Contenu du sommaire : Batailles de la faim

Revue Tracés Mir@bel
Numéro no 41, 2021/2
Titre du numéro Batailles de la faim
Texte intégral en ligne Accessible sur l'internet
  • Éditorial

  • Articles

    • Quand la faim demeure. Politique et aide humanitaire dans une région marginalisée d'Éthiopie - Alice Corbet p. 23-43 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      La zone du Wag Hemra, au nord de l'Éthiopie, est historiquement marquée par la famine et par les conflits avec le pouvoir central. Dans cette région isolée, plusieurs épisodes de sécheresse récents rendent la vie des paysans agaws très précaire et dépendante des systèmes de sécurité alimentaire gouvernementaux ou des organisations humanitaires internationales. Cet article décrit différents appareils d'aide qui les supportent, mais qui ne proposent pas des solutions durables pour sortir les habitants de la pauvreté, ce qui les pousse à migrer. Le gouvernement fait-il le choix délibéré de ne pas aider la région au-delà d'un perpétuel temps de l'urgence ? Les organisations d'aide internationales doivent-elles quitter une zone où elles ne travaillent pas de manière indépendante ?
      The Wag Hemra zone in northern Ethiopia has a history of famine and conflict with the central government. In this remote region, several recent droughts have made the lives of Agaw farmers very precarious and dependent on government food security systems or international humanitarian organisations. This article describes various aid apparatuses that support them, but do not offer sustainable solutions to lift the inhabitants out of poverty, causing them to migrate. Is the government making a deliberate choice not to help the region beyond a perpetual state of emergency? Should international aid organisations leave an area where they do not work independently?
    • « Remettre la vie parmi nous ». Expériences de la faim et organisation paysanne dans le Bas Nord-Ouest haïtien - Flore Dazet p. 45-64 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Dans le département rural du Bas Nord-Ouest haïtien, les habitants parlent sans cesse du problème du grangou (la faim) : évoquant l'image d'une zone agricole qui ne produit plus, les paysans disent manquer de tout et ne plus pouvoir vivre. La faim apparaît comme l'expression générale et indéterminée d'un « rien ne va ». À travers des formes d'organisation collective, les habitants tentent de rendre la situation intelligible et tangible, de manière à pouvoir agir sur elle. C'est ce que nous appelons, en nous inspirant de la pensée de John Dewey, un processus de reconstruction de l'expérience. Les ONG présentes dans le département pourraient s'avérer un levier dans ce processus. Cependant, si les perspectives des ONG ne diffèrent pas sensiblement de celles des populations sur la nature problématique de la situation, les manques qui la caractérisent ou les fins à poursuivre, elles divergent en ce qui concerne la signification de l'action et l'agencéité des habitants. Nous cherchons à montrer ici que la conception de l'action promue par les ONG, de type behaviouriste ou comportemental, est un « arrière-plan d'intelligibilité » qui contraint implicitement leur manière de percevoir les situations, les amenant à disqualifier les actions des paysans, à nier leur agencéité – à la fois pratique et normative – et finalement à les priver des moyens nécessaires à la reconstruction d'une expérience publique.
      In the rural department of lower North-West Haiti, the inhabitants constantly talk about the problem of grangou (hunger): Evoking the image of an agricultural area that no longer produces anything, the farmers say they suffer all kinds of shortages and can no longer make a living. Hunger appears as a general and indeterminate expression of “nothing working”. Through forms of collective organisation, the inhabitants try to make the situation intelligible and tangible, to be able to act on it. This is what we call, inspired by the ideas of John Dewey, a process of reconstruction of experience. The NGOs present in the department could prove to be a lever in this process. However, while the perspectives of the NGOs do not differ significantly from those of the peasants on the problematic nature of the situation, the shortcomings that characterise it, or the ends to be pursued, they do diverge with respect to the meaning of action and agency of the inhabitants. Here we seek to show that the behaviourist conception of action promoted by NGOs is a “background of intelligibility” that implicitly constrains their way of perceiving situations, leading them to disqualify farmers' actions, to deny their agency – both practical and normative – and finally to deprive them of the means necessary for the reconstruction of a public experience.
    • Qu'est-ce qu'un cas de mortalité par la faim ? La surmortalité par la famine en débats au Bengale colonial (1873-1875) - Éléonore Chanlat-Bernard p. 65-79 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      De nombreux travaux ont montré l'importance des pratiques d'énumération dans le contrôle social colonial. De la fin octobre 1873 à février 1875 le Bengale fait officiellement face à une situation de famine, dont l'ampleur est objet de controverses en Inde coloniale comme en métropole. Le bilan officiel fait état du chiffre dérisoire de vingt-quatre morts directement dues à la faim et qui auraient pu être évitées. Mais que recouvre ce chiffre ? Il semble paradoxal d'énumérer des cas individuels de mortalité dans le cadre d'un phénomène généralisé. En contrôlant la surmortalité par un bilan officiel à la représentativité statistique contestable, les autorités cherchent moins à rendre compte de la famine qu'à justifier les mesures prises et à rejeter la responsabilité de leur sort sur les affamés eux-mêmes.
      The importance of numbering practices for colonial social control is well-documented. From October 1873 to February 1875, there was officially a famine situation in Bengal but its scope was controversial both in colonial India and in Britain. Officials stated that only twenty-four people had died directly from starvation during the famine. But what does this number stand for? It seems paradoxical to register individual cases in the midst of a broad phenomenon. With this statistically questionable official statement, the colonial authorities were more concerned with justifying their policies than acknowledging the reality of famine. Moreover they made the starving responsible for their own starvation.
    • « Les feuilles amères avaient un goût sucré » : la faim dans le Kampuchéa démocratique (1975-1979) - Sarah Privat-Lozé p. 81-101 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Les Khmers rouges des années 1975 à 1979 ont engagé le Cambodge dans une révolution agraire qui a occasionné une des famines les plus meurtrière du xxe siècle. Cette violence produite tant par le travail forcé que par la pénurie de nourriture est à comprendre comme une violence d'État. Toutefois la compréhension de la famine ne saurait se réduire à cette seule logique rationnelle qui rabat l'élimination par la faim à sa dimension mécanique. Nous nous proposons d'aborder cette famine à « hauteur d'homme » dans une perspective micro- historique et de l'interroger dans un « jeu » et « je » d'échelles qui permettent de percevoir l'intimité de cette expérience. Une enquête conduite dans la coopérative de Peam Ek, région de Battambang, permet de saisir l'extrême vulnérabilité d'une population engagée dans une quête obsédante de nourriture, et d'approcher cette expérience de la faim telle qu'elle est restituée dans les récits des survivants. Une attention particulière est portée à l'agir des acteurs sociaux et à l'interaction entre cadres Khmers rouges et membres des coopératives. Elle permet de voir que dans l'espace clos des coopératives se dessinent des logiques et mécanismes locaux, des stratégies qui réfléchissent ou infléchissent la politique du comité central engagé dans une « bataille par la faim ».
      The Khmer Rouge, active between 1975 to 1979, committed Cambodia to an agrarian revolution which caused one of the deadliest famines in the twentieth century. This violence, which was produced by both forced labour and food shortages, must be understood as a form of state violence. However, famine cannot be comprehended solely through rational logic, in which starving the population to death comes down to a purely mechanical endeavour. We propose to study the 1975-1974 famine on a human scale, from a micro-historical perspective with a view to addressing it at “I” and “eye” level, enabling us to perceive the innermost dimension of this experience. A survey conducted at the Peam Ek cooperative, in the Battambang area, helps us to approach this experience of hunger and grasp the extreme vulnerability of a population engaged in a quest for food so obsessive it can be passed on to others. Particular attention is paid to the action of social workers and the interaction between Khmer Rouge executives and members of cooperatives. It allows us to see that, in the confined space of cooperatives, local logics and mechanisms were emerging, strategies that reflected or influenced the policy of the central committee, which at the time was engaged in “starvation warfare”.
    • Les coupons alimentaires de l'État-providence. Écrire au sujet du programme Food Stamps aux États-Unis (1966-1975) - Antoine Nséké Missé p. 103-122 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Programme social consistant à remettre de coupons alimentaires à des populations démunies, Food Stamps, qui fut lancé aux États-Unis par le gouvernement fédéral dans le cadre des politiques dites de la « guerre contre la pauvreté » des années soixante, suscite dès le début de son existence une importante correspondance. Dans un contexte socio-politique où l'assistance de l'État est traditionnellement regardée avec suspicion, apparaît un dispositif qui est géré à l'échelle nationale par le ministère de l'Agriculture, mais administré à l'échelle des comtés par les services sociaux locaux. D'abord expérimental et limité, le programme est progressivement étendu à l'échelle nationale entre le milieu des années soixante et celui des années soixante-dix, ce qui génère un courrier volumineux. Les lettres reçues au Ministère en provenance de tout le pays, permettent de mesurer les réactions et attentes diverses que suscitent l'irruption de ces bons d'alimentation chez des acteurs très différents, allant d'aspirants bénéficiaires aux élus locaux. Surtout elles aident à prendre la mesure de la constitution, en quelques années à peine, d'une série d'interactions sociales nouvelles autour d'un dispositif d'aide alimentaire.
      The Food Stamps welfare programme consisted in providing food coupons to disadvantaged people. Created in the United States by the federal government within the context of the War on Poverty policies of the 1960s, it sparked a large volume of correspondence. Amid a sociological and political context in which federal assistance was traditionally viewed with suspicion, this new social programme was managed at the national level by the United States Department of Agriculture (USDA) but run at the county level by local welfare services. First experimental and restricted, the Food Stamps programme was gradually extended nationwide between the mid-sixties and mid-seventies, with a substantial amount mail generated in response. The letters received by the USDA from across the country help us to measure the reactions and expectations created by the food coupons among different types of people, from potential recipients to local elected officials. Above all, these letters show us how in just a few years, a series of brand new social interactions was established in relation to a food assistance programme.
    • Le glanage alimentaire en milieu urbain, ou la constitution de « protections rapprochées » - Martin Manoury p. 123-143 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Le glanage alimentaire est ordinairement considéré comme une pratique de subsistance, associée au manque et à la faim. Cet article revient sur ce présupposé en s'intéressant au glanage des fractions inférieures des classes populaires. À partir de données issues d'une enquête ethnographique toujours en cours, nous montrons que si le glanage constitue bien une manière de se nourrir répondant à une exclusion des circuits d'approvisionnement marchand, il ne peut pourtant s'y résumer. Par une approche interactionnelle, nous étudions d'abord comment cette pratique parvient, dans certains cas, à rendre visible la constitution de protections rapprochées, reposant sur des valeurs morales de réciprocité et de solidarité. Dans un second temps, cet article adopte une approche dispositionnelle, en analysant la genèse des dispositions économiques non marchandes d'un des glaneurs. Nous montrons que celles-ci ne sont pas seulement déterminées par des situations de survie structurées par l'incertitude du lendemain, du manque et de la faim, mais qu'elles se sont constituées lors de phases de socialisation scolaire et professionnelle passées, transformant aussi bien les modalités d'action que le sens donné à la pratique.
      Food gleaning is usually considered as a subsistence practice, related to scarcity and hunger. This paper revisits this assumption by focusing on gleaning by the lower fractions of the working classes. Based on data from fieldwork still in progress, this article shows that even though gleaning is a way of consuming food that is excluded from the official market supply channels, it cannot be reduced to that. First, through an interactional approach, we explain how this practice can, in some cases, make visible the constitution of close protection, based on moral values of reciprocity and solidarity. Secondly, this article takes a dispositional approach, by analysing the genesis of the non-market economic arrangements of one of the gleaners. We show that these arrangements are not only determined by situations of survival struggles, lack and hunger, but that they are established during past stages of school and professional socialisation, transforming both the modalities of action and the meaning given to the practice.
    • Going hungry for Dyett : grève de la faim pour l'éducation publique à Chicago, don de soi et défense des intérêts de la « communauté » - Clément Petitjean p. 145-166 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      La grève de la faim est régulièrement présentée comme un ultime recours de groupes dominés et socialement impuissants. Cette hypothèse est confrontée à l'étude d'un cas particulier, celui d'une grève de la faim déclenchée à Chicago en août 2015 pour s'opposer à la fermeture d'un lycée public, qui débouche sur la réouverture de ce dernier. Au-delà de son intérêt empirique, l'étude de cette bataille par la faim victorieuse invite à réinscrire l'analyse des transformations de la faim en ressource contestataire dans son contexte de production, marqué par la politisation des formes de violences imposées aux populations racisées, mais aussi à rapporter ce répertoire d'action aux agents sociaux qui le mobilisent, à leurs positions sociales et aux ressources dont ils disposent pour se poser en porte-parole d'intérêts plus larges.
      Hunger strikes are often presented as a weapon of last resort for oppressed and socially powerless groups. This hypothesis is tested through the case study of a hunger strike that was launched in Chicago in August 2015 against the closure of a public high school and which resulted in its reopening. Beyond its empirical interest, the study of a struggle through hunger argues for embedding the analysis of how hunger is turned into a contentious resource within its context of production. Because this context is shaped by the politicisation of the forms of violence imposed onto racialised groups, the paper also argues that hunger as a contentious resource must be viewed in relation to the social agents using it, to their social positions and the resources at their disposal when claiming to stand for broader interests.
  • Notes

    • De Maze à Guantánamo : réflexions sur la temporalité des grèves de la faim et la mort lente en détention - Michelle C. Velasquez-Potts p. 169-186 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Cet article propose une analyse comparative des grèves de la faim en cours depuis 2002 au camp de détention de Guantánamo et de la célèbre grève de la faim des prisonniers républicains irlandais de 1981, à l'issue de laquelle dix détenus trouvèrent la mort à la prison de Maze, en Irlande du Nord. J'examine en particulier le film Hunger de Steve McQueen (2008), qui retrace l'histoire de la grève irlandaise et l'engagement de Bobby Sands, en offrant une expérience temporelle très particulière qui permet au spectateur de se confronter aux enjeux politiques et corporels des grèves de la faim. Cet éclairage permet, en retour, d'interroger l'état actuel de la dissidence incarnée à Guantánamo où, depuis 2002, les grèves de la faim sont réprimées par le recours à l'alimentation forcée. L'article se conclut par une analyse de l'utilisation punitive de la sonde alimentaire en tant qu'outil technologique de répression de la vie politique et relationnelle au sein du camp.
      This essay examines the ongoing hunger strikes at Guantánamo Bay detention camp through a comparative analysis of the infamous 1981 Irish hunger strike, during which ten Irish Republican prisoners would ultimately fast unto death. In particular, I analyse Steve McQueen's 2008 film Hunger, which chronicles the protests that led to the eventual Republican death fast at the now demolished Maze prison in Northern Ireland. I argue that the film facilitates a unique temporal experience by which to engage with the political and corporeal stakes of hunger striking, and an opportunity to consider the present state of embodied protest at Guantánamo Bay, where since 2002 prisoners have been force-fed as punishment for hunger striking. I conclude the essay with a discussion about the current state of force-feeding at Guantánamo Bay, where the punitive administration of the feeding tube, I argue, remains a technological means by which to repress political and relational life at the camp.
    • Nourrir les « nouveaux » pauvres. Une enquête de terrain dans des services d'aide alimentaire parisiens au temps du premier confinement (printemps 2020) - Lorraine Guénée, Erwan Le Méner, Odile Macchi p. 187-206 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Cet article s'intéresse à l'organisation de l'aide alimentaire parisienne et à ses bénéficiaires durant le premier confinement de la population française au printemps 2020. Il repose sur des observations directes de distributions, bouleversées par la crise sanitaire. Dans cette situation, les intervenants du front et leur encadrement s'inquiètent de l'apparition de « nouveaux publics ». Cependant, cette impression de nouveauté tient d'abord à la circulation et la concentration de files actives dans un ensemble à la fois plus restreint et plus accessible de services d'aide. Certaines personnes recourent bel et bien pour la première fois à ces secours d'urgence. Il s'agit de travailleurs forcés à l'inactivité ou d'étudiants en difficulté. Toutefois, l'étude montre moins le basculement dans la précarité que l'ampleur et la diversité des déséquilibrages budgétaires qui affectent la vie de celles et ceux qui doivent se nourrir avec peu.
      This article deals with the organisation of Parisian food aids, and their beneficiaries, during the first lockdown of the population in 2020. The work is based on the direct observation of food drives and the disruptions caused to them by the global health crisis. In this situation, we found front line workers and their managers concerned about the appearance of “newcomers”. However, this sense of novelty stemmed primarily from the flow and concentration of active queues at a smaller and more accessible set of help services. Some people were indeed using this emergency aid for the first time. These were temporarily inactive workers or struggling students. However, the study shows less the shift into precariousness than the extent and diversity of budgetary imbalances that affect the lives of those who have to feed themselves with few resources.
  • Entretien

    • Covid-19 : « La faim se nourrit de toutes les inégalités, de toutes les vulnérabilités ». Entretien avec Jean-François Riffaud, Directeur général d'Action contre la Faim, 28 janvier 2021 - Jean-François Riffaud p. 209-220 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      L'interview avec Jean-François Riffaud, directeur général d'Action contre la Faim (ACF), aborde le point de vue de cette organisation non gouvernementale (ONG) sur la nature et les effets de la crise pandémique de Covid-19 ainsi que sur ses pratiques humanitaires. Bien que le taux de circulation et de reproduction du virus fût beaucoup plus faible qu'en France, les gouvernements de la plupart des pays pauvres ont pris des mesures de protection et de confinement qui ont eu de graves effets socio-économiques et psychologiques sur les populations. Entre avril et juin 2020, par exemple, ces mesures ont provoqué une baisse de 20 à 50 % de la fréquentation des centres de soins gérés par ACF, notamment ceux destinés aux enfants. Parmi d'autres facteurs (comme les conflits), cette réalité a contribué à l'augmentation des cas de malnutrition. Ainsi, les Nations unies prévoient que le nombre de personnes souffrant de malnutrition aiguë sera bientôt de deux cent trente millions à travers le monde (contre cent cinquante millions à la fin de 2020). Outre les effets secondaires des mesures de protection, avec une prévalence de la malnutrition et de l'insécurité alimentaire supérieure à la prévalence clinique du virus, J.-F. Riffaud souligne un contexte de grande incertitude dans lequel la prise de décision est particulièrement difficile. Elle l'est d'autant plus que la crise met en évidence des logiques contre-intuitives : par exemple, les personnes les plus touchées par le virus ne sont pas forcément les plus vulnérables en termes de malnutrition. L'interview nous rappelle également l'extrême fragilité des systèmes de santé et de protection sociale dans les pays pauvres, la faim résultant de dysfonctionnements structurels liés à des choix politiques et économiques spécifiques et identifiables. La nature politique de la question de la faim exige donc de ne pas limiter sa représentation à des événements exceptionnels (sécheresse, guerres, etc.), et de ne pas en réduire la gestion à un seul acte technique, au risque d'empêcher non seulement sa compréhension mais aussi la capacité de porter un regard critique sur les effets ambivalents et inattendus de certaines actions, dont celles des ONG. Dans la période actuelle, malgré les incertitudes et le risque pour le personnel, notamment les expatriés, d'être un vecteur du virus, ACF a décidé de poursuivre ses activités (programmes nutritionnels d'urgence, renforcement agro-écologique...). Pour l'ONG, il s'agit de rester fidèle à son « éthique et à son mandat auprès des communautés ». En définitive la crise semble valider trois impératifs d'un agenda commun à toutes les ONG humanitaires : la localisation de l'aide, le partenariat avec la société civile et les communautés locales, et la mutualisation, au-delà d'une simple logique de rentabilité.
      The interview with Jean-François Riffaud discusses the views of Action Against Hunger (ACF) on the nature and effects of the Covid-19 pandemic crisis, as well as on its own humanitarian practices. Even if the circulation and reproduction rate of the virus (also known as R0) was much lower than in France, public authorities in most poor countries took protection and lockdown measures with serious socio-economic and psychological effects. Between April and June 2020, for example, this resulted in a 20 to 50 percent drop in attendance at ACF-run care centres, especially those for children. Among other factors (such as conflicts), this has an effect on the increase in cases of malnutrition. Thus, the United Nations predicts that the number of people suffering from acute malnutrition will soon be two-hundred-and-thirty million worldwide (against one-hundred-and-fifty million by the end of 2020). In addition to the side-effects of protection measures, with a prevalence of malnutrition and food insecurity higher than the clinical prevalence linked to the virus, J.-F. Riffaud underlines a context of great uncertainty in which decision-making is particularly difficult. It is all the more difficult because the crisis highlights counterintuitive logics: for example, the populations most affected by the virus are not necessarily the most vulnerable in terms of malnutrition. This interview also reminds us of the extreme fragility of health and social protection systems in poor countries. It shows that hunger is the result of structural dysfunctions linked to specific and identifiable political and economic choices. The political nature of the issue also shows that we should not limit the representation of hunger to exceptional events (drought, wars, etc.). Nor should we reduce its management to a single technical act, at the risk of preventing us not only from understanding it but also from being able to look critically at the ambivalent and unexpected effects of certain actions, including those of non-governmental organisations. In the current period, despite the uncertainties and the risk of staff, especially expatriates, being carriers of the virus, ACF has decided to pursue its activities (emergency nutrition programmes, agro-ecological reinforcement, etc.). For the NGO, it is a question of remaining faithful to its “mandate towards the communities and its ethical path”. Finally, the crisis seems to validate three imperatives of a common agenda for all humanitarian NGOs: localisation of aid, partnership with civil society and local communities, and mutualisation, beyond the logic of simple profitability.