Contenu du sommaire : Manières de croire
Revue | Socio-anthropologie |
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Numéro | no 36, 2017 |
Titre du numéro | Manières de croire |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- 20 ans ! - p. 9-13
Dossier : Manières de croire
- La croyance – y croire ou pas ? - Frédéric Fruteau de Laclos, Christophe Grellard p. 15-26
- Croire aux dieux - Frédérique Ildefonse p. 27-42 Pour peu qu'on s'attache aux rituels polythéistes, on perçoit la pertinence de la distinction entre la croyance et la foi – la croyance en les dieux est investie dans les pratiques de sorte que leur existence ne constitue pas le problème central. Le récit de la mort du grand Pan nous fait percevoir que la véritable question est plutôt celle de l'animation divine sur le mode d'une familiarité qui ne se réduit pas à la présence, voire à la co-présence – l'épiphanie qui voit le dieu surgir dans notre perception vient provisoirement démentir le caractère parallèle de cette animation. La référence à Protagoras nous indique que cette dimension, sans être une transcendance, est à penser hors de notre mesure. À la lumière d'analyses issues des neurosciences, la croyance apparaît dans son double caractère d'investissement dans les pratiques et d'anticipation psychologique et syntaxique. Plus spécifiquement, le fait de croire aux dieux s'inscrit dans un système cosmologique de corrélations.If one is attached to polytheistic rituals, the relevance of the distinction between belief and faith is simple enough to perceive – belief in the gods is invested in practices such that their existence is not the central problem. The account of the death of the great Pan makes us realize that the real question is rather that of divine animation in the form of a familiarity that is not reduced to presence or even co-presence – the epiphany that sees the god loom in our perception provisionally belies the parallel nature of this animation. The mention of Protagoras tells us that this dimension, without being a transcendence, is to be thought of outside our frame of reference. Analyses from neuroscience shed light on the dual nature of belief – investment in practices and psychological and syntactic anticipation. More specifically, believing in the gods forms part of a cosmological system of correlations.
- Comparer les comparaisons - Emmanuel Lozerand p. 43-58 On se propose ici d'esquisser un tour du monde des rapprochements en commençant par une enquête sur le lexique de la « comparaison » en chinois et en japonais, que l'on poursuit par un examen des pratiques comparatives de Masaoka Shiki, le rénovateur du haiku. Cette démarche aide à caractériser certaines dimensions concrètes du geste comparatif et à mettre en valeur la variété de ses finalités possibles. Comme l'explique Philippe Borgeaud à partir d'une analyse de l'ouvrage fondateur de Joseph Lafitau, comparer, c'est ramener des faits inconnus surprenants à des faits connus, afin de pouvoir les accepter. On procède ensuite à une petite étude comparée du « doute » et de la « croyance » dans le lexique et les systèmes de pensée chinois et japonais, en s'arrêtant en particulier sur le proverbe « la tortue incrédule brise sa carapace ». On tente ici de souligner combien il importe de ne pas « désencastrer » la croyance de ses cadres sociaux. On conclut en définissant ce que pourrait être un nouvel espace comparatiste, au service d'un grand projet d'anthropologie générale. Il pourrait permettre la création d'espaces de contact apaisés et courtois, car notre imagination morale n'est peut-être pas sans rapport avec notre imagination intellectuelle.This article aims to offer an around-the-world sketch of comparisons, starting with a survey on the lexicon of “comparison” in Chinese and Japanese, which is followed by an examination of the comparative practices of Masaoka Shiki, the renewer of the haiku. This approach helps to characterize certain concrete dimensions of the comparative gesture and to highlight the variety of its possible outcomes. As Philippe Borgeaud explains, based on an analysis of the foundational work of Joseph Lafitau, comparing is to introduce surprising unknown facts to known facts, in order to be able to accept them. The article then conducts a small comparative study of “doubt” and “belief” in Chinese and Japanese lexicons and systems of thought systems, focusing in particular on the proverb “The incredulous tortoise breaks its carapace”. Here we try to emphasize the importance of not “disembedding” belief from its social frameworks. We conclude by defining what could be a new comparative space, one serving a great project of general anthropology. It might allow for the creation of calm and courteous spaces of contact, for our moral imagination is perhaps not unrelated to our intellectual imagination.
- Comparer les traditions discursives - Mohamed Amer Meziane p. 59-74 Certains anthropologues ont critiqué la dimension eurocentrique et coloniale des concepts de religion, de symbole et de croyance. Une analyse comparée des religions comme systèmes de croyance définirait ainsi comme constante universelle un concept hérité d'une tradition chrétienne occidentale. Dès lors, quels sont les concepts comparatifs à mêmes de se substituer aux concepts de religion et de croyance ? L'article répond à cette question en analysant le concept de tradition discursive proposé par Talal Asad pour analyser l'islam en tant qu'objet d'une anthropologie. Il propose une relecture critique et philosophique de cette anthropologie en insistant sur la dimension discursive, celle du sens et de la rationalité, des incorporations traditionnelles.Some anthropologists criticize the Eurocentric and colonial dimension of the concepts of religion, symbol and belief. A comparative analysis of religions as systems of belief, it is argued, defines a concept inherited from a Western Christian tradition as a universal constant. What, then, are the comparative concepts that can be substituted for the concepts of religion and belief? The article answers this question by analysing the concept of discursive tradition put forward by Talal Asad to analyse Islam as an object of anthropology. He proposes a critical and philosophical re-reading of this anthropology by emphasizing the discursive dimension, that of meaning and rationality, and of traditional embodiments.
- Les ambiguïtés de la croyance - Christophe Grellard p. 75-89 Partant du constat, formulé par d'autres déjà, de la désaffection du concept de croyance dans plusieurs champs des sciences sociales, la présente contribution entend montrer d'où viennent les ambiguïtés de ce concept, en s'appuyant sur une discussion critique des thèses de Bruno Latour. À partir de là, l'enjeu est de reconstruire un concept de croyance qui fasse droit à sa nécessaire contextualisation et qui puisse être utilisé de façon différenciée selon les objets auxquels nous sommes confrontés. Dans ce but, on propose l'esquisse d'une typologie des croyances, dont la pertinence est évaluée à travers trois rapides études de cas.Drawing upon the observation—already made by others—of a loss of interest in the concept of belief in several fields of the social sciences, this contribution intends to show where the ambiguities of this concept come from, based on a critical discussion of the arguments of Bruno Latour. From there, the issue at stake is to reconstruct a concept of belief that satisfies its necessary contextualization and may be used in a differentiated way depending on the objects with which we are confronted. To this end, the article offers an outline of a typology of beliefs, whose relevance is assessed through three brief case studies.
- Croyance et connaissance bantoues - Frédéric Fruteau de Laclos p. 91-106 Il faut déconstruire le partage des tâches épistémologiques qui voudrait que les autres croient et que nous seuls, modernes, avons des connaissances dignes de ce nom. Car non seulement nous croyons, mais les autres connaissent. Cette connaissance ne tient pas uniquement à la consistance de leurs formations symboliques : elle dérive de leur mode d'existence dans un milieu écologique particulier ; elle consiste en l'effort pour déduire les données qu'ils observent ou les expériences qu'ils vivent. Chez les autres comme chez nous, est à l'œuvre une dialectique complémentariste qui fait communiquer entre eux de complexes niveaux d'explicitation du savoir réel. Pour le montrer, je m'adosse aux travaux méconnus de l'africaniste Jacqueline Roumeguère-Eberhardt sur la connaissance bantoue. Je m'interroge pour finir sur les raisons de l'occultation d'un apport si original au projet d'une épistémologie comparée.It is necessary to deconstruct the division of epistemological tasks according to which others believe and we alone, modern people, possess knowledge worthy of the name. For not only do we believe, but others know. This knowledge does not depend solely on the consistence of their symbolic formations: it derives from their mode of existence in a particular ecological milieu; it consists in the effort to deduce the data they observe or the experiences they experience. What is at work in others, as in us, is a complementarist dialectic which allows them to communicate between themselves complex explicatory levels of real knowledge. To show this, I drawn upon the Africanist Jacqueline Roumeguere-Eberhardt's little-known work on Bantu knowledge. Lastly, I consider the reasons for overlooking such an original contribution to the project of comparative epistemology.
- Croire dans les genres ? - Claudine Le Blanc p. 107-122 Qu'est-ce qui fit du théâtre sanskrit un objet d'émoi absolu pour les romantiques européens tandis que les grands poèmes narratifs indiens se trouvèrent vite rejetés hors du genre épique ? En se penchant sur les rapprochements effectués lors de la première réception européenne de la littérature sanskrite au XIXe siècle, le présent article entreprend de cerner le jeu des croyances, des attentes et des affects qui préside à l'assignation générique dans la réception d'une littérature lointaine et, partant, à l'appréciation et à l'intégration des corpus étrangers.For what reason sanskrit theatre was received with a great emotion by European Romantics, whereas long narrative poems after some time were disqualified as epics? This paper focuses on the comparisons and the connections made at the beginning of Western reception of sanskrit literature in the XIXth century, in attempt to understand the complex interplay of beliefs, expectations and affects in the process of reception of a remote literature which presides over the categorisation into literary genres, and consequently governs its assessment and its integration.
- Qu'attendre d'une comparaison des scolastiques ? - Vincent Eltschinger p. 123-142 Le cadre géographique, culturel et historique de l'étude de la philosophie médiévale a connu une extension remarquable durant les dernières décennies, « philosophie médiévale » s'entendant de toutes les valorisations latines, islamiques, juives et byzantines – monothéistes donc – d'un commun patrimoine philosophique d'orientation néoplatonicienne et aristotélicienne. Dans ces conditions, que faire de l'Inde bouddhique, laquelle, si elle n'entretient aucun rapport génétique avec ces traditions philosophiques tardo-antiques, n'en partage pas moins des traits essentiels avec la philosophie médiévale : « situation herméneutique », rapport à l'autorité, importance concomitante du commentaire, « cléricalité » des acteurs, division des savoirs, primauté du débat, de la réflexion logique et linguistique, etc. Le présent essai vise à explorer les possibilités d'une comparaison entre dispositifs scolastiques chrétien latin et bouddhiste indien. Il revendique un comparatisme portant sur les cultures intellectuelles productrices de savoirs plutôt que sur les dogmes, les doctrines et les arguments, et dresse pour ce faire un tableau rapide de la scolastique bouddhique et de son environnement institutionnel.The geographical, cultural and historical context of the study of medieval philosophy has been remarkably extended during the last decades, with “medieval philosophy” referring to all Latin, Islamic, Jewish and Byzantine—i.e. monotheistic—developments from a common philosophical heritage of Neoplatonic and Aristotelian inflection. Under these conditions, what can be done about Buddhist India, which, although it has no genetic relationship with these philosophical traditions of late Antiquity, nevertheless shares essential traits with medieval philosophy: “hermeneutic situation”, relation to authority, the concomitant importance of commentary, the “clericality” of actors, the division of knowledge, the primacy of debate, of logical reflection and linguistics, etc. The purpose of this essay is to explore the possibilities of a comparison between Latin Christian and Indian Buddhist scholasticisms. It argues for a comparative approach to knowledge-producing intellectual cultures rather than dogmas, doctrines and arguments, and to this end draws a brief sketch of Buddhist scholasticism and its institutional environment.
- L'invariant introuvable - Alain Petit p. 143-156 On se propose de rechercher dans la querelle célèbre qui mit aux prises Cuvier et Geoffroy Saint Hilaire la matrice presque inaperçue d'une question centrale dans les sciences de l'homme : la question du statut de l'invariant. Elle est étroitement liée à la détermination du genre de comparatisme que l'on souhaite mettre en œuvre. Il va s'agir de distinguer un invariant de fait et un invariant de droit, en ressaisissant dans les sciences du langage et du mythe ce qui a pu faire pencher dans le sens d'un invariant de fait – comme la « langue mère » ou le « peuple indo-européen » –, au détriment constant de l'invariant de droit. Ce dernier invariant se doit de demeurer introuvable, sous peine de susciter un malentendu qui consisterait à vouloir trouver l'invariant dans l'une de ses variations, que l'on élirait à tort parmi toutes les autres. De Geoffroy Saint Hilaire à Claude Lévi-Strauss, on tente de retracer les jalons d'une lignée restée dans l'ombre, la lignée des penseurs d'un invariant « fantôme ».The aim here is to seek, in the famous quarrel between Cuvier and Geoffroy Saint Hilaire, the almost unnoticed matrix of a central question in the human sciences: the status of the invariant. This question is closely linked to determining the kind of comparatism that one wishes to implement. It is a matter of distinguishing between a de facto invariant and a de jure invariant, by re-expressing in the sciences of language and myth that which may have tilted the debate in favour of a de facto invariant—such as the “mother tongue” or the “Indo–European people”—to the constant detriment of the de jure invariant. This last invariant must remain untraceable, lest there be a misunderstanding that would consist in wanting to find the invariant in one of its variations – which would then be erroneously selected from among all the others. From Geoffroy Saint Hilaire to Claude Lévi-Strauss, the article attempts to trace the milestones of a lineage that has remained in the shadows, the lineage of the thinkers of a “phantom” invariant.
- Ethnophilologie - Carlo Ginzburg p. 157-177 Mon essai porte sur deux cas, deux individus, ayant vécu à peu près à la même époque, entre le XVIe et le XVIIe siècles. L'un est très connu : Garcilaso de la Vega, « El Inca ». L'autre est connu seulement par les spécialistes : John David Rhys. Le premier, fils d'un soldat espagnol et d'une princesse Inca, analysa sa langue maternelle en utilisant la langue de son père, dans laquelle il écrivit ses œuvres historiques. Le second, né au Pays de Galles, étudia la médecine à Sienne, écrivit sur la langue italienne (en latin) et sur la langue latine (en italien) avant de se dédier à l'analyse de sa langue maternelle. Une comparaison entre les deux cas permet d'avancer quelques réflexions d'ordre général.My essay concerns two cases, two individuals, who lived at about the same time, between the sixteenth and seventeenth centuries. One is very well known: Garcilaso de la Vega, « El Inca ». The other is known only by specialists: John David Rhys. The first, the son of a Spanish soldier and an Inca princess, analysed his mother tongue using his father's language, in which he wrote his historical works. The second, born in Wales, studied medicine in Siena, wrote on the Italian language (in Latin) and on the Latin language (in Italian), before devoting himself to the analysis of his mother tongue. A comparison between the two cases allows us to put forward some general reflections.
- Devenir l'autre de l'autre - Patrick Boucheron p. 179-186
Entretien
- Entretien avec Charles Malamoud - Charles Malamoud, Frédéric Fruteau de Laclos p. 189-200
Écho
- Sociologie de la connaissance et connaissance mythique chez les Bantu - Jacqueline Roumeguère-Eberhardt p. 203-215
Image
- Plan des formes, plan des forces - Pauline Nadrigny p. 219-228 Entre Negerplastik (1915) et Afrikanische Plastik (1921), le regard de Carl Einstein s'infléchit. Cet auteur, qui compte parmi les premiers penseurs de l'art africain et de sa portée pour les avant-gardes, passe d'une approche esthétique hors-sol, sans référence aux pratiques et croyances qui donnent corps aux objets, au souci de les rattacher à des aires géographiques et à des styles. Mais son œuvre dépasse le débat attendu entre approches esthétique et ethnologique. Son originalité est d'avoir su penser ces œuvres tout à la fois comme supports de croyance et comme solutions plastiques, en travaillant à partir des concepts et des thèses du formalisme. Cette voie, qui pense la charge spirituelle de l'objet et de son image, permet de comprendre la portée de l'art africain chez les peintres modernes : non sur le plan des formes, comme le voudrait la théorie de l'imitation primitiviste, mais sur le plan des forces, ou plutôt en pensant ce que les formes doivent aux forces.Between Negerplastik (1915) and Afrikanische Plastik (1921), there is a shift in Carl Einstein's perspective. This author, who was one of the first thinkers on African art and its scope for the avant-gardes, avoids a disembedded aesthetic approach lacking reference to the practices and beliefs which give substance to objects, and is instead concerned to connect them to geographical areas and styles. But his work goes beyond the expected debate between aesthetic and ethnological approaches. His originality is to have been able to conceive of these works both as conduits of belief and as plastic solutions, working on the basis of the concepts and theses of formalism. This approach, which reflects upon the spiritual load of the object and its image, makes it possible to understand the scope of African art among modern painters, not in terms of forms, as the theory of primitive imitation would argue, but in terms of forces, or rather by thinking about what the forms owe to the forces.
- Plan des formes, plan des forces - Pauline Nadrigny p. 219-228
Recension
- Hervé Munz, La transmission en jeu. Apprendre, pratiquer, patrimonialiser l'horlogerie en Suisse - Céline Rosselin-Bareille p. 229-232