étude de la « bureaumancie », à travers deux figures de l'histoire de l'occultisme français. Sous les traits de la voyante antisémite et collaborationniste Geneviève Zaepffel, le pouvoir bureaucratique révèle ses velléités de domination et de manipulation mentale, velléités que l'illustrateur Gaspard Laurent présente dans leurs aspects les plus menaçants, grâce au pouvoir d'une iconographie fondée sur une esthétique de la déconstruction et du détournement. Les archives de Léon Couette nous emmènent, quant à elles, dans une autre direction. Éclairant de façon différente le premier cas évoqué, l'analyse de la paperasse produite par ce « détective psychique » s'attache à souligner le caractère particulièrement poreux des frontières qui séparent l'administration de l'ici-bas de celle de l'au-delà, rappelant par là même que, de fait, il n'existe point de limites à la raison technocratique. Chapô : EMMANUEL GRIMAUD & ANTHONY STAVRIANAKIS
- Crash - Éléonore ROQUES, Nelson JACOMIN p. 190-199 Les crashs d'avions génèrent une masse considérable de données techniques, d'analyses spécialisées, de rapports d'enquête, toute une bureaucratie qui est à la mesure de la puissance de perturbation de l'événement. Éléonore Roques a examiné notamment les rapports du Bureau des enquêtes et des analyses (BEA) et de l'Agence nationale de l'aviation civile et de la météorologie (ANACM). Elle montre que plus l'énigme est intense, plus les rapports et les enquêtes se multiplient dans une véritable tentative d'épuisement des possibilités. Cette « bureaucratie du crash », comme elle la nomme, fait resurgir l'activité d'une foule d'agents ignorés, de forces et de facteurs invisibles qui vont bien au-delà des derniers gestes du pilote, de la boîte noire ou des dernières perturbations vécues par l'appareil. Tout élément présent dans l'environnement technique, humain, météorologique, peut devenir, à un moment, un autre « agent trouble » et nécessite un travail fastidieux de cartographie et une enquête scrupuleuse. Quand ? On s'enferme dans une boîte en suspens dans l'air, tout élément devient actif, dynamique, potentiellement cause ou effet. On sous-estime généralement que le soleil, les nuages, le vent, la gravité, ont un fonctionnement propre au même titre qu'un moteur à réaction, l'aileron d'un avion ou le siège d'un passager. Ce n'est que lorsqu'il y a crise ou crash que l'on va s'intéresser à la répartition des forces en présence, à leur contribution sous l'angle de leur fonctionnement et à la possibilité que surgissent des événements incompréhensibles ou qui dépassent nos capacités de codage. C'est ce problème des limites de nos facultés à coder l'inattendu ou l'imprévu qu'Éléonore Roques et Nelson Jacomin ont cherché à interroger en mimant le crash du rapport lui-même (ou du processus d'enquête) : le rapport, entre leurs mains, passe à travers plusieurs couches de codage/lissage et se perd ensuite dans une sorte d'infini informatique, constitué d'une seule ligne de code qui se répète à l'infini. Le crash ici n'est donc pas celui d'un avion, mais celui de la technicité qui fait face soudain à son angle mort, à ce qu'elle ne peut embrasser, appréhender, réguler ou coder. Chapô : EMMANUEL GRIMAUD & ANTHONY STAVRIANAKIS
- La feuille qui calcule le réel - RECURSION LAB p. 200-209 En août 2020, un comité de scientifiques a entrepris de réformer les acronymes utilisés pour coder les gènes humains. La raison en est aussi simple qu'absconse : certains des acronymes en usage (SEPTI, MARCHI, WARS ou CARS) sont interprétés par le tableur Microsoft Excel comme des dates, et donc corrigés automatiquement par le logiciel, entraînant de nombreuses erreurs dans les publications scientifiques. Comment un tableur inventé dans les années 1980 en Californie est-il aujourd'hui devenu « la feuille qui calcule le réel » ? Comment le plus infime élément de nos vies quotidiennes finit-il immanquablement dans une cellule Glisser-coller du logiciel Microsoft ? Le collectif Recursion Lab aurait pu faire la généalogie d'Excel, montrer cet aplanissement qui exige de l'utilisateur de dénombrer n'importe quel problème pour ranger chaque chose à sa place. Il aurait pu également retracer la filiation de ce produit des sciences de l'ingénieur – qui, fait notable, a connu en cinquante ans d'évolution des modifications principalement cosmétiques – avec le mouvement technocratique américain des années 1930 dont il est en quelque sorte un produit dérivé. L'expérience graphique menée dans les pages qui suivent est l'application algorithmique des chaînes dites « de Markov » (une chaîne de variables statistiques décrivant un processus et permettant d'en prédire un futur probable) à un texte retraçant cette histoire d'Excel : celle de la transformation d'une grille de chiffres verts sur fond noir en une solution universelle se proposant de gérer à peu près tout ce qui vit et survit sur cette planète. Excel ou la formule du réel. Chapô : EMMANUEL GRIMAUD & ANTHONY STAVRIANAKIS
- Le coma à portée de mesure - Sélima CHIBOUT, Marine BIKARD, Lucie POPHILLAT p. 156-169