Contenu du sommaire : Former des élites dans un monde incertain

Ce dossier est consacré à la formation scolaire et universitaire des élites : les difficultés pour accéder aux positions sociales les plus enviables ou s'y maintenir sont plus grandes que jamais dans un monde globalisé, où la concurrence est forte et les statuts jamais définitivement acquis. Elles obligent autant les élèves, les étudiants et leurs familles que les instances de formation (grands établissements d'enseignement secondaire ou supérieur) à user de stratégies parfois sophistiquées pour rester dans la course. Une nouvelle injonction complexifie en outre la tâche des uns et des autres : celle de l'élargissement du vivier de recrutement des futures élites, pour des raisons de justice qui n'oublient pas, comme c'est souvent le cas, la recherche d'une meilleure efficacité.Ce dossier souligne l'amplitude nouvelle de la notion d'élites qui justifie aujourd'hui le recours au pluriel. De moins en moins de nature intellectuelle, de plus en plus de nature sociale, leur segmentation apparaît à ce point importante qu'on peut en déployer tout un spectre qui serait à étudier par pans : élite traditionnelle, nouvelle élite, élite moyenne, voire petite élite, haute élite, etc. Les contributions proposées illustrent et développent cette problématique à partir de plusieurs angles d'attaque qui resituent la situation française dans une configuration de comparaison internationale.

Dès les années 1960, le sociologue américain Ralph Turner distinguait deux modèles idéal-typiques de constitution des élites scolaires régis par des normes de mobilité sociale ascendante distincte : la mobilité par parrainage qui consiste à sélectionner rapidement les futures élites et la mobilité par compétition qui repousse le plus loin dans le temps les processus d'orientation scolaire. À partir des données empiriques apportées par l'enquête PISA sur l'évaluation des acquis des élèves de 15 ans, cette recherche s'interroge sur les facteurs sociétaux et les politiques éducatives pouvant contribuer à la formation des élites scolaires à la fin de l'enseignement obligatoire. S'appuyant sur les travaux de Turner, cet article en particulier analyse les liens existant entre la formation des élites et l'organisation de l'école moyenne en filières ou en tronc commun.

L'objectif de ce travail est d'identifier et d'étudier les formations scolaires d'élite proposées aujourd'hui en France. Nous avons, pour cela, recueilli le point de vue des divers acteurs du système éducatif, parmi lesquels sont privilégiés ici les responsables de très bons lycées publics et privés confessionnels. Ces derniers ont exposé leur politique, tant en matière de recrutement et de constitution des classes que de démocratisation de l'enseignement.De l'analyse de ces discours, il ressort que la recherche d'efficacité et de préservation de la réputation de l'établissement qu'ils dirigent doit se concilier, chez les proviseurs de lycées, avec le souci de justice et d'égalité républicaines et, chez les directeurs d'établissements confessionnels, avec la revendication d'un humanisme chrétien. Accorder ces principes les conduit à tenir un discours en perpétuelle tension et à faire valoir des actions diverses orientées par une volonté démocratisante.

Espaces centraux pour la reproduction des élites scolaires et sociales françaises, les Grandes Écoles et les Classes Préparatoires aux Grandes Écoles (CPGE) cherchent à s'imposer depuis le début des années 2000 comme des lieux d'expérimentation de nouvelles pratiques de lutte contre les inégalités. Elles ont pour cela lancé des politiques innovantes visant à favoriser l'intégration dans des formations d'élite des jeunes de milieu défavorisé qui s'appuient sur le travail d'étudiants-tuteurs. Cet article étudie deux de ces politiques en traitant d'abord de la place du tutorat dans les dispositifs et des caractéristiques et motivations des tuteurs avant de se pencher plus longuement sur les définitions théoriques et pratiques de leurs rôles. Il met l'accent sur les apports et les limites de l'action pédagogique et socialisatrice des étudiants qui s'impliquent dans ces politiques et conclut en indiquant que ces derniers jouent un rôle original dans la reproduction du modèle de formation des élites en France.

Si la réussite scolaire des enfants d'immigrés est souvent qualifiée de paradoxale, c'est pour caractériser un phénomène en rupture avec les régularités sociales observées : les cursus ascensionnels d'une minorité contrastent avec la relégation scolaire de la majorité des enfants de milieu populaire. En cela, l'insistance que mettent les sociologues de l'éducation à dévoiler les variables explicatives du paradoxe apparaît aussi comme un effort pour “retrouver la loi normale” et renouer avec les continuités. La classe préparatoire Spé-IEP, qui nous fournit ici un riche matériau biographique, révèle l'articulation possible d'un modèle de morale éducative des familles populaires avec l'identité subjective que les succès scolaires antérieurs ont pu induire (la confiance dans ses capacités, le sentiment de reconnaissance). Il devient ainsi pertinent d'inverser une problématique classique, en questionnant non plus le poids de l'héritage familial sur la trajectoire scolaire et aussi sur ses ruptures, mais d'envisager l'hypothèse d'une “socialisation continue”, qui considère l'emboîtement des espaces sociaux pour expliquer de manière plus nuancée la complexité des bifurcations (Darmon 2006).

L'École Spéciale Militaire de Saint-Cyr connaît depuis sa création en 1802 des réformes du mode de recrutement des futurs cadres de l'armée de Terre et de la formation qu'ils reçoivent. La réforme de la formation initiale lancée en 2002 transforme en profondeur le dispositif d'enseignement. Elle permet aux élèves d'acquérir une formation pluridisciplinaire et globale dans laquelle la culture militaire et les savoirs académiques forment un continuum. Elle inscrit la nouvelle scolarité dans la dynamique de formation européenne. La refonte de la formation accroît l'ouverture des cursus au monde universitaire, aux grandes écoles et renforce le dialogue entre les futurs dirigeants civils et militaires. L'évolution de la scolarité des futurs officiers confirme la thèse d'une amplification des processus d'internationalisation et d'académisation de la formation délivrée à Coëtquidan en référence à la spécificité militaire.

Plusieurs recherches sociologiques mobilisant des approches différentes ont en France pris pour objet les formations d'élite ; l'article jette un regard sur l'évolution observée. Dans les années 1960 et 1970, la recherche sur les grandes écoles menée par Bourdieu et une équipe de chercheurs a mis en lumière les grandes divisions entre différentes institutions d'enseignement supérieur, le poids de la logique de reproduction ainsi que les effets de la domination sociale et scolaire des grandes écoles. À la fin des années 1980, un réseau, composé de chercheurs de plusieurs pays du Nord et du Sud, a permis de prendre quelques distances avec ce modèle d'explication, pensé à l'échelle nationale, et a amorcé l'étude des processus d'internationalisation. Les transformations récentes des grandes écoles, notamment les expériences d'ouverture sociale interrogent l'idée de justice. Les auteurs des articles réunis ici ont pris la mesure des changements actuels et proposent une nouvelle approche. Une analyse sociologique lucide des transformations à l'œuvre, ne réduisant pas toutes les explications à des rapports de force, évitant le soupçon, attentive aux capacités critiques des acteurs, prenant en compte les exigences de justice et les nouvelles inégalités, se développe.

Au cours des dernières décennies, un élément nouveau apparaît avec force dans les stratégies éducatives des familles brésiliennes appartenant aux milieux sociaux favorisés : le recours de plus en plus fréquent à des expériences internationales de scolarisation, dans le but d'accroître les ressources culturelles des enfants, élevant par là leur compétitivité sur le marché scolaire et sur le marché du travail. À partir de deux enquêtes menées auprès des familles de la ville de Belo Horizonte, cet article examine les discours et les pratiques de socialisation qui s'emploient à produire des enfants “internationalisés”, tout en soutenant l'idée qu'une sorte de “bonne volonté internationale” serait à l'origine de ces stratégies familiales d'acquisition des biens éducatifs internationaux. Nos conclusions portent sur la manière dont ces nouvelles modalités de consommation éducative peuvent s'ériger en facteurs de renouvellement des inégalités sociales d'éducation et en vecteur de nouvelles formes de hiérarchie scolaire.

Les conditions au sein des établissements et le leadership sont notamment au cœur des efforts pour faire évoluer l'enseignement. Si des changements d'organisation et de nouveaux rôles de leadership ont leur importance dans l'innovation éducative, l'essentiel réside apparemment dans la façon dont les pratiques de leadership sont conduites. Ces pratiques n'ont encore reçu qu'un écho limité dans la littérature de recherche. Prenant appui sur les théories de l'activité et de la cognition distribuée, cet article propose une perspective distribuée sur le leadership scolaire comme cadre d'étude des pratiques de leadership. Il part de l'hypothèse que l'interaction entre leaders, suiveurs et environnement constitue le cœur de ces pratiques.

Dans son livre The Higher Learning in America paru en 1918, le sociologue et économiste Thorstein Veblen s'est penché très tôt sur les mécanismes par lesquels les universités américaines étaient en proie à une commercialisation larvée. Près d'un siècle plus tard, son cri de Cassandre rend un son étrange, presque prémonitoire. Cet article entend resituer cet ouvrage majeur, et pourtant trop négligé, dans le fil sinueux de la critique véblénienne de la société d'élite mais aussi dans la conjoncture socio-historique plus générale qui marque l'avènement des entreprises académiques, telles que nous pouvons les observer aujourd'hui. En dernière instance, il s'agit de dresser un tableau nuancé de la pertinence et de l'actualité de Veblen.

La démonstration de l'inefficacité pédagogique relative du redoublement pour remédier aux difficultés scolaires durant la scolarité obligatoire n'est plus à faire. Depuis une quinzaine d'années, des politiques de lutte contre le redoublement sont entreprises en France, au Canada (Québec), en Suisse, dans le canton de Genève ou encore en Belgique francophone. L'article se penche sur les résistances qu'elles suscitent. À partir de la réforme du premier cycle de l'enseignement secondaire belge francophone, il présente un cas emblématique de décalage entre intentions et réalisations en matière de lutte contre le redoublement. L'échec relatif de cette réforme donne à voir l'attachement des enseignants au redoublement. Refusant de réduire cet attachement à une réaction conservatrice ou irrationnelle des enseignants, l'article avance que la légitimité du redoublement à leurs yeux est liée aux fonctions latentes qu'il remplit au sein du système scolaire (gestion de l'hétérogénéité, position des établissements, régulation de l'ordre scolaire, autonomie professionnelle). En conclusion, l'article souligne l'importance de construire les conditions de plausibilité du changement en éducation, lesquelles passent par une compréhension pragmatique de la réalité que vivent les acteurs de terrain et une prise en compte des obstacles institutionnels au changement.