Contenu du sommaire : L'extradisciplinaire : critique des institutions artistiques
Revue | Multitudes |
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Numéro | no 28, printemps 2007 |
Titre du numéro | L'extradisciplinaire : critique des institutions artistiques |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Icônes off
- Black Sea files - Ursula Biemann p. 1-240
En tête
- Prise de la politique - Frédéric Neyrat p. 5-9
Majeure : l'extra-disciplinaire
- L'extra-disciplinaire : Pour une nouvelle critique institutionnelle - Brian Holmes p. 11-17
- Quand l'art c'est la vie : Artistes-chercheurs et biotech - Claire Pentecost p. 19-30 En 2000, Eduardo Kac déclare à la télévision qu'il a commandité la « création » d'un lapin transgénique. En 2004, l'artiste Steve Kurtz est détenu par le FBI, soupçonné de « bioterrorisme » en raison du matériel scientifique qu'il utilise dans des installations conçues pour démystifier la biotechnologie. Ce contraste entre un artiste-publicitaire qui travaille à la gloire de la biotech et un artiste-chercheur qui la critique, sert de point de départ à l'examen des fonctions de la science et de l'art dans une société néolibérale. Face au secret commercial, à la privatisation du savoir et au contrôle toujours plus strict des laboratoires, l'artiste-chercheur peut intervenir afin de rendre publics les processus de recherche et les enjeux de la commercialisation des découvertes, au moyen d'installations où le participant manipule directement l'outillage et les concepts scientifiques. Mais, pour ce faire, l'artiste doit également interrompre le fonctionnement normal du monde de l'art néolibéral, où des institutions soutenues par le mécénat privé s'assurent des droits exclusifs sur des produits-fétiches, destinés à alimenter la spéculation financière. L'article se termine sur un aperçu du travail de Brandon Ballangée, artiste et chercheur en écologie.In the year 2000 the artist Eduardo Kac made TV news by declaring he had ordered the « creation » of a genetically modified bunny. In 2004 the artist Steve Kurtz was detained by the FBI on the suspiscion of bioterrorism, because of the laboratory equipment he uses in installations that demistify biotechnology. The contrast between an artist-publicist who lends a showy allure to biotech and an artist-researcher who critiques its effects serves as the departure point for an examination of the functions of science and art in a neoliberal society. Faced with trade secrets, the privatization of knowledge and ever-tightening control of laboratories, the artist-researcher can intervene to make public the research process and the consequences of commercializing a given discovery, particularly by using installations that allow the participant to manipulate both lab equipment and scientific concepts. But to do so, the artist must also interrupt the normal functioning of the neoliberal art world, where institutions supported by private sponsorship retain exclusive rights over fetishized products, destined to feed financial speculation. The article closes with a look at the work of Brandon Ballangee, an artist-researcher working in the field of ecology.
- Passer à travers les murs - Eyal Weizman p. 31-44 La manœuvre conduite par l'armée israélienne à Naplouse en avril 2002 repose sur l'interprétation de la maison privée comme une voie de passage, elle revient à « passer à travers les murs ». Elle implique une conception de la ville en tant que médium de la guerre : une matière flexible, quasi liquide, constamment contingente. Un vaste champ intellectuel s'est mis en place depuis la fin de la guerre froide afin de repenser les opérations militaires. Les soldats suivent des cours intensifs pour maîtriser des matières telles que l'infrastructure urbaine ou l'analyse des systèmes complexes, et ils recourent dans ce cadre à une grande variété de théories élaborées dans les sphères universitaires civiles. L'appropriation militaire de ces théories est étudiée ici par le biais d'entretiens avec des officiers et elle laisse entrevoir que, dans la société intégrée décrite par Marcuse, « la contradiction et la critique » sont susceptibles de devenir des instruments au service du pouvoir hégémonique. La subversion du mur devient la prérogative de l'armée israélienne dans les camps de réfugiés palestiniens.The maneuvre carried out by the Israeli army at Nablus in April of 2002 consisted of interpreting the private house as an open passageway, and « walking through walls. » It involved a conception of the city as not just the site, but as the very medium of warfare — a flexible, almost liquid matter that is forever contingent and in flux. Since the end of the cold war a vast intellectual field has been established in order to rethink military operations on urban terrain. Soldiers take crash courses to master topics such as urban infrastructure or complex system analysis, and appeal as well to a variety of theories developed within contemporary civilian academia. The military appropriation of these theories is studied here by way of interviews with officers, in order to turn our attention to the possibility that, as Herbert Marcuse suggested, with the growing integration between the various aspects of society, « contradiction and criticism » could be equally subsumed and made operative as an instrumental tool by the hegemony of power. The subversion of the wall becomes the prerogative of the Israeli military in the Palestinian refugee camps.
- La performance spéculative : Art et économie financière - Brian Holmes p. 45-55 Comment s'est-il autonomisé de la fonctionnalité sociale pour devenir l'institution dominante du capitalisme contemporain ? Cet article examine deux performances. La première est celle de l'artiste australien Michael Goldberg : installé dans une galerie de Sydney pendant trois semaines, il spécule artistiquement sur des produits dérivés de News Corp., l'empire médiatique de Rupert Murdoch. La deuxième est un projet du collectif ephemera — theory & politics in organization : après avoir identifié le « pouvoir arbitraire » du capitalisme financier, environ quarante participants tentent de créer collectivement un autre imaginaire, via une conférence / événement artistique organisée dans le Transsibérien. L'article emprunte à la sociologie lacanienne de Karin Knorr Cetina pour décrire le « rapport postsocial » des courtiers de bourse aux « objets en cours de déroulement » qui prennent forme sur leurs écrans. Il fait ensuite appel aux Cartographies schizoanalytiques de Guattari pour cerner la manière dont les éléments matériels et discursifs d'un imaginaire extériorisé peuvent se recombiner pour créer le miroir déroulant, à multiples facettes, où une subjectivité se réfléchit en mouvement.What is the imaginary of finance ? How did it separate off from any social functionality, to become the dominant institution of contemporary capitalism ? This article examines two performances. The first is by the Australian artist Michael Goldberg : installed for three weeks at a Sydney gallery, he speculated artistically on derivatives of News Corp., the media empire of Richard Murdoch. The second is a project by the ephemera collective, who work on « theory & politics in organization ». Having identified the « arbitrary power » of finance capitalism, some forty participants attempted the creation of another imaginary, through a conference and art event on the rails of the trans-Siberian train. The article borrows from the Lacanian sociology of Karin Knorr Cetina to decribe the « post-social relation » between traders and the « unfolding objects » that coalesce into form on their screens. It then calls upon Guattari's Schizoanalytic Cartographies to find out how the material and discursive elements of an externalized imaginary can be recombined to form the multiply facetted unfolding mirror where a subjectivty in movement can be reflected.
- La critique institutionnelle : Le pouvoir constituant et le long souffle de la pratique instituante - Gerald Raunig p. 57-70 Le concept de pratique instituante devrait permettre d'explorer de nouvelles voies de la critique institutionnelle. Cette démarche s'appuie d'une part sur le lien qui existe entre les réflexions de Félix Guattari contre la structuralisation et la fermeture de (dans) l'institution, et les thèses de l'anarchiste individualiste Max Stirner, auteur en 1844 de L'Unique et sa propriété, que l'on peut considérer comme un concurrent de Marx et un critique de l'institution aussi radical que précoce. D'autre part, nous établissons un rapport entre la généalogie conceptuelle de la pratique instituante et le concept de pouvoir constituant tel que l'a particulièrement bien développé Antonio Negri. La modalité de l'institution, et en particulier la participation au processus institutionnel, détermine la formation du pouvoir constituant. Cette problématique issue de réflexions sur la théorie constitutionnelle s'applique aussi à l'analyse de certaines pratiques artistiques qui ont traité du problème de l'institution : la théorie brechtienne du théâtre didactique, la création des situations dans la pratique de l'Internationale situationniste, et enfin le processus permanent des pratiques instituantes de Park Fiction, un projet hambourgeois mêlant l'art et la politique, qui depuis une dizaine d'années n'a cessé de déclencher de nouvelles vagues de production collective de désir.The concept of instituent practice should allow us to explore new pathways for institutional critique. This approach rests in part on the link between Félix Guattari's reflections against structuralization and the closure of (or within) the institution, and the ideas of the anarchist individualist Max Stirner, the author of The Ego and its Own (1844), who can be considered both a rival of Marx and a radical and precocious critic of the institution. I additionally establish a relation between the conceptual genealogy of instituent practice and the concept of constituent power, particularly as developed by Antonio Negri. The modality of institution, and in particular, of participation in the institutional process, determines the formation of constituent power. This problematic, issuing from reflections on constitutional theory, is applied to the analysis of certain artistic practices dealing with the problem of the institution : the Brechtian theory of pedagogical theater, the creation of situations in the practice of the Situationist International, and finally, the ongoing process of the instituent practices of Park Fiction in Hamburg, a project mingling art and politics, which for the last ten years has continually unleashed new waves of the collective production of desire.
- La mémoire du corps contamine le musée - Suely Rolnik p. 71-81 L'œuvre de l'artiste brésilienne Lygia Clark occupe une position singulière dans le mouvement de critique institutionnelle qui débute dans les années 1960-70. Le foyer de sa recherche consiste en une mobilisation des deux capacités de perception et de sensation qui nous permettent d'appréhender l'altérité du monde, respectivement comme une carte de formes sur lesquelles nous projetons des représentations ou comme un diagramme de forces qui affectent les sens en leur vibratilité. À partir de 1976, avec la Structuration du Self, Lygia a abandonné le champ de l'art et opté pour celui de la clinique. Les formes de critique qu'elle met en œuvre dans la décennie suivante ne rencontreront de résonance que bien des années après sa mort, chez une génération qui s'affirme à partir de la seconde moitié des années 1990. En 2002, Suely Rolnik a décidé de développer un projet de réactivation de mémoire autour de son œuvre. L'idée était d'utiliser des entretiens filmés pour produire un enregistrement vivant des effets du corps constitué par Clark lors de son exil de l'art, dans son environnement culturel et politique au Brésil comme en France. Avec l'exposition, la pulsation de ce corps trouvait une chance de contaminer le musée.The work of the Brazilian artist Lygia Clark occupies a singular position in the movement of institutional critique that began in the 1960s and 70s. The center of her research consists in a mobilization of the two capacities of perception and sensation that alllow us to grasp the otherness of the world, respectively as a map of forms on which we project representations or as a diagram of forces that affect the senses in their capacity for resonance. In 1976, with the Structuring of the Self, she abandoned the field of art and opted for therapy. The forms of critique that she brought into play over the following decade only found a resonance among the generation that began to assert itself in the mid-1990s. Noting this resonance, Suely Rolnik decided to develop a project for the reactivation of memory around the work of Lygia Clark. The idea was to use filmed interviews to produce a living recording of the effects of the body constituted by Lygia during her exile from art, in her cultural and political environment in Brazil and in France. With the exhibition, the pulsation of this body had a chance of contaminating the territory of art.
- Le double sens de la destitution - Stefan Nowotny p. 83-93 En partant des textes du Colectivo Situaciones sur les mouvements d'insurrection de décembre 2001 en Argentine, cet article cherche à reposer la question de la critique institutionnelle à partir d'une réflexion sur des pratiques destituantes. Loin de se laisser réduire à la visée d'une réinstitution, c'est-à-dire d'un remplissage des fonctions classiques du pouvoir politique, ces pratiques renvoient plutôt à un « non positif », à l'actualisation auto-transformatrice des potentiels de l'agir social en deçà et au-delà des figures de la représentation institutionnelle. Ainsi, ce qui fait apparition au sein même de la destitution n'est pas un « travail de la négation », mais bien plutôt les contours d'une activité instituante qui engendre de nouvelles formes de coexistence et de coaction, même si cette activité est en partie hantée par la mise en scène des conflits du passé. Pour mieux comprendre cette activité instituante, il convient cependant de considérer un deuxième sens du mot « destitution » : à savoir la désubjectivation en tant que destruction de la faculté de subjectivation, telle que l'a décrite Agamben dans Ce qui reste d'Auschwitz. Ce n'est qu'à partir du double sens de la destitution que la coimplication complexe de l'institution et de la destitution peut être mise en lumière — et que le privilège accordé depuis si longtemps à la « constitution », tant au niveau de la théorie des subjectivités qu'à celui de la théorie politique, peut être remis en cause.Beginning from the texts of Colectivo Situaciones on the insurrectional movements of December 2001 in Argentina, this article raises the question of institutional critique on the basis of a reflection on destituent practices. Far from being reducible to the aim of a reinstitution — that is, the aim of accomplishing the classical functions of political power — these practices refer instead to a « positive no », to the self-transforming actualization of the potentials of social action before and beyond the figures of institutional representation. Thus, what appears amidst destitution is not a « labor of negation », but rather the contours of an instituting activity that engenders new forms of coexistence and coaction, even if this activity is partially haunted by the staging of past conflicts. To better understand this instituent activity, we must consider a second meaning of the word « destitution », which is desubjectivation as the destruction of the faculty of subjectivation, as Agamben describes it in Remnants of Auschwitz. It is only on the basis of the double meaning of destitution that the complex co-involvement of institution and destitution can be brought to light and that the privilege long accorded to « constitution » can be questioned, on the level of the theory of subjectity as well as that of politics.
- Destitution, institution, constitution : ... et la puissance (dé)formatrice de l'investissement affectif - Alice Pechriggl p. 95-105 Le texte tente, à partir d'une esquisse de la triade destitution-institution-constitution, de reprendre et de développer certains aspects révélés par les concepts de « pouvoir instituant » (Negri) et d'« imaginaire instituant » (Castoriadis). À partir d'un bref examen de l'apport de ce dernier, cette approche conceptuelle a la tâche d'esquisser, et en partie d'élucider, le rôle des affects effectifs dans leur double rapport au sein du champ politique : une fois dans leur rapport aux représentations et aux désirs (plaisirs, dé / plaisirs), une autre fois dans leur rapports aux sédimentations collectives des affects passés, véritables revenants au sein des processus d'institution, de destitution et de constitution. S'il s'agit d'une approche philosophique réfléchissant sur la et le politique via une dimension qui a longtemps été délaissée, l'analyse du rôle du pathos et de l'aisthésis comme l'un des noyaux des rapports de pouvoir et de domination se fait entre autres à partir d'une perspective de psychanalyse de groupe. L'approche proposée se situe ainsi à cheval entre le registre somatophysique, le registre intrapsychique et le registre interpsychique et politique.After sketching out the triad of destitution — institution — constitution, the text attempts to develop certain aspects revealed by the concepts of « instituent power » (Negri) and of « instituent imagination » (Castoriadis). On the basis of a brief examination of the latter's contribution, this conceptual approach aims to adumbrate and partially elucidate the role of the affects in their double relation within the political field : their relation to representations and desires (pleasures, un / pleasures), and their relations to the collective sedimentations of past affects, veritable ghosts in the processes of institution, destitution and constitution. This is a philosophical text reflecting on politics and the political via a dimension that has long been discounted ; but nonetheless, the analysis of the roles of pathos and of aisthesis as core elements of the relations of power and domination is carried out from the perspective of group psychoanalysis. The approach proposed here is situated between the somatico-physical, intrapsychic, and interpsychic and political registers.
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Icônes in : B-Zone : devenir-Europe et au-delà
- Géographie différentielle : B-Zone : devenir-Europe et au-delà - Brian Holmes p. 109-115 Black Sea Files, d'Ursula Biemann, et Corridor X, d'Angela Melitopoulos, sont des vidéos projetées sur double écran qui explorent la construction d'infrastructures : le pipeline BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan) et le corridor paneuropéen de transport allant de Salzbourg et Budapest à Sofia et Thessalonique. Chacune se confronte au caractère abstrait des espaces produits par les processus de planification capitaliste contemporains ; mais chacune se détourne dans le même temps vers « une myriade de trajectoires humains qui se déroulent au niveau du sol ». Elles y découvrent la production d'un milieu existentiel vécu et façonné par ses habitants, un espace vital ouvert aux devenirs les plus inattendus, et en même temps intérieurement contradictoire de par sa multiplicité même. C'est ce que Lefebvre appelait « l'espace différentiel ». Mais entre l'époque de Lefebvre et la nôtre, il y a eu une floraison d'enquêtes féministes et d'historiographies postcoloniales, qui ont prêté une attention particulière aux interactions entre la positionnalité des sujets et les savoirs situés (y compris les savoirs d'expression). Ces réflexions induisent un nouveau traitement du récit, une démultiplication de sa texture gestuelle et narrative, qui élargit la production de l'espace à travers le montage vidéographique lui-même. La recherche artistique donne forme à une géographie différentielle, c'est-à-dire à un mode de connaissance (de reconnaissance, d'auto-connaissance) qui permet aux sujets d'inscrire dans la trame gestuelle du récit leur propre positionnalité, tout en exposant ses déterminations socioéconomiques au flux du temps intersubjectif et à la fluctuation électronique de l'image vidéo.Black Sea Files, by Ursula Biemann, and Corridor X, by Angela Melitopoulos, are double-screen video projects which explore the construction of massive infrastructures : the Baku-Tbilisi-Ceyhan oil pipeline and the Paneuropean Transport Corridor running from Salzburg and Budapest to Sofia and Thessalonica. Each of them deals with the abstract character of the spaces produced by contemporary capitalist planning processes ; but at the same time, each looks away, to a « myriad of human trajectories on the ground ». There they discover the production of an environment lived and shaped by its inhabitants, a vital space open to the most unexpected becomings, yet one which is internally contradictory because of its very multiplicity. This is what Henri Lefebvre called « differential space ». But between Lefebvre's time and our own there has been a flowering of feminist inquiries and postcolonial historiographies, which lay particular attention on the interactions between positionality and situated knowledge (including expressive knowledge). These reflections lead to a new treatment of documentary, a multiplication of its gestural and narrative texture, enlarging the production of space to videographic montage itself. In this way, artistic research gives rise to a differential geography : a mode of knowledge (both of self-knowledge and recognition) which allows subjects to inscribe their positionality into the narrative of space, exposing sociocultural determinisms to the flux of intersubjective time and to the fluctuation of the video image.
- Corridor X - Angela Melitopoulos p. 117-136
- Géographie différentielle : B-Zone : devenir-Europe et au-delà - Brian Holmes p. 109-115
Mineure : noise
- Le percept noise comme registre du sensible - Yves Citton p. 137-146 En partant de la convergence graphique entre l'anglais « noise » (bruit) et le français « noise » (querelle), cet article tente d'identifier un percept qui traverse différents genres musicaux (rock, jazz) et de comprendre ce qui a rendu possible de faire du bruit (soit de l'anti-musique) une source de plaisir esthétique propre. Il convoque pour ce faire l'histoire des technologies de la reproduction sonore, avant de proposer une hypothèse philosophique sur le type d'affect, propre à notre période historique, sur lequel s'articule le percept noise : une exploration ontologico-politique du laisser-être.On the basis of the graphic convergence between the English « noise » and the French word « la noise » (quarrel, disturbance), this article attempts to identify a percept that would be specific to the transgeneric reality of noise music. In order to understand how noise (i.e., the opposite of « music ») has become a source of aesthetic enjoyment, it revisits the history of recording devices, and proposes a philosophical hypothesis on the type of affect that is nurtured and fostered by those who expose themselves to the noise experience : an ontological-political exploration of « letting-be ».
- Le blues, cette chanson si bruyante - Yoshihiko Ichida p. 147-156 De Captain Beefheart à Stockhausen, en passant par le Velvet Underground et La Monte Young, cet article problématise le continuum noise non seulement comme une réalité transgénérique, mais surtout, de façon plus surprenante, comme l'émanation d'une ritournelle rauque qui puise sa force dans les work songs de la communauté noire américaine. Léger décalage dans une progression d'accords, note tenue au-delà de la durée attendue, bégaiements individuants : la noise est à chercher dans les bas-côtés des routes musicales construites par les bluesmen.From Captain Beefheart to Stockhausen, through the Velvet Underground and La Monte Young, this article redefines the « noise continuum » not so much as a transgeneric reality than, more surprisingly, as the emanation of a raucous « ritournelle » anchored in the work songs of the African-American community. Minor shifts in a chord progression, notes held beyond their expected duration, smoking blabbers : the source of noise music is to be located in the gutters of the musical roads built by the bluesmen.
- Noise : l'organologie désorganisée - Boyan Manchev p. 157-165 Si l'instrument musical relève bien d'une organologie anthropotechnique, la musique noise peut se penser comme une force de désorganisation, ainsi qu'un principe de recyclage et une chirurgie de la chair sonore. Comment penser dans ce cadre la dés-instrumentalisation qui accompagne si souvent le noise (clouage de pianos, cassage de guitares) ? Une analyse de la vidéo de Christian Marclay, Guitar Drag, permet d'esquisser quelques pistes de réflexion, qui en arrivent à repérer dans le noise l'art de l'impensé contemporain du politique.If musical instruments belong to the organology of anthropotechnics, noise music can be seen as a disorganizing force, as well as a principle of recycling and as a surgery of the sonic flesh. Why is noise so intimately linked to a gesture dis-instrumentation (mistreating pianos, smashing guitars on stage) ? An analysis of Christian Marclay's video Guitar Drag paves the way for a reflection that invites us to consider noise as the place of emergence of what contemporary politics can only leave unthought.
- Le genre est obsolète - Ray Brassier p. 167-173 L'étiquette « noise » désigne moins un no man's land dans le paysage des genres musicaux qu'un lieu d'interférences multiples et multidirectionnelles. Quoique souvent menacées de tomber dans la complaisance facile et le stéréotype, les pratiques relevant du noise conduisent, chez leurs meilleurs adeptes, à une pulvérisation systématique, joyeuse et libératrice des clichés ressassés par les encroûtements génériques. Deux exemples paradigmatiques, To Live and Shave in LA et Runzelstirn & Gurgelstock, permettent d'illustrer ces procédures d'évasion, qui prennent à rebours à la fois les routines transgressives de la subculture et les maniérismes guindés de l'académisme conceptuel.« Noise » has become a generic label for anything deemed to subvert established genre. Where noise orthodoxy substantializes its putative negation of genre into an easily digestible sonic stereotype-the hapless but nevertheless entertaining roar of feedback-, two extraordinary bands, To Live and Shave in LA and Runzelstirn & Gurgelstock, forcefully short-circuit incommensurable genres, and manage to engender the noise of generic anomaly. It is the noise that is not « noise », the noise of the sui generis, that actualizes the disorientating potencies long claimed for « noise ».
- Petit traité de savoir-bruire - Alexandre Pierrepont p. 175-182 On esquisse, à grands traits, quelques tracées conceptuelles transversales dans cette culture de l'altération dont vivent tant de musiques, et que le label « noise » aurait tort de limiter à un genre particulier. On se dissémine bientôt en suivant les traces de quelques découvreurs qui aiment à brouiller les cartes (Marion Brown, Faust, Charles Gayle, Mark Hollis, My Bloody Valentine, Sonic Youth, X-ecutioners, Otomo Yoshihide).The first half of this article is devoted to sketching a few conceptual paths into the culture of alterations that so many musical genres have practices throughout the ages, and for which « noise » sounds like too narrow a label. The second half of the article follows a few explorers who specialized in disorienting our commonly accepted musical maps (Marion Brown, Faust, Charles Gayle, Mark Hollis, My Bloody Valentine, Sonic Youth, X-ecutioners, Otomo Yoshihide).
- Multiplicité + saturation - p. 183-188 Multitudes mêle ses questions aux multiples couches de réponses émanant du groupe Wunderlitzer sur le dispositif d'empilement de plages sonores dont il se sert pour produire les murs de sons qui caractérisent sa production. À partir de quand le multiple verse-t-il dans le registre de la saturation ? Comment moduler cette saturation ? Que peut-il y rester de distinctif, de nuancé et de singulier ? Plusieurs pistes de Wunderlitzer peuvent etre téléchargées à l'adresse : http://wunderlitzermusic.free.frMultitudes intertwines its questions within the multi-layered responses provided by the band Wunderlitzer, about the piling up of sound layers that characterizes its sonic explorations. From which point does multiplicity collapse into saturation ? How can one modulate saturation ? What can be left within it, in terms of distinctiveness, singularity and nuance ? A few tracks by Wunderlitzer can be downloaded from : http://wunderlitzermusic.free.fr
- Le percept noise comme registre du sensible - Yves Citton p. 137-146
Hors-champ
- Défaire l'image - Éric Alliez, Jean-Claude Bonne p. 189-194 L'art contemporain est issu de la radicalisation d'une crise ouverte par l'art moderne (Manet, Seurat, Cézanne) concernant la double identité sensible de l'art puisqu'elle engage d'un même mouvement sa forme-image et sa forme-esthétique. Cette crise a conduit Matisse et Duchamp à « défaire l'Image » en tant qu'elle se définit par la Forme dans une manière de phénoménologie (ou de dialectique) du visible et de l'invisible (ou du dicible). Matisse lui oppose une énergétique vitaliste induisant un constructivisme expansif (à visée environnementale) des couleurs-forces qui substitue à l'esthétique une esthésique. Duchamp met en œuvre un constructivisme du signifiant, dont le nominalisme et le machinisme célibataire abolissent tout effet d'être de l'image-signe et donc tout faire-signe esthétique du monde (l'Inesthétique duchampienne).Contemporary art was born out of the radicalization of a crisis begun by modern art (Manet, Seurat, Cézanne), concerning the twofold sensible identity of art, which involves both its image-form and its aesthetic-form. This crisis led Matisse and Duchamp to « undo the image » inasmuch as it is defined by Form, in a kind of phenomenology (or dialectics) of the visible and the invisible (or the sayable). Matisse responds to this with a vitalist energeticism which brings about an expansive constructivism (with an environmental aim) of color-forces which replaces aesthetics with an aesthesis. Duchamp enacts a constructivism of the signifier, in which nominalism and bachelor machinism abolish all effects of being of the sign-image and thus all aesthetic sign-making of the world (Duchampian inaesthetics).
- Le travail de l'image - Jacques Rancière p. 195-210 Représenter, c'est être à la place d'autre chose, c'est donc mentir à la vérité de la chose. Esther Shalev-Gerz réfute doublement ce présupposé : d'un côté, la chose même n'est jamais là : il n'y a que de la représentation : des mots portés par des corps, des images qui nous présentent non pas ce que les mots disent mais ce que font ces corps ; d'un autre côté, il n'y a jamais de représentation : on n'a jamais affaire qu'à de la présence : des choses, des mains qui les touchent, des bouches qui en parlent, des oreilles qui écoutent, des images qui circulent, des yeux dans lesquels se marque l'attention à ce qui est dit ou vu, des projecteurs qui adressent ces signes des corps à d'autres yeux et d'autres oreilles.To represent is to stand for something else, it is thus to lie about the truth of thing. The work of Esther Shalev-Gerz doubly refutes this presupposition : on the one hand, the thing itself is never there, there is only representation : words borne by bodies, images which present to us, not what words say but what these bodies do ; on the other hand, there is never any representation, one is always confronted with presence : things, the hands that touch them, mouths that speak of them, ears that listen, images in circulation, eyes in which one can see the attention to what is spoken or seen, and projectors which convey these signs of bodies to other eyes and ears.
- Défaire l'image - Éric Alliez, Jean-Claude Bonne p. 189-194
Liens
- Torture à Abou Ghraib : les médias et leur dehors - Abigail Solomon-Godeau p. 211-223 Cet article traite des photographies de tortures réalisées dans la prison d'Abou Ghraib en Irak par les soldats américains et analyse la nouveauté de ce phénomène — l'acte des participants consistant à donner d'eux-mêmes une représentation collective tandis qu'ils torturent leurs prisonniers. Si l'on considère que les activités ont été par bien des aspects orchestrées et mises en scène pour l'appareil photographique, on peut rattacher ces images d'atrocités à la pratique de la photographie amateur, et pornographique en particulier. La publication de ces documents a une portée immense à la fois éthique et politique parce qu'ils montrent la face cachée des valeurs américaines exportées en Irak. Bien que les archives d'Abou Ghraib représentent quelque chose de fondamentalement indicible, les images suffisent à révéler ce qui, autrement, aurait été nié. Cela paraît d'autant plus évident que les guerres que nous avons connues récemment ont fait l'objet d'une censure de l'image et d'une manipulation gouvernementale sans précédent.This article discusses the photographs of torture conducted by American soldiers in Iraq, at Abu Ghraib prison, with a focus on the novelty of the phenomenon in which the participants seek to produce a collective representation of themselves performing the act of torturing prisoners. If one considers that these activities were, in many respects, staged for thecamera, it is possible to interpret these images of atrocities as belonging to the tradition of amateur photography, particularly pornography. The publication of this material is of immense ethical and political significance, as it shows the hidden side of American values as exported to Iraq. Although the Abu Ghraib archives represent something which is inherently unspeakable, ineffable, the images are enough to reveal what otherwise would have been denied. This seems especially evident in light of the fact that recent wars have been conducted with an unprecedented degree of visual censorship and government manipulation.
- Torture à Abou Ghraib : les médias et leur dehors - Abigail Solomon-Godeau p. 211-223