Contenu du sommaire : Artistes / Politiques
Revue | Sociétés & Représentations |
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Numéro | no 11, 2001 |
Titre du numéro | Artistes / Politiques |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
I. Études : 1. Logiques professionnelles et positions politiques
- Présentation - p. 4-11
- Bref impromptu sur Beethoven, artiste entrepreneur - Pierre Bourdieu p. 13-18 Beethoven a pu être un grand innovateur musical parce qu'il a été un grand entrepreneur économique. Son génie économique qui était complètement mis au service d'un projet musical, a consisté à tirer parti, avec un pragmatisme certain, de la coexistence, dans une période de transition, de plusieurs sources concurrentes de revenus alors perçues comme incompatibles, cumulant les profits attachés aux deux univers. La particularité des phases de transition est qu'elles font coexister deux catégories de possibilités qui normalement s'excluent, mais qu'il est possible de cumuler à condition de vouloir et de savoir les concilier pratiquement. À cet égard, Beethoven est un exemple singulier et précurseur de ces grands entrepreneurs économico-culturels, personnages doubles qui parviennent à réunir des choses qui sont constituées socialement, à un certain moment donné du temps, comme contraires.Beethoven was able to be a great musical novator because he was a great economical entrepreneur. His economical genius, which was completely at the service of a musical project, consisted in taking advantage, with a definite sense of pragmatism, of the co-existing - in a period of transition - of several sources of income regarded as incompatible at the time, gathering profits from both worlds. The particularity of the periods of transition is that they allowed the co-existence of two categories of possibilities which normally reject one-another, but which can be cumulated providing one wants to and knows how to conciliate them in a practical way. In this regard, Beethoven is a singular and visionary example of these great economical and cultural entrepreneurs, two-sided characters who manage to put together things that have been socially considered, at a certain time, as opposites.
- De l'usage des catégories de « droite » et de « gauche » dans le champ littéraire - Gisèle Sapiro p. 19-53 L'histoire intellectuelle recourt aux catégories politiques de « droite » et de « gauche » sans s'interroger sur les conditions de leur application aux univers culturels et leur signification sociale. L'article propose une réflexion sur ce thème à partir d'une étude des logiques d'importation du classement politique droite/gauche dans le champ littéraire français et de la manière dont il s'y est acclimaté de la fin du XIXe siècle aux années Cinquante.The intellectual history uses right and left political categories without regard as to their application to cultural worlds and their significance. The article presents an analysis on this topic based on the study of the logic of importation of the political right/left categorisation in the French literary field and of the way this categorisation evolved from the end of the 19th century to the 1950's.
- « L'impureté » consentie. Entre esthétique et politique : critiques littéraires à Radio Free Europe - Ioana Popa p. 55-75 Il s'agit à partir de l'analyse de trois émissions radiophoniques de critiques littéraires réalisées pendant la guerre froide à Radio Free Europe par deux des représentants de l'exil intellectuel roumain en France et destinées au public roumain, de dégager un modèle particulier d'engagement politique, valable dans des conditions spécifiques de surpolitisation du champ littéraire. À partir de l'étude de la trajectoire des deux animateurs, du contenu proprement dit des émissions et de leurs effets de consécration par rapport au champ littéraire roumain, il est possible de faire apparaître comment l'art est mis au service de la politique afin de reconquérir à terme, et par ce moyen même, l'autonomie du champ.Based on the analysis of three radio programs of literary critics during the cold war at Radio Free Europe by two representatives of the Rumanian intellectual exile in France, intended for the Rumanian audience, this article aims at making out a particular pattern of political dedication, sustainable in specific conditions of over-politization of the literary field. From the study of the trajectory of the two broad-casters, of the contents of the programs and of their effects of consecration in relation to the Rumanian literary field, comes out the pattern of how art is submitted to politics in order to reconquer, in the long run, and through this very means, the autonomy of the field.
- Le « néo-polar ». Du gauchisme politique au gauchisme littéraire - Annie Collovald, Érik Neveu p. 77-93 On s'est intéressé à la génération des « créateurs » du « néo-polar » et à leurs romans. Venus de l'extrême gauche issue de mai 1968, ils sont entrés dans le roman noir entre 1979 et 1984 en le redéfinissant en vecteur d'une critique sociale et en lui redonnant des lettres de noblesse à la fois intellectuelles et politiques. C'est cette posture critique qu'on a souhaité étudier. Elle ne renvoie ni à un cynisme affiché ni à un désengagement politique désabusé, elle mêle au contraire désillusions sur la politique telle qu'elle s'exerce et illusions sur celle qui pourrait enfin s'accomplir si les responsables politiques retrouvaient le goût des causes sociales. Comment alors, malgré une reconversion dans un autre univers social que celui où elle s'est originairement constituée, malgré encore le vieillissement social de ceux qui la portent, une telle posture a-t-elle réussi à tenir et à perdurer ? Ni simple fidélité à soi-même ou aux idéaux de sa jeunesse, ni adaptation consciemment pensée au réalisme subversif du genre « noir » : elle forme une solution trouvée puis constamment retravaillée pour gérer les tensions entre une identité politique passée et une fraction de la littérature « non engagée ».The authors focused on the generation of the “creators” of the “new-thriller” and on their novels. Coming from the extreme left wing of May 1968, they got into thriller literature between 1979 and 1984, redefining it as a vector of a social criticism and giving it a both intellectual and political noble status. It is this critical attitude that the authors have wished to study. It doesn't display any outward cynicism or disillusioned political disinvolvement, but rather a mixture of disillusions about politicks as they are and illusions about how they could be if politicians were more concerned with social causes. How comes, then, that in spite of a reconversion in another social background than the one it was originally born from, in spite of the social ageing of those who keep it, such an attitude managed to last? Neither mere faithfulness towards itself or its ideals of youth, nor consciously thought-of adaptation to the subversive realism of the genre: it presents a solution, found and then constantly worked upon, for managing the tension between a passed political identity and a fraction of “non-involved” literature.
- La mémoire entravée. Une trajectoire de libraire et de communiste sous tension - Yasmine Siblot p. 95-119 L?analyse de la biographie de Marguerite M., née en 1925, libraire notamment chez Gallimard puis au PCF, et communiste depuis 1924, permet de réfléchir à travers un cas précis aux modalités complexes des relations entre le champ de l'édition et de la librairie et celui du PCF et de ses organisations. En particulier, c?est l'analyse des difficultés du travail de mémoire provoquées par la réalisation d?une série d?entretiens biographiques supposant un travail de définition de soi et de totalisation, qui révèle l'importance des tensions fortes qui traversent cette double trajectoire, au sein du PCF et des milieux littéraires et qui permet de saisir ses placements et déplacements comme le fruit de transactions complexes. Marguerite M. aménage sa double position de façon à concilier deux exigences, celles de la fidélité au PC et de l'autonomie professionnelle, à travers une carrière politique très modeste et une carrière professionnelle discrète.The analysis of the biography of Marguerite M., born in 1925, a book seller at Gallimard, then at the P.C.F. (French Communist Party), and a communist since 1924, allows to think, through a precise case, over the complex modes of relation between the field of publishing and the book store and the field of the P.C.F. and its organisations. It is, in particular, the analysis of the difficulties of the memory effort provoked by the achievement of a series of biographic interviews, that suppose a work of self-definition and totalling, which reveal the importance of the strong tensions crossing this double course, inside the P.C.F. and the literary milieu, and which leads to analyse its movements as the result of complex transactions. Marguerite M. organises her double position so as to conciliate two demands: loyalty to the Communist Party and professional autonomy, through a very modest political career and a discreet professional career.
- Le droit a l'innocence. Le discours litteraire face a l'epuration (1944-1953) - Anne Simonin p. 121-141 La fin de la Seconde Guerre Mondiale place les écrivains français qui ont opté pour la collaboration avec l'Allemagne dans le sillage du régime de Vichy pendant l'Occupation, dans une étrange position. Obligés de reconnaître leur défaite - nombre d'entre eux sont inquiétés, déférés devant les tribunaux mis en place par l'épuration - ces écrivains n'entendent cependant pas reconnaître qu'ils ont eu tort, que leurs choix idéologiques en faveur d'une Europe les rendent solidaires d'une politique dont la découverte des camps de concentration révèle l'horreur absolue. Revisitant l'histoire, ces écrivains instrumentalisent le passé pour se dédouaner des conséquences présentes de leur engagement. Et si le « roman historique », ce genre apparemment mineur qui fleurit dans les années Cinquante en France, était tout autre chose qu'un divertissement érudit, mais au contraire une machine politique destinée à inventer un droit nouveau, un « droit à l'innocence » que seule la littérature est à même de garantir quand la réalité historique en dénie l'existence ?The end of World War II puts French writers who chose collaboration with Germany and followed in the wake of the Vichy regime during Occupation in a strange position. Compelled to admit defeat - a number of them are targeted, handed over to tribunals set up during the purge - these writers do not, however, intend to admit that they were wrong, that their ideological choices favouring one Europe make them condone a policy whose discovery of concentration camps reveals the absolute horror. Revisiting history, these writers time the past accordingly to clear themselves of the present consequences of their involvement. And what if the “historical novel”, this apparently minor genre that flourished during the 1950's in France, was anything else but an erudite entertainment, but, on the contrary, a political machine meant to invent a new right, a “right to innocence” that only literature may guarantee when historical reality denies its very existence?
- Le double « je » de Christine Angot : sociologie du pacte littéraire - Éric Fassin p. 143-166 La sociologie de la littérature peut se donner pour objet, à l'articulation d'approches « interne » et « externe », le pacte littéraire qui prédéfinit la lecture - ainsi avec Michel Houellebecq ou Christine Angot, qui semblent désarmer la critique. On montre ici comment Angot condamne au silence la sociologie, « externe » ou « interne ». D'une part, le battage médiatique et le marketing littéraire sont déjà analysés dans les médias et la littérature. D'autre part, si Christine Angot propose bien un discours politique, en particulier sur l'homosexualité, l'analyser politiquement semblerait naïf, comme si l'on méconnaissait sa nature littéraire : l'œuvre revendique en effet l'autonomie de la fiction, quitte à bénéficier aussi de l'autorité de la réalité. Autrement dit, le pacte littéraire rend impossible tout commentaire, sinon du pacte lui-même, dont l'efficacité tient au contexte d'une culture de la littérature qui, en France aujourd'hui, permet de rendre compte du monde sans lui rendre de comptes.The object of the sociology of literature may be, within “intern” and “extern” approaches, the literary pact which pre-defines reading - so it is with Michel Houellebecq or Christine Angot, who seem to disarm criticism. The point here is to show how Angot condemns sociology to silence, be it “extern” or “intern”. On one hand, the media hype and literary marketing are already analysed in the media and in literature. On the other hand, if Christine Angot does propose a political discourse, particularly about homosexuality, to analyse it in a political way seems naive, as if one would disregard its literary nature : the work indeed demands the autonomy of fiction, even if it also entails the authority of reality. In other words, the literary pact makes any commentary impossible, if not of the pact itself whose inefficiency owes to the context of a culture of literature which, in France, today, allows to report about the world without being accountable.
I. Études : 2. Ambiguïtés et incertitudes des politiques publiques
- Art, politisation et action publique - Pierre-Michel Menger p. 167-204 L'action culturelle publique a progressivement fait droit à des conceptions divergentes de l'art et de la culture, l'une étant universaliste et reliant l'innovation à la démocratisation, l'autre étant différentialiste et relativiste et accréditant la pluralité non hiérarchisable des formes artistiques. Qu'advient-il de ces divergences dans l'action culturelle publique et dans la politisation de la sphère artistique ?L'une des apories principales de la politique culturelle publique concerne l'écart entre l'artiste novateur et la collectivité, tel qu'il peut être vu depuis les deux versants de la demande (fonction de démocratisation) et de l'offre (fonction de soutien à la création). Cet écart a fait l'objet soit d'une défense aristocratisante et pessimiste (la modernité baudelairienne), soit d'une rationalisation politico-esthétique (le principe d'avant-garde), mais pose dans les deux cas la question de la divergence entre dynamique de création et dynamique de consommation. Cet écart met en évidence l'un des paradoxes constants de l'identification de l'innovation avec l'émancipation socialement et politiquement progressiste : ce sont les classes supérieures qui fournissent les soutiens les plus constants à l'audace artistique, alors même que le mouvement en art a pour socle idéologique et politique l'opposition à la domination bourgeoise. La dualité de la valeur d'originalité en art - héroïsme aristocratique du novateur frondeur ou individualisme démocratique de l'artiste expressif - désigne deux postulations divergentes de la politisation de l'art, qui forment deux réponses aujourd'hui superposées à ce paradoxe.Cultural public action has progressively allowed diverging views about art and culture, one universalist and linking innovation to democratisation, the other, differentialist and relativist, advocating a non-hierarchisable plurality of artistic forms. What happens to these differences inside the cultural public action and politization of the artistic sphere? One of the major unsolvable difficulties of the cultural policy is the discrepancy between the artist as a novator and the public at large, which can be seen from both sides of the demand (function of democratisation), and of the supply (function of support to creation). This discrepancy has been the object of an aristocratic and pessimistic defence (the Baudelarian modernity) or the politico-aesthetical rationalisation (the principle of avant-garde), but raises, in both cases, the question of the divergence between the dynamics of creation and the dynamics of consumption. This divergence testifies of the constant paradoxes of the identification of innovation with regard to the socially and politically progressist emancipation: the upper classes are the ones who supply the strongest support to artistic audacity, whereas the movement in art has for very base-both ideological and political, the opposition to the predominance of the bourgeoisie. The duality of the value of originality in art- aristocratic heroism of the banterer novator, or democratic individualism of the expressive artist - points to two diverging postulations of the politization of art, which offer two answers, now superimposed to this paradox.
- Quel théâtre pour la République ? Victor Hugo et ses pairs devant le conseil d'État en 1849 - Gilles Malandain p. 205-227 L'article s'attache à rappeler et à mettre en perspective le projet qu'Hugo proposa en septembre 1849 au Conseil d'État de la Seconde République lorsque celui-ci chargé de la préparation de la loi sur les théâtres attendue depuis la révolution de Février, invita une trentaine de personnalités du monde théâtral à s'exprimer sur les questions en débat : la censure et le système des privilèges qui limitait le nombre de scènes. L'analyse de toutes ces interventions permet d'abord de faire apparaître les principales lignes de partage : la censure préalable et, plus que la « liberté industrielle », la possibilité d'une politique culturelle de l'État favorisant l'accès du peuple au(x) « grand(s) » théâtre(s). Dans ce contexte, Hugo faisait partie d'un groupe « démocrate » minoritaire, et son appel à un théâtre « magnifiquement subventionné » pour offrir les plus grands auteurs au plus large public, n'avait aucune chance d'aboutir. Pas plus sous la République que sous la monarchie, lorsqu'ils menaient, derrière l'auteur d'Hernani, la bataille du drame, les romantiques ne purent transformer le théâtre de leur temps. Quand vient l'heure d'un « théâtre national populaire » pourtant, et malgré l'oubli qui avait frappé entre-temps ses efforts, Hugo resurgit au panthéon de Jean Vilar.This article aims at reminding and putting in perspective the project which Victor Hugo submitted in September 1849 to the State Council of the 2nd Republic when, entrusted with the proposal of a law governing theatres and expected since the February Revolution, he invited about thirty theatre personnalities to express their views on the debated issues: censorship and the system of privileges limiting the number of scenes. The analysis of all these views first allows to clarify the main dividing lines: preliminary censorship and, more than “industrial freedom”, the possibility of a state cultural policy easing the access to “great theatre(s)” to the populace. In this context, Hugo was part of a “democrat” minority group, and his call for a “magnificently subsidised” theatre meant to offer the greatest authors to the widest audience, had no chance to succeed. No more under the Republic than under the monarchy, when they spear-headed, behind the author of Hernani, the drama battle, were the Romantics ever able to transform the theatre of their era. Yet, when the time comes for a “national popular theatre” and in spite of the memory lapse which had meanwhile hindered his efforts, Hugo is born again in Jean Vilar's pantheon.
- Le ministère des arts (1881-1882) ou l'institutionnalisation manquée d'une politique artistique républicaine - Vincent Dubois p. 229-261 Cet article retrace les conditions socio-historiques, les modalités de création et, finalement, la disparition précoce du ministère des Arts (1881-1882). Seul département ministériel spécifiquement consacré aux questions artistiques sous la IIIe République, cette institution objective une politique artistique « républicaine », rendue pensable et possible par une conjoncture politique exceptionnelle (le « grand ministère » de Gambetta), et l'alliance d'agents des champs politique et artistique (impressionnistes, promoteurs des arts décoratifs). Le ministère se fonde ainsi sur deux principes : la « liberté de l'art » - défendue par les premiers - et surtout « l'unité des arts » que les seconds appellent de leurs vœux. En inscrivant dans l'ordre bureaucratique ces nouvelles manières de voir les questions artistiques, les réformateurs du ministère des Arts espèrent transformer les représentations et l'organisation sociales de l'art. Mais pris dans des concurrences tant politiques et bureaucratiques qu'artistiques, ils échouent dans leur entreprise institutionnelle et, plus généralement, dans leur tentative de redéfinition des frontières de l'art. Au delà de son objet empirique, cet article propose ainsi une réflexion plus générale sur les relations à double sens qu'entretiennent les catégories d'État et les classifications sociales.This article retraces the socio-historical conditions, the modes of creation, and, finally, the early disappearance of the Ministry of Arts (1881-1882). The one and only ministerial department specifically dedicated to artistic issues under the Third Republic, this institution offers a “republican” artistic policy, made thinkable and possible by an exceptional political junction (Gambetta's “great ministry”) and the alliance of agents from political and artistic fields (impressionists, promoters of decorative arts). Thus, the ministry bases itself on two principles: the “freedom of art” - advocated by the first ones - and, above ail, “the unity of arts“, called for by the second ones. By including in the bureaucratic order these new views about artistic issues, the reformers of the ministry of Arts hoped to transform the social representations and organisation of art. But, entangled in political as well as bureaucratic competitions, they failed in their institutional enterprise, and, more generally, in their attempt at redefining the limits of arts. Beyond its empirical object, this article proposes a more general reflection about the double-sided relations between State categories and social classifications.
- La guerre des statues. La statuaire publique, un enjeu de violence symbolique : l'exemple des statues de Jeanne d'Arc à Paris entre 1870 et 1914 - Christel Sniter p. 263-286 La statuaire publique constitue un enjeu symbolique de pouvoir, un écran sur lequel se projettent des tensions politiques et sociales. L'étude des statues de Jeanne d'Arc érigées à Paris entre 1870 et 1914, période de la statuomanie, le montre avec acuité. Alors que tout s'accordait à faire de Jeanne d'Arc une figure du rassemblement, ses statues furent au contraire l'objet de conflits symboliques, voire physiques, et furent emportées dans les déchirements idéologiques de la guerre des deux France. Apparaît également une autre dimension qui mérite d'être mise en lumière : c'est la capacité de projection et d'identification des femmes à la figure de Jeanne d'Arc.Public statuesque is a symbolic stake of power, a screen on which political and social tensions are projected. The study of the statues of Joan of Arc erected in Paris between 1870 and 1914, a period of statue-mania, is a clear example of it. While everything tended to make Joan of Arc a figure of consensus, her statues, on the contrary, were the object of symbolic, even physical violence, carried away by ideological conflicts. Another dimension is also revealed: the ability of women to project and identify themselves to the figure of Joan of Arc.
- « Poser du Tricostéril sur la fracture sociale ». L'inscription des établissements de la décentralisation théâtrale dans des projets relevant de la politique de la ville - Alice Blondel p. 287-310 Le développement des volets culturels de la politique de la ville conduit les responsables des établissements culturels subventionnés et les artistes à prendre en charge des démarches liant création artistique et dimension sociale. Dans le spectacle vivant plus particulièrement, des projets sont ainsi mis en place pour répondre à l'injonction des hommes politiques faite aux metteurs en scène et responsables culturels de contribuer à « renforcer la cohésion sociale », en contrepartie des financements versés, induisant en cela un très net infléchissement dans les axes de la politique de démocratisation culturelle défendue jusque là. Mais artistes et responsables culturels détournent ces projets pour les mettre au service de leur démarche propre et les rapatrient de la sphère sociale ou politique à la sphère artistique. La réalisation de ces projets ne reflète donc pas une convergence de points de vue mais plutôt des intérêts respectifs des hommes politiques et des artistes, chacun recourant ensuite à des registres de légitimation bien différents.The development of cultural projects issued by city policy leads executives of subsidised cultural institutions and artists to take charge of the concepts linking artistic creation with social dimension. In live performances more particularly, projects are carried out to meet the demands of the politics toward stage directors and cultural executives to contribute to “the reinforcement of social cohesion” as counterpart to subsidies, thus inducing a definite downward curve in the axes of the cultural democratisation policy defended so far. But artists and cultural executives hijack these projects to suit their own thought process and bring them back from the social or political sphere to the artistic sphere. The achievement of these projects does not, therefore, reflect a convergence of points of view but rather the respective vested interests of politicians and artists, each having afterwards very different ways of legitimating.
- Ce que la sociologie fait à l'art contemporain - Nathalie Heinich p. 311-323
- Le style du commissaire. Aperçus sur la construction des expositions d'art contemporain - Morgan Jouvenet p. 325-348 À partir d'une enquête réalisée dans un musée parisien, l'article interroge les pratiques professionnelles des commissaires d'exposition en art contemporain. La préparation de ces manifestations, processus laissant une large place à la coopération entre artistes et commissaires, conduit à s'intéresser aux modalités de leurs échanges, plutôt qu'à l'analyse des conditions des pleins pouvoirs du commissaire. L'apprentissage de celui-ci s'effectue au contact des plasticiens et des œuvres. Impliquant une importante mobilité, il aiguise leurs capacités à faire - et à justifier - des choix à partir de l'observation couplée du travail de l'artiste et de son contexte. Cet empirisme renvoie à un outillage conceptuel pour partie commun aux acteurs des mondes de l'art contemporain. Les expositions sont ainsi l'occasion de « populariser » certaines tendances interprétatives au détriment d'autres, et, par là, de dynamiser ces univers. De son côté, à partir de ces outils communs et à travers ses choix, le commissaire s'attache un style à la fois lisible et singulier, à travers lequel s'inscrivent et s'affichent ses manières de faire.From a survey carried out in a Parisian museum, the article studies the professional practices of the commissaries of modern art exhibitions. The planning of these exhibitions, a process requiring an important co-operation between artists and commissaries, leads to taking a closer look at the modes of co-operation, rather than at the analysis of the conditions of the full powers allotted to the commissary. The training of the latter is achieved by direct contacts with plasticians and their work. Implying great mobility, it sharpens their abilities to make - and to justify - choices by cross-observing the work of the artist and his/her context. This empirism testifies of a conceptual method, partly common to the actors of modern art worlds. The exhibitions are thus an opportunity to “popularise” certain interpretative trends rather than others, and therefore, to boost those spheres. The commissary, for his part, with these common methods and through his choices, creates his own style, both readable and singular, by which he inscribes and displays his working ways.
- Art, politisation et action publique - Pierre-Michel Menger p. 167-204
II. Dossier : 1. Pistes : La construction politique de l'identité esthétique
- Les réalisateurs communistes à la télévision. L'engagement politique : ressource ou stigmate ? - Isabelle Coutant p. 349-378 De 1950 jusqu'aux premières années de la décennie Soixante-dix, malgré le contrôle des informations télévisées par le pouvoir gaulliste dès 1958, les réalisateurs communistes ont été nombreux et influents à la télévision française. Sortant pour la plupart de l'IDHEC, démunis des ressources nécessaires pour entrer dans le monde du cinéma, ils ont mobilisé leurs ressources politiques et syndicales pour se faire une place dans le champ artistique, obtenant le statut d'auteurs en 1963 : dans des univers professionnels en formation, l'engagement politique serait ainsi source d'autonomie. Reconnus comme artistes, ces réalisateurs se devaient aussi d'être reconnus comme intellectuels communistes. Convaincus de l'importance de la télévision comme vecteur d'éducation populaire, ils ont tenté d'intéresser la fraction dirigeante du PCF aux « programmes ». Mais celle-ci, focalisée sur les enjeux du journal télévisé, tenue de régler les conflits entre les réalisateurs et les techniciens, sans doute agacée par la « prétention » des premiers au statut de « conseillers du prince » n'a pas répondu à leurs attentes. À partir des années Soixante-dix, l'audimat et la publicité occupent une place croissante et les réalisateurs communistes qui ne s'adaptent pas aux nouvelles règles du champ sont écartés.From 1950 to the early 1970's, in spite of the censorship on television news broadcast imposed by the Gaullist power as soon as 1958, communist stage directors were numerous and influent on French television. Most of them had completed their studies at the IDHEC national cinema school, and lacked the necessary resources to work in cinema; they, therefore gathered their political and unionist resources in order to find a place in the artistic world, succeeding in getting the statute of authors in 1963: inside professional worlds in the making, political involvement would then be a source of autonomy. Acknowledged as artists, these directors had also to be acknowledged as communist intellectuals. Convinced that television was an important vector for popular education, they tried to get the heads of the French Communist Party interested in the “programs”, but those heads, focused on the stakes of the TV news, required to solve conflicts between directors and technicians, and doubtless annoyed at the “pretension” of the directors to be the “prince's advisors“, didn't meet their expectations. From the 1970's onwards, audience ratings and advertising have been taking a growing importance, and the communist directors who wouldn't adapt to the new rules were discarded.
- Un théâtre de contrebande. Quelques hypothèses sur Vitez et le communisme - Benoît Lambert, Frédérique Matonti p. 379-406 Au regard des règles de fonctionnement des univers artistiques, la trajectoire d'Antoine Vitez est paradoxale. En effet, tard venu à la mise en scène, resté longtemps aux marges de l'univers théâtral, celui-ci a pourtant profondément bouleversé le métier de metteur en scène, conférant notamment à celui-ci une identité pleinement artistique. Cette trajectoire est d'autant plus étonnante que Vitez use non seulement du réseau communiste en s'implantant, grâce à l'appui d'Aragon, dans la municipalité d'Ivry, ce en quoi il se rapproche des autres metteurs en scène de la décentralisation en banlieue, mais encore des schèmes de pensée acquis dans l'univers communiste. Ce sont en effet toutes les règles du codage et du décodage propres à la « littérature de contrebande » et plus largement à la « langue » de cette organisation partisane, que Vitez - qui fut longtemps traducteur -, transpose dans l'univers artistique pour se constituer un répertoire, - et ici sa référence à Meyerhold et sa subversion du brechtisme sont centrales - promouvoir un enseignement et un corps vitéziens, et surtout conférer à l'activité de mise en scène sa pleine dignité artistique.In regard to the working rules in artistic spheres, Antoine Vitez's trajectory stands as paradoxical. Although he started late in life as a stage director, remaining at the fringe of the theatrical milieu for a long time, he deeply disrupted the profession of director, giving it, notably, a fully artistic identity. This trajectory is all the more surprising that Vitez not only uses the communist web by settling - thanks to Aragon's support - in the city of Ivry, by which he gets closer to other directors approving the decentralisation in suburban areas, but also the schemes of thought acquired in the communist sphere. Vitez, who had been a translator for a long time, transposes indeed ail the rules of coding and decoding, particular to the “smuggled literature” and, more widely, the “language” of that partisan organisation, to the artistic world, in order to constitute himself a repertoire, -and here his reference to Meyerhold and his subversion of Brechtism are central- to promote “vitezian” education and body, and, above all, to bestow on the activity of stage director its full artistic dignity.
- Bohème militante, radicalité musicale : un « air de famille ». La sensibilité des musiques improvisées au militantisme radical - Olivier Roueff p. 407-432 Les « musiques improvisées » désignent des dispositifs musicaux constitutifs d'une sorte d'« avant-garde » du jazz en France héritée du free jazz afro-américain. À partir d'une enquête ethnographique réalisée parmi quelques uns de leurs réseaux d'interconnaissance, l'article s'interroge sur l'atmosphère politisée qui y règne. L'analyse d'un entretien particulièrement significatif conduit ainsi à identifier, plutôt que des logiques d'instrumentalisations croisées, des « points de passage » de l'un à l'autre. Les formes dominantes d'action et d'interrelation en vigueur au sein des deux univers constituent en effet, au-delà de différences indéniables, des analogies pratiques dont l'effectivité permet de rendre compte d'un « air de famille » et, partant de la fréquence de leurs connexions. Ces « passages obligés » analogues organisent un ensemble de situations probables qui requièrent des compétences et des schèmes d'action suffisamment proches pour que les cheminements d'un monde à l'autre soient peu exigeants en termes d'apprentissage et d'ajustement, et pour qu'une personne soit susceptible de se retrouver dans l'un comme dans l'autre.“Improvised musics” consist in musical dispositions which are part of a kind of jazz “avant-garde” in France inherited from Afro-American free jazz. Based on an ethnographic study carried out among inter-relational webs, the article questions the political atmosphere in this sphere. In this regard, the analysis of a particularly significant interview leads to identify “passing points” rather than logics of crossed instrumentalisation. The predominant forms of action and of inter-relation taking place inside both worlds, indeed show, beyond undeniable differences, practical analogies, the effectivity of which allows to account for a “family resemblance” and, therefore, for the frequency of their connections. These analogical “compulsory passages”, organise a cohesion of likely situations which require competencies and schemes of action close enough to enable going from one world to the other in a not very demanding way in terms of learning and adjusting, so that a person might be able to feel at ease in either worlds.
- Des artistes pour la Padanie. L'art identitaire de la Ligue du Nord - Martina Avanza p. 433-453 La Ligue du Nord est un parti politique italien qui milite pour l'indépendance de l'Italie septentrionale, rebaptisée Padanie. Pour légitimer cette revendication et combler le vide identitaire de son projet, les idéologues léguistes se sont engagés dans une grande opération d'invention de la « culture padane ». Parmi les nombreuses ressources mobilisées dans ce processus, l'art a une place importante. Les œuvres d'art peuvent en effet se révéler un support particulièrement performant : elles rendent visible, sonore, palpable la « padanité » et par là-même la font exister. Cet article s'attache à comprendre comment la Ligue du Nord instrumentalise l'art pour atteindre son projet politique, et tente également, à travers l'analyse de leurs trajectoires et de leurs œuvres, de saisir qui sont les artistes qui adhèrent à l'indépendantisme. Fournissant une appartenance valorisante à des artistes “provinciaux” en quête d'une réparation symbolique, la Ligue les transforme en militants fidèles et en constructeurs de padanité infatigables.The North League is an Italian political party advocating the independence of southern Italy, renamed Padania. In order to legitimise this revendication and fill the identity gap of their project, the ideologists of the League have started a great plan of invention of “Padanian culture”. Among the numerous resources mobilised, art plays an important part. Pieces of art can indeed represent a particularly efficient medium: they give visibility, sound and body to “padanity”, thus making it exist. This article endeavours to understand how the North League instrumentalize art in order to complete its political project, and also tries, through the analysis of their trajectory and work, to get better acquainted with the artists who fight for independence. By giving a rewarding identity to “provincial artists” craving for symbolic compensation, the League turns them into faithful militants and hard-working builders of padanity.
- Être écrivain en mai-68. Quelques cas d'« écrivains d'aspiration » - Boris Gobille p. 455-478 À partir d'une analyse des lettres d'adhésion reçues en 1968-1969 par l'Union des Écrivains - groupe constitué à la faveur des événements de Mai-68 qui se proposait de transformer les conditions sociales de l'écriture -, il s'agit de dégager quelques logiques de rencontre entre crise politique et crises personnelles. Ces lettres ont été écrites pour l'essentiel par des « écrivains d'aspiration » ayant échoué dans leurs tentatives de publication. Elles laissent apparaître comment l'utopie créatrice soixante-huitarde (« tout le monde est créateur ») et sa dénonciation des instances légitimes de certification de la valeur littéraire peuvent constituer des appuis de sens dépersonnalisant la souffrance et l'échec littéraires en les connectant à des critiques politiques générales du « système des lettres » et du système capitaliste. L'Union des Écrivains apparaît alors souvent, aux yeux de ces écrivains d'aspiration, comme une communauté possible, pluriellement investie mais toujours perçue comme ressource contre l'inexistence littéraire. Enfin, cet exemple permet de s'interroger sur le rôle de l'action collective, productrice de sens et de certitude, pour des acteurs confrontés aux incertitudes de la vie d'artiste.From an analysis of subscription letters received in 1968-1969 by the Union of Writers - a group founded during the upheavals of May-1968 whose goal was to transform the social conditions of writing -, the point of the article is to make out a few patterns of encounter between political crisis and personal crisis. Most of these letters were written by “aspiration writers” who had failed to get published. They reveal how the creative utopia of May 68 (“everybody is a creator”) and its denunciation of the legitimate instances of certification of literary value, can be supports of meaning, depersonalising the literary pain and failure by Connecting them with general political criticism of the “system of literature” and of the capitalist system. The Union of Writers then often appears, for these aspiration writers, as a possible community, plurually invested but always perceived as a resource against literary non-existence. At last, this example may enable one to question the role of collective action, producing meaning and certainty, for actors faced with the uncertainties of an artist's life.
- Les réalisateurs communistes à la télévision. L'engagement politique : ressource ou stigmate ? - Isabelle Coutant p. 349-378
II. Dossier : 2. Lectures
- Lectures - p. 479-495
II. Dossier : 3. Bibliographie
- Bibliographie - Olivier Roueff p. 497-514
III. Hors-cadre
- La socialisation, entre famille et école. Observation d'une classe de première année de maternelle - Muriel Darmon p. 515-538 Quelles sont les formes prises par la socialisation scolaire dans l'univers scolaire particulier qu'est une classe de première année d'école maternelle ? Parmi les processus qui construisent la non-équivalence des socialisations familiales au regard de l'école, la psychologisation des différences entre enfants joue un rôle capital dans la retraduction de la hiérarchie sociale en hiérarchisation scolaire. L'étude de la socialisation scolaire en maternelle se doit également de prendre en compte la diversité de ses agents, à savoir l'institutrice et l'ASEM, ainsi que les luttes auxquelles ils se livrent autour de la légitimité à socialiser. Enfin, le rapport entre l'école et la famille est en partie construit par la socialisation scolaire elle-même, qui assure l'intériorisation d'une distinction entre ces deux univers et corrélativement celle de la légitimité scolaire.What are the forms taken by school socialisation in the particular scholar world of a first year at kindergarten? Among the various processes that build the non-equivalence of family socialisation in regard to school, the psychologisation of the differences between children plays a major role in the re-translation of social hierarchy into scholar hierarchisation. The study of school socialisation in kindergarten must also take into account the diversity of its agents, namely the school-teacher and the ASEM, as well as their struggles around their legitimacy to socialise. Lastly, the relation between school and family is partly built by school socialisation itself, which creates the interiorisation of a distinction between these two worlds and in correlation, the interiorsiation of the legitimacy of school.
- La socialisation, entre famille et école. Observation d'une classe de première année de maternelle - Muriel Darmon p. 515-538