Contenu du sommaire : Mortels
Revue | Socio-anthropologie |
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Numéro | no 31, 2015 |
Titre du numéro | Mortels |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Dossiers : Mortels ! Imaginaires de la mort au début du XXIe siècle
- L'imaginaire qui panse - Valérie Souffron p. 9-22
- La fin de l'histoire, ou l'imaginaire de la mort en BD - René Nouailhat p. 23-35 La bande dessinée est un art de la représentation graphique qui exprime bien les fantasmes humains, notamment ceux qui se déploient dans les représentations d'outre-tombe. Cet article retient particulièrement le traitement de la mort chez Hergé et Jacobs, les grands classiques de la bande dessinée imprimée du siècle dernier, dans le milieu franco-belge où elle s'est développée. Il apparaît que, dans un monde où la sécularisation a peu à peu effacé les références religieuses explicites, les représentations de la mort y restent fortement structurées par des schémas mythologiques hérités de la Bible et par un référent chrétien. Les productions plus récentes de la BD déclinent le thème de la mort de bien des manières, multipliant notamment les figures d'au-delà, dans le merveilleux, le fantastique ou le surnaturel. L'inventivité graphique s'en trouve stimulée. Cette thématique est surtout révélatrice des angoisses qui habitent l'imaginaire contemporain.The comic strip is an art of graphic representation that vividly expresses human fantasies, in particular those involved in representations of what lies beyond the grave. This article concentrates on how death is treated by Hergé and Jacobs, two classic twentieth-century authors of printed comics in the Franco-Belgian context where comic books developed. In a world in which secularization has gradually effaced explicit religious references, it appears that representations of death remain strongly structured by mythological schemas inherited from the Bible and a Christian referent. More recent comics develop the theme of death in several ways and multiply representations of the afterlife in the realms of the marvellous, the fantastic and the supernatural, thereby stimulating graphic invention. This theme is particularly revealing about the anxieties that preoccupy our contemporary imaginary.
- La mort transfigurée dans les mangas animés d'Isao Takahata - Gérard Dubey p. 37-47 Dans un monde fait d'images comme l'est le nôtre, le manga n'offre pas seulement un accès privilégié aux dynamiques souterraines des imaginaires contemporains, mais constitue en soi une véritable pensée du monde. Composé d'éléments disparates, le manga réfléchit les angoisses et les tourments de notre époque, mais aussi la manière dont celle-ci s'empare de l'avenir. Parmi ces imaginaires, la figure de la mort occupe par conséquent une place centrale. Le plus souvent dominée par la vision apocalyptique d'un monde livré au chaos et à la destruction, celle-ci n'a cessé de hanter la production de mangas. Dans ce concert de fin du monde, l'œuvre d'Isao Takahata apparaît à la fois comme originale et insolite. Éloge de l'impermanence et de la fragilité, celle-ci résonne comme une invitation à réinventer l'immortalité sous l'aiguillon de l'expérience sensible. Ce qui rend alors la vie si précieuse, et les téléologies du pouvoir bien insipides – semble ainsi nous dire Takahata – n'est pas la conscience de la finitude, mais de l'infinitude du sensible, et ce que celle-ci porte en elle, la possibilité d'un dialogue avec la mort.In a world of images like our own, the manga not only offers special access to the subterranean dynamics of contemporary imaginaries, it also provides a veritable reflection on the world in its own right. Composed of disparate elements, the manga reflects (on) the anxieties and torments of our day and age, but also the way in which this age seizes on the future. Consequently, the figure of death occupies a central place among these imaginaries. Most often dominated by an apocalyptic vision of a world given over to chaos and destruction, the figure of death has consistently haunted manga production. In this concert of the end of the world, the work of Isao Takahata appears both original and unusual. A paean to impermanence and fragility, his work sounds out as an invitation to reinvent immortality under the stimulus of perceptible experience. What makes life so precious—and the teleologies of power so insipid, Takahata seems to say—is not consciousness of finitude, but rather of the infinitude of the perceptible and what it brings in tow : the possibility of dialoguing with death.
- Zombies, symptômes d'une époque terrifiée - Maxime Coulombe p. 49-60 Les zombies sont partout. Leur statut de phénomène à la mode tend à nous faire oublier qu'ils sont non seulement les produits commerciaux, mais aussi psychiques de notre époque. En fait, ces créatures mythiques, vraisemblablement originaires d'Afrique noire et entrées dans la culture occidentale par le biais de Haïti, ont une longue histoire, histoire qui a vu la figure se transformer pour coller aux peurs et aux angoisses des époques où elle est apparue. En Haïti, elle fut la figure de la peur de l'esclavage et de la résurrection chrétienne ; aux États-Unis dans les années 1960, elle se révéla une représentation du châtiment divin ; et depuis les années 2000, elle se fait l'incarnation de notre pessimisme, de notre peur des technosciences, et du sentiment que nous serions au bord de retourner à l'état de nature. À chaque fois, le zombie se fait le symptôme des angoisses, des tensions animant une culture. En cela, les objets de fiction se font, de façon particulièrement claire, des révélateurs.Zombies are everywhere. Their popularity tends to make us forget that they are not only commercial products but also psychic products of our time. In fact, these mythical creatures, presumably originating from Black Africa and entered through Western culture via Haiti, have a long history. Their meaning changed, expressing the fears and anxieties of the times when they appeared. In Haiti, their character represented the fear of slavery and of Christian resurrection ; in the United States of the 1960's, it proved to be a representation of divine punishment ; and since 2000, it is the embodiment of our pessimism, our fear of techno science, and of our feeling that we are on the verge of returning to the “state of nature”. Each time, the zombie is the symptom of an anxiety, a tension driving along a culture. More than ever, fictions behave like revealing objects.
- Souviens-toi que tu vas mourir : Walking Dead ou comment vivre avec la mort - Eric Villagordo p. 61-72 Ce texte propose l'analyse de la série graphique Walking Dead au regard de son rapport à la mort. Il s'agit à la fois de comprendre le genre zombiesque dans lequel elle s'inscrit et l'originalité qui constitue le succès de ce comics. Une attention est portée au style graphique et aux figures plastiques qui ponctuent la narration : tel le spectacle des cadavres, les cartes postales zombiesques, le paysage des morts-vivants et les scènes d'effroi. Une philosophie émerge de ce roman graphique au long cours, à travers les choix fictionnels du scénariste Robert Kirkman. Celle d'un memento mori ancré dans la perte régulière des héros redevenus mortels, impuissants, lâches et sadiques. Comment garder une éthique lorsque les morts envahissent tout l'espace vital ?This text offers an analysis of the graphic series Walking Dead in terms of its relationship with death. The aim is to understand the zombie genre of which it is part and the originality that has made these comics a success. Particular attention is paid to the graphic style and artistic forms that punctuate the narration, such as the spectacle of corpses, zombie postcards, the landscape of the living dead and scenes of terror. Through the fictional choices of scriptwriter Robert Kirkma, a philosophy emerges from this expansive graphic novel—that of a memento mori anchored in the regular loss of heroes who have reverted to being mortal, impotent, cowardly and sadistic. How can ethics be maintained when the dead invade all living space?
- Les imaginaires de la mort dans le roman policier macabre, entre cadavérisation et putréfaction - Fabienne Soldini p. 73-86 Cet article analyse les représentations de la mort et du cadavre dans la littérature policière contemporaine, qui peut être considérée comme macabre car elle s'attache aux représentations du corps mort et à sa thanatomorphose, qui se déroule en deux étapes, la cadavérisation et la putréfaction. Les romans donnent à voir les représentations de la mauvaise mort, qui s'imprime dans la corporalité cadavérisée. La cadavérisation en souffrance déshumanise le mort pour le bestialiser et le réifier. L'autopsie devient la première étape indispensable du rite de séparation d'avec le mort, par la reconnaissance de ses souffrances et la découverte puis le châtiment du tueur. Les romans décrivent aussi avec force de détails les corps en putréfaction qui figurent la mort laide et sale. Ils traitent de la peur de l'ingestion par la vermine et les insectes nécrophages et de la terreur de la dévoration par des animaux sauvages et aussi par des animaux domestiques ensauvagés. Ils montrent la peur contemporaine de la mort anonyme ainsi que l'infamie de la mort sans sépulture, qui toutes deux néantisent l'être.This paper deals about the representations of physical death in contemporary crime stories, which are becoming macabre, because they describe what happens to the body when it becomes a corpse. It treats about thanatomorphosis which runs along two periods: cadaverisation, then putrefaction. Firstly, the murders are sadistic and the suffering recent corpses are a symbol of the social representation of bad death. The suffering corpse leaves its humanity for bestiality. The autopsy, even it is another profanation, appears as an essential rite to give peace to the dead person. Secondly, the novels describe with a lot of details the putrefaction of the corpse, showing how it is eaten by small animals as vermin, devoured by wild predators and also pets getting wild. Thirdly, abandoned corpses in nature or in an urban trash are a symbol of the contemporary fear of anonymous death and also the fear of death without sepulture. The both show how death is thought as a total annihilation of the social and human being.
- Cadavres féminins et fictions policières contemporaines - Maud Desmet p. 87-98 Sur les tables d'autopsies ou les scènes de crime, le cadavre, cette figure d'absence/présence si ambivalente dont le récit policier a besoin pour s'agencer, est majoritairement féminin. Cette figure féminine qui incarne l'éternelle victime suppliciée est soumise à un traitement particulier qui diffère de celui du cadavre masculin. Le cadavre féminin parce qu'il réunit deux territoires énigmatiques et potentiellement menaçants pour l'homme, la féminité et la mort, est objet de trouble. Dans la fiction policière, la mise en scène du cadavre féminin peut prendre la forme la plus poétique qui soit, à travers la résurgence du mythe d'Ophélie qui conforte le spectateur dans une vision « romantique » de la mort féminine. Mais lorsque la mise en scène abandonne ses apparats poétiques, il ne reste qu'un cadavre supplicié, dont l'abjection, forcément menaçante sur un plan symbolique, doit alors être vaincue ou contenue par les personnages masculins vivants qui gravitent autour de lui.Whether it be on autopsy tables or on crime scenes, the corpse—this ambivalent absence/presence figure which crime narratives need to be structured, is predominantly feminine. This feminine figure incarnating the eternal tortured victim is submitted to a particular treatment, differing from that of the masculine corpse. The feminine corpse, because it reunites two territories both enigmatic and potentially threatening to men—femininity and death—is a troubling object. In crime fictions, the staging of a feminine corpse can take the most poetic shape, through the resurgence of the myth of Ophelia, reassuring the audience in their “romantic” vision of female death. But when its staging abandons its poetic attires, only leaving a tortured corpse, its necessarily threatening—on a symbolical level—abjection must then be defeated or contained by the living male characters gravitating around it.
- Quand les morts reviennent - Valérie Souffron p. 99-111 Dans son film Les revenants (2004), Robin Campillo imagine qu'une brèche a été ouverte entre le monde des vivants et celui des morts. Ceux-ci reviennent en masse, obligeant toute une société à faire face. Les ressources d'une gestion humanitaire sont mobilisées, transformant les revenants en réfugiés soumis aux règles d'un gouvernement par les experts. Trois familles sont confrontées au retour de leurs morts. Au contraire des mesures sécuritaires et mortifères prises par la société contemporaine, les versants intimes de l'histoire laissent entrevoir les traces de liens très anciens que nous entretenons avec les morts. Des liens nécessaires, mais qu'aucune symbolique ne soutient plus, ce qui nous laisse à la merci de nos fantasmes.In his movie They came back (2004), Robin Campillo pictured that a breach has been opened between our world and the Kingdom of the dead. The ghosts return massively, forcing a whole society to squarely face. Humanitarian aid and recourse are mobilized, changing the living-dead into refugees, subjected to the rules of an expert's government. Three bereaved families are faced to the return of their dear departed. Unlike safe and fatal measures taken by society, intimacy sides of the story reveals ancient signs of affective ties, long-established emotional bonds we have got with ghosts. It appears that relationships with dead peoples might be good for us ; but today it has been hard to do, because of the loss of symbolic content. These loss of links leaves us at the mercy of our wishes and fantasies.
- Pratiques numériques d'immortalité - Fiorenza Gamba p. 113-125 Le mythe de l'amortalité exprime un désir de survie dans le corps. Dans la modernité, le mythe s'est emparé des avancées de la science en traitant la mort comme limite à repousser. De nos jours, il se manifeste dans une ample variété de formes, comme les nanotechnologies, la médecine anti-âge, la cryogénie, etc. À côté de ces formes, à la fois scientifiques et aléatoires, car leurs résultats ne deviendront éventuellement effectifs que sur une très longue période, d'autres pratiques d'immortalité se diffusent : elles ne concernent pas directement le corps, mais trouvent un champ de réalisation favorable dans le numérique, en particulier les coffres-forts numériques. Ces espaces de gestion des données des usagers sont devenus récemment des espaces d'immortalité, bien que sui generis, car le sujet, en sus de la gestion de codes, mots de passe et documents, peut envoyer après sa mort des messages à ses proches sous une forme qui se veut dialogique. Ces nouvelles pratiques ne questionnent pas seulement le concept d'immortalité, mais aussi l'usager dans son identité post-mortem.The myth of amortality expresses a desire for the body to survive. In modern times, this myth has seized on advances in science by treating death as a frontier to be pushed back. Today this is apparent in a wide variety of forms, such as nanotechnologies, anti-ageing medicine, cryogenics, etc. Alongside these phenomena, which are both scientific and unpredictable—for their results will become effective only over a very long period, if at all—other immortality practices are becoming more widespread. These do not directly concern the body ; indeed digital technologies, particularly digital safes, provide a favourable context for their realization. These spaces for managing users' data have recently become sites of immortality, albeit sui generis : the individual, in addition to managing login details, passwords and documents, can send messages to their loved ones after their death, in a form that aims to be dialogical. These new practices not only interrogate the concept of immortality, but also the user's post-mortem identity.
- L'immortalité et ses impatients - Gabriel Dorthe p. 127-138 La fin de la mortalité due au vieillissement biologique est annoncée, et avec elle de grands bouleversements de la condition humaine, traditionnellement caractérisée par sa finitude. Fantasme futuriste ou engagement concret, le transhumanisme est désigné comme la bannière sous laquelle des biologistes, philosophes, gérontologues ou entrepreneurs préparent cette révolution. Cet article considère le transhumanisme avant tout comme un mouvement d'idées, dont les militants promeuvent un futur de l'humanité transformé par la technologie. Il montre ensuite que l'épistémologie mobilisée par les transhumanistes dans leur recherche de l'immortalité est guidée par une curiosité avide, mais reste fondée sur un savoir cumulatif intrinsèquement lacunaire. Il propose enfin d'envisager le transhumanisme non comme un fantasme de la toute-puissance humaine, mais comme une relation de confiance fragile avec des objets techniques retardataires, traces d'un futur récalcitrant.The end of mortality due to biological aging is announced, and with it, great upheavals of the human condition, traditionally characterized by its finitude. Transhumanism, either as a futuristic fantasy or a concrete endeavor, is identified as the banner under which biologists, philosophers, gerontologists or entrepreneurs forge this revolution. This article considers transhumanism primarily as a movement of ideas, in which its activists promote the future of humanity, transformed by technology. Then it shows that the epistemology thus mobilized by transhumanists in their promotion of immortality is guided by an avid curiosity. It is also founded on a cumulative knowledge, which remains inherently patchy. Finally, it proposes to consider transhumanism, not as a fantasy of human omnipotence, but as a fragile trust in latecomers technical objects, traces of a recalcitrant future.
- Un culte populaire au Mexique : la Santa Muerte - Gabriela Torres-Ramos p. 139-150 La dévotion à la Santa Muerte connaît au Mexique, depuis 2001, une recrudescence et une visibilité croissante accompagnées par sa critique, sa stigmatisation et sa condamnation par l'Église catholique et par une partie de la société. Ses origines, contestées, la situent entre le passé préhispanique et les représentations issues de l'imaginaire catholique, notamment de la pastorale de la mort. Cet article retrace les origines attribuées à cette image de la Mort sanctifiée par ses dévots et montre la transformation de ses caractéristiques au cours des XXe et XXIe siècles. L'évolution de la pratique dévotionnelle est envisagée à partir de la perception sociale du culte et de ceux qui s'y adonnent. Car la Santa Muerte est surtout présentée comme la « sainte des désespérés », le dernier recours invoqué dans une situation extrême, à laquelle se dévouent « préventivement » des populations fragilisées. La Santa Muerte est au cœur de pratiques populaires complexes, individualisées et personnalisées qui paradoxalement trouvent leur légitimité dans l'appartenance à une communauté.Devotion to Santa Muerte (Holy Death) in Mexico knows since 2001 an outbreak and an increasing visibility accompanied by its criticism, its stigmatization and its condemnation by the Catholic Church and a part of the civic society. This article exposes the origins attributed to this image of death sanctified by her own devotees during 20th and 21th centuries. Its origins are disputed between pre-Hispanic past and representations from the Catholic imagery, in particular from the pastoral of the death. The evolution of the cult is also envisaged from the perception of the cult and its devotees. Because Santa Muerte is mostly presented as the “saint of desperate persons”, who devoted to her in the present to avoid threats of future ; and it would also be the last resort invoked in an extreme situation. Santa Muerte is especially at the heart of complex, individualized and personalized popular practices which paradoxically find their legitimacy in a community membership.
Entretien
- Louis-Vincent Thomas : une manière de travailler - Patrick Baudry p. 153-162
Texte classique
- Chapitre III : Croyances et attitudes apaisantes : les deux champs de l'imaginaire - Louis-Vincent Thomas p. 165-173
Image
- Quand une nation se définit par son rapport à la mort - Danièle Dehouve p. 177-180
Recensions
- Pierre Pigot, Apocalypse Manga - Marc Berdet p. 181-185
- Anne Carol, Isabelle Renaudet (dir.), La mort à l'œuvre. Usages et représentations du cadavre dans l'art - Faustine Borel p. 185-187
- Maurice Godelier (dir.), La mort et ses au-delà - Lucie Jégat p. 187-190