Contenu du sommaire : Livres sorciers
Revue | Gradhiva : revue d'anthropologie et de muséologie |
---|---|
Numéro | no 32, 2021 |
Titre du numéro | Livres sorciers |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Introduction
- Palimpseste. L'écriture rituelle au second degré - Andrea-Luz Gutierrez-Choquevilca p. 10-23
dossier Livres sorciers
- La parole perdue. Sur les sciences occultes dans la seconde moitié du XIXe siècle - Giordana Charuty p. 24-47 Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les adeptes d'une « Haute Magie » se réclament de traditions intellectuelles et religieuses oubliées, disqualifiées et redécouvertes à travers une pratique et un savoir de bibliophile. Cet article examine la constellation de figures autour du « mage » Stanislas de Guaita (1861-1897) qui revendique cette part maudite de la raison à partir de l'édification d'une très précieuse collection de textes renaissants et modernes. Tous partagent un même souci de réappropriation du passé de tous les livres, manifestent la même passion pour la diversité des signes et des codes graphiques, et se posent en fondateurs de multiples ordres et sociétés secrètes. Rétablir la dimension concrète de formes de vie placées sous le signe distinctif de la « Haute Magie » conduit à explorer la recomposition de rôles rituels en attente d'interprétation et à interroger les registres expressifs ainsi que les déplacements dans la littérature d'une forme paradoxale de primitivisme religieux.In the second half of the 19th century, followers of a “High Magic” identified with intellectual and religious traditions that had been forgotten, disqualified, and then rediscovered through bibliophilic practices and knowledge. This article examines the constellation of figures surrounding “magician” Stanislas de Guaita (1861-1897), who made this dark side of reason his by edifying an extremely rich collection of Renaissance and Modern texts. All these figures shared a same concern for the re-appropriation of the past of all books, had the same passion for the diversity of signs and graphic codes, and presented themselves as founders of multiple secret orders and societies. Restoring the concreteness of life forms that are placed under the distinctive sign of “High Magic” leads to explore the re-composition of ritual roles awaiting to be interpreted and to question expressive registers as well as the displacing, in literature, of a paradoxical form of religious primitivism.
- Le premier livre - Pierre Déléage p. 48-59 Entre 2000 et 2014, les pratiques chamaniques des Shipibo-Conibo du Pérou se sont transformées. Ce texte insiste sur l'introduction, dans des cérémonies traditionnellement dominées par l'oralité, de livres de magie publiés en espagnol et vendus dans les marchés de la région. Un tel phénomène d'innovation rituelle permet en particulier d'interroger la valeur que certains chamanes shipibo-conibo accordent à l'oral et à l'écrit.Between 2000 and 2014, the shamanic practices of Peru's Shipibo-Conibo evolved. In this article, I focus on the emergence of magic books, which were published in Spanish and sold at local markets, in traditionnally oral rituals. This phenomenon of ritual innovation raises the question of the respective value that some Shipibo-Conibo shamans attach to the oral and the written.
- Double enquête. Une leçon d'écriture chamanique en Amazonie - Andrea-Luz Gutierrez-Choquevilca p. 60-81 Lors d'un rêve initiatique, un chamane amérindien affirme avoir reçu de « Dieu » en personne l'injonction de coucher sur papier les voix mystérieuses entendues au cours de ses visions : les esprits supay lui apparaissent sous la forme de « créatures lettres » étincelantes, identifiées comme la trace d'un monde invisible révélé. À son réveil, EW écrit ses chants de rêve ikara inspirés par les esprits. Sa biblioteca clandestine compte des dizaines de manuscrits et de feuilles déchirées, froissées, raturées. Qu'advient-il lorsque des sociétés dont la mémoire rituelle semblait, jusque-là, réservée à l'oralité, ont recours à la possibilité d'inscrire des voix révélées sous la forme d'une trace figée, détachée de son contexte d'énonciation originel ? Ce texte explore l'avènement et l'épistémologie de cette cryptographie en haute Amazonie. Le récit de la rencontre entre le chamane et l'anthropologue dévoile le geste complexe qui préside à l'inscription et au déchiffrement de ces textes poétiques. S'il est prêté aux chants ikara le pouvoir de sceller des pactes, de guérir ou de transformer l'ordre du monde, l'écrit est devenu pour EW la trace d'un corps, celui des petites âmes aya runa et des esprits supay. Une conception radicale de la traduction, opérant tant sur des signes que sur des êtres, met au jour une ontologie amérindienne du langage fondée sur la transformation.In an initiation dream, a yachak shaman, E. Wani, claimed that “God” himself told him to write down the mysterious “voices” he heard during his visions: the supay spirits had appeared to him as bright “letters”. They were tangible mark of an invisible world that was revealed to the shaman. The voices of these little souls were thus literally “transcribed” in alphabetical writing, during the space and timeframe of a dream. When he woke up, the shaman followed his divine initiator's orders and proceeded to transcribe and correct these curious texts-voices. He thus established a “databank” of clandestine magic writings comprising a dozen manuscripts and torn, crumpled sheets of paper with correction marks. They contain secret songs and inscriptions written either by EW himself or by other masters of speech. What happens when societies whose ritual memory seemed to rely exclusively on the oral now have the opportunity to write down revealed voices in the form of a fixed trace, which can be deciphered without its author, a trace of a voice which is taken down after it was uttered? How does shamanism assimilate writing? This article examines the conditions of inscription and the epistemology of these Amerindian shamanic writings. The story of the encounter between the shaman and the anthropologist sheds light on the complexity of inscribing and deciphering these very singular poetic texts. While ikara songs have the power to seal alliances, cure or transform the order of the world, EW considers that the written sign is the trace left by bodies, those of the aya souls and supay spirits. Such a radical approach to translation, which concerns both signs and beings, reveals an ontology of language based on semiotic transformation and permutation.
- Écritures nocturnes. Régénération et circulation des écrits chez les Mayas cruzo'ob - Valentina Vapnarsky, Hilario Chi Canul p. 82-105 À partir de la découverte récente de carnets manuscrits mayas, vieux de plus d'un siècle, retrouvés chez un sorcier bibliomane, qualifiés d'écriture nocturne et reliés à des généalogies d'écrits sacrés et subversifs, cet article s'attache à élucider les différents sens que revêtent ces écrits et l'écriture dans la société maya des descendants des Mayas cruzo'ob de la guerre des Castes au Mexique. L'article débute par un récit personnel d‘Hilario Chi Canul, à qui furent remis ces écrits. Le récit, originellement rédigé dans sa langue maternelle, le maya yucatèque, est traduit et annoté en français par Valentina Vapnarsky. Celle-ci poursuit, assumant le « je » des parties restantes, alors que le « nous » témoigne de la collaboration menée depuis quatre ans entre les deux coauteurs.This article is based on the recent discovery of over a-century-old Maya handwritten notebooks belonging to a bibliophile sorcerer. They are described as nightly texts and related to several genealogies of sacred and subversive texts. In this essay, I study the various meanings of these texts and of writing in general among the Maya who descend from the Cruzo'ob Mayas of the War of the Casts (Quintana Roo, Mexico). I begin with the story of Hilario Chi Canul, who received these texts. His story, which was originally written in his native tongue, Yucatec Maya, was translated and annotated by Valentina Vapnarsky. She is the “I” of the following parts, while the “we” refers to our collaboration, which started four years ago.
- Écrire aux morts – écrire les paroles divines. À propos d'écrits votifs et talismaniques dans l'Égypte pharaonique - Sylvie Donnat p. 106-123 Outre son usage dans la consignation des savoirs religieux, l'écriture est aussi employée dans l'Égypte pharaonique pour son efficacité rituelle. Cette contribution s'intéresse à deux de ces phénomènes, qui concernent la cursive manuscrite dite « hiératique » : les lettres aux morts et les papyrus amulettiques. Dans le premier cas, l'écrit reproduit un discours des vivants pour communiquer avec un ancêtre récent. Dans le second, l'écrit sert à noter les incantations, les « paroles divines » que le ritualiste a en principe verbalisées pendant la cérémonie. Dans les deux cas, nous tenterons de déterminer la relation que ces écrits entretiennent avec la parole énoncée rituellement, les procédés par lesquels ils acquièrent un statut rituel spécifique et la nature de l'action qu'ils sont censés accomplir.In Pharaonic Egypt, writing is used for the recording of ritual knowledge, but it also has some ritualised uses. This contribution focuses on two of these phenomena, in the handwriting script called hieratic: letters to the dead and amuletic papyri. In the first case, writing notes a discourse of the livings and it is mobilized to communicate with a recent ancestor. In the second, writing has to note incantations, the “divine words” that the ritualist had in principle uttered during the ritual. In both cases, this paper tries to determine the relationship of the writing with the uttered speech, the way by which it acquires a special ritual status and the nature of the writing act.
- Passeport pour le Ciel. Prophétisme et bureaucratie au Congo (1921-1960) - Julien Bonhomme p. 124-143 Cet article étudie les rapports entre religion, écriture et pouvoir en contexte colonial, en examinant un corpus de documents appelés « passeports pour le Ciel », en usage dans les prophétismes kongo de la première moitié du XXe siècle. Dans le bassin du Congo, l'écrit est associé à ces deux piliers de l'ordre colonial que sont l'État et les congrégations missionnaires. C'est dans ce contexte qu'il faut replacer l'usage de ces documents prophétiques. L'article montre comment l'écrit participe à la construction de l'autorité à la croisée des sphères politique et religieuse. Fusionnant le messianisme et la bureaucratie, les « passeports pour le Ciel » attestent d'une compréhension lucide des ressorts scripturaires de l'autorité coloniale. C'est parce que les Européens ont utilisé l'écrit pour asseoir leur domination que les sujets colonisés se sont approprié de manière mimétique ces signes de pouvoir afin de s'opposer à elle.This article examines the relationship between religion, writing and power in colonial context, by analysing a corpus of documents called “passports to Heaven”, used in Kongo prophetic movements during the first half of the 20th century. In the Congo Basin, writing is associated with the two pillars of the colonial order: the State and the missions. The use of these prophetic documents must be understood in this context. The article shows how writing participates in the construction of authority at the junction of the political and religious spheres. Merging messianism and bureaucracy, “passports to Heaven” attest to a lucid understanding of the scriptural aspects of colonial authority. Because Europeans extensively used writing to assert their domination, colonized subjects mimetically appropriated these signs of power in order to oppose it.
- Le dernier livre - Pierre Déléage p. 144-156 Au nord de la péninsule du Yucatán, les Mayas du village de Xocén se transmettent un récit à propos d'un livre aux propriétés stupéfiantes. Il s'agit non seulement d'un livre vivant, sans auteur humain, apparu lors de la création du monde, mais aussi d'un livre qui contient la totalité du savoir, la chronique exhaustive du passé comme les prophéties de l'avenir. Les Mayas de Xocén disent que ce livre leur a été donné par Dieu. Ils disent aussi qu'il leur a été dérobé et qu'il est désormais conservé quelque part aux États-Unis. Ils expliquent ainsi la spoliation coloniale et la permanence de la domination impérialiste. Ils prédisent enfin qu'un jour le livre leur reviendra.In the north of the Yucatán peninsula, from generation to generation, the Maya of the village of Xocén pass on the story of an extraordinary book. This book is alive, it has no human author and appeared when the world was created; but it is also a book containing all knowledge, the exhaustive chronicle of the past as well as the prophecies about the future. The Maya of Xocén say that the book was bestowed upon them by God. They also claim that the book was stolen from them and is now somewhere in the United States. This is how they account for colonial spoliation and lasting imperialist domination. But they also predict that, one day, the book will be returned to them.
- La parole perdue. Sur les sciences occultes dans la seconde moitié du XIXe siècle - Giordana Charuty p. 24-47
Entretien
- Avec Alain Epelboin et Jean-Charles Coulon. D'hier à aujourd'hui : enquêtes sur les talismans et les manuscrits de sciences occultes en Islam - Alain Epelboin, Jean-Charles Coulon, Andrea-Luz Gutierrez-Choquevilca p. 159-173 Contrairement à la théologie ou la philosophie, les sciences occultes ont souvent été abordées avec dédain et mépris dans la tradition savante orientaliste au xixe siècle et au début du XXe. Pourtant, ces sciences étaient très importantes, notamment parmi les élites, comme en témoigne le mécénat exercé par des califes et des souverains dès le VIIIe siècle. Ce succès a persisté aux époques mameloukes et ottomanes, qui nous ont légué un grand nombre de manuscrits. L'apparition de la lithographie a cependant permis une plus large diffusion de ces savoirs, et, par exemple, le Shams al-maʿārif (Le Soleil des connaissances) attribué à al-Būnī (m. 1225 ou 1232) est devenu un véritable manuel indispensable à tous les praticiens. Il s'agit d'un des ouvrages fondamentaux des fabricants de talismans en Afrique de l'Ouest. Une enquête inaugurée par la découverte d'amulettes et d'écrits talismaniques dans une décharge à ordures de Dakar retrace les origines mystérieuses de ces talismans pour mettre au jour leurs hypotextes, issus de manuscrits de sciences occultes médiévaux. Un double regard sur ces objets-textes énigmatiques, celui de l'ethnologue Alain Epelboin et de l'historien Jean-Charles Coulon, révèle les liens qui se tissent entre l'art des écrits talismaniques, l'islam et certains savoirs ésotériques plus anciens.
- Avec Alain Epelboin et Jean-Charles Coulon. D'hier à aujourd'hui : enquêtes sur les talismans et les manuscrits de sciences occultes en Islam - Alain Epelboin, Jean-Charles Coulon, Andrea-Luz Gutierrez-Choquevilca p. 159-173
Varia
- La part chinoise de Wifredo Lam. Perspectives historiques et esthétiques - Pierre-Mong Lim p. 176-191 Si le métissage complexe dont est issu Wifredo Lam est connu, le rapport de son œuvre avec ce que l'on peut appeler sa « part chinoise » reste obscur. Nous proposons ici de réfléchir aux liens qui pourraient être établis entre une certaine idée de l'expérience picturale attachée à la peinture lettrée, telle qu'elle s'élabore au début du xxe siècle, et l'expérience de Lam. Nous verrons qu'il existe un commun ancrage dans les problématiques modernistes touchant à la conception de la représentation et la conduite créatrice. Par cette méthode transversale, nous essayons d'ouvrir un nouvel horizon dans l'interprétation de la peinture de Lam, notamment La Jungle, qui, réexaminée dans cette perspective, éclaire la teneur de cette part chinoise et, de ce fait, de son métissage.While the melded influences of Wifredo Lam's work are known, the relationship with what one may call his «Chinese side» remains unclear. From an aesthetic and historical perspective, this paper examines the links between a certain idea of artistic experience that is characteristic of scholarly painting in the early 20th century and Lam's experience. There are both embedded in the same modernist issues related to the conception of representation and the creative attitude. With this transversal approach, we aim to open new horizons for the interpretation of Lam's painting, particularly The Jungle, which, under this new light, helps determine the exact nature of his “Chinese side” and, thus, the mixed influences at work.
- L'expérience de Bernard Maupoil au Dahomey : entre science et engagement, un laboratoire pour l'ethnologie en milieu colonial - Valérie Perlès p. 192-216 Cet article vise, dans le contexte des récents débats autour de la restitution en faveur des pays africains, à donner corps à une expérience concrète de terrain dans le Dahomey des années 1930, associant une collecte d'objets pour le musée d'Ethnographie du Trocadéro et une thèse au sein de l'Institut d'ethnologie de Paris. Le fonds de correspondance de Bernard Maupoil exploité ici révèle la dimension empirique de sa démarche, la structuration de ses réseaux, les contraintes institutionnelles, ainsi que sa relation aux populations locales et son engagement personnel, montrant que la nature des objets ramenés dépend autant de la réalité du terrain que du positionnement du chercheur.Against the backdrop of the restitution of objects to African countries, this article aims to bring to light a concrete field experience in 1930's Dahomey, which included collecting artefacts for the Trocadero ethnography museum and writing a PhD at the Paris Ethnology Institute. Bernard Maupoil's papers and correspondence show the empirical aspect of his work, the networks he established, the institutional constraints he suffered from, as well as his relationships with local populations and personal commitment. Therefore, the nature of the collected objects depends as much on the field as on the researcher's position.
- La part chinoise de Wifredo Lam. Perspectives historiques et esthétiques - Pierre-Mong Lim p. 176-191
Chroniques scientifiques
Comptes rendus
- Christopher Small, Musiquer : le sens de l'expérience musicale, trad. de l'anglais par Jedediah Sklower, préf. d'Antoine Hennion - Marion Sarrouy p. 218-219
- Cécile Fromont (dir.), Afro-Catholic Festivals in the Americas: Performance, Representation and the Making of Black Atlantic Tradition - Federica Toldo p. 219-220
- Jean Laude, Écrits sur l'art, sous la dir. de Laurence Bertrand Dorléac et Jean-Louis Paudrat - Julien Bondaz p. 221-222
- Charlotte Marchina, Nomad's Land : éleveurs, animaux et paysages chez les peuples mongols - Anthony Pecqueux p. 223-224
- Carl Einstein, Vivantes Figures : textes esthétiques, trad. de l'allemand et éd. par Isabelle Kalinowski - Rémi Labrusse p. 224-226
- Eduardo Viveiros de Castro, L'Inconstance de l'âme sauvage : catholiques et cannibales dans le Brésil du XVIe siècle, trad. du portugais par Aurore Becquelin et Véronique Boyer, préf. de Daniel Barbu et Philippe Borgeaud - Maria Luísa Lucas p. 226-228
- Guillaume Blanc. L'Invention du colonialisme vert : pour en finir avec le mythe de l'Éden africain, préf. de François-Xavier Fauvelle - Frédéric Keck p. 228
- Pierre Richard (1802-1879), Grimoires illuminés - Baptiste Brun p. 229-230